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« Femmes d’Etat. L'art du pouvoir, de Cléopâtre à Angela Merkel » est publié sous la direction d’Anne Fulda aux éditions Perrin.
« Femmes d’Etat. L'art du pouvoir, de Cléopâtre à Angela Merkel » est publié sous la direction d’Anne Fulda aux éditions Perrin.
©GEOFF CADDICK / AFP POIDS FICHIER/PIXELS/DPI

Bonnes feuilles

« Femmes d’Etat. L'art du pouvoir, de Cléopâtre à Angela Merkel » est publié sous la direction d’Anne Fulda aux éditions Perrin. Cet ouvrage dresse les portraits politiques et intimes de femmes illustres et décrypte leur façon d'exercer le pouvoir au quotidien et leur gestion des grandes crises. Extrait 1/2.

Anne Fulda

Anne Fulda

Anne Fulda est grand reporter et responsable de la rubrique Portraits au Figaro. Elle a publiéUn président très entouré (Grasset) et François Baroin, le faux discret (JC Lattès).

Voir la bio »

Elle est LA reine. La reine universelle. Une sorte de produit générique de la monarchie. Une souveraine dont on n’a même pas besoin de préciser le pays sur lequel elle règne tant elle se confond avec lui, tant elle incarne le Royaume-Uni. Élisabeth II est indéniablement une star internationale –  oui, une star, qui rayonne, se pare de ses plus beaux atours pour être vue et fait preuve d’un sens de la mise en scène hors pair. Les années passent et elle est toujours là. Impassible, comme éternelle. Immobile à grands pas. Illustration féminine de cette fameuse réplique du comte Salina (Burt Lancaster) dans Le Guépard : car, pour la reine, « il faut que tout change pour que rien ne change ». Et ce malgré l’évolution du monde, la disparition d’êtres chers, malgré les tabloïds, les réseaux sociaux, la fin de l’Empire britannique, le Brexit, l’avènement d’une société multiculturelle, la libération des mœurs qui a rendu les divorces banals jusqu’au sein de la famille royale. Malgré, aussi, le mariage en 2018 de l’un de ses petits-fils, le prince Harry, avec une Américaine métisse et divorcée… Malgré tous ces événements, et bien d’autres, la vie de la reine Élisabeth II continue donc vaille que vaille à l’identique – ou presque – depuis soixante-dix ans. Laissant apparaître en pointillés le portrait d’une reine tout en contrastes.

Royale et rurale. Distante et familière. Accessible et lointaine. Ancrée dans le passé, les traditions et le décorum, mais s’étant adaptée aux évolutions de l’époque, aux impératifs de la communication moderne, parfois à contrecœur. Conservatrice et réformiste. Apparemment dépourvue de toute forme d’hubris et, dans le même temps, accolant son nom à un nombre incalculable d’institutions, de théâtres, d’orchestres symphoniques et de compagnies de danse jusqu’au gouvernement de Sa Majesté. Une souveraine dispendieuse pour célébrer le faste royal, et économe, détestant le gaspillage dans la vie quotidienne, comme la petite fille qu’elle était, qui gardait les papiers d’emballage de ses cadeaux. Une dirigeante d’une courtoisie extrême, ne manifestant jamais la moindre impatience dans le flot continu d’obligations que le protocole lui inflige, mais sachant trancher, prendre des décisions parfois brutales, voire douloureuses, au détriment de sa famille. Par devoir. Pour sauvegarder la Couronne. Sans jamais se plaindre. Never complain, never explain : une évidence. Une règle de vie.

Le roc

Pas de doute, Élisabeth  II est une « icône » planétaire des temps modernes qu’accompagne depuis des années un cortège de clichés mêlant folklore et protocole. Pêle-mêle s’y retrouvent ses corgis, ses pur-sang, son gin tonic, ses châteaux, ses carrosses, ses Rolls, ses tenues en Technicolor, ses bibis, son collier de perles à trois rangs, ses tiares et couronnes, ses sacs –  qui, lorsqu’ils passent d’un bras à l’autre, signifient qu’elle souhaite mettre fin à un entretien ennuyeux  –, sa collection de timbres, son royal salut dispensé d’une main gantée, son goût pour les puzzles, les jeux de société, son réveil sous les fenêtres de Buckingham par une aubade de cornemuse, sa difficulté à s’entendre avec ses brus successives… Il y a aussi ses habitudes immuables : l’été à Balmoral, Noël et Pâques à Sandringham, le reste de l’année à Buckingham. Le derby d’Epsom et Royal Ascot en juin. Et sa participation, une fois par an, à la seule association dont elle est membre, le Women’s Institute de West Newton, dont la vocation est de « conserver une Angleterre verdoyante et aimable ».

Les années passent et Élisabeth II demeure donc presque inchangée. Un peu plus voûtée par le poids des ans. Tel un point fixe au milieu d’un tourbillon de mutations, notamment politiques. Elle « a su préserver l’aura de la couronne en suivant la marche du monde », résume Tony Blair. La souveraine aura tout vu : la Seconde Guerre mondiale qui la marquera profondément, la guerre froide, la crise de Suez, de Cuba, la décolonisation et la désagrégation de l’Empire britannique, la chute du mur de Berlin, la montée des nationalismes écossais et irlandais (elle effectue en 2011 la première visite officielle en Irlande depuis la guerre d’indépendance), la guerre des Malouines, la guerre en Irak, l’adhésion à la CEE en 1973, puis le Brexit, la guerre en Ukraine. Elle aura également vu le premier homme marcher sur la Lune, l’explosion des années 1960, le Swinging London, la libération des mœurs, la minijupe, les Beatles (qu’elle décore en 1965), les Rolling Stones, la révolution numérique…

À l’arrivée, un règne qui marque l’histoire, avec des années fastes et d’autres moins, comme cette fameuse année 1992, à tout jamais ancrée dans les mémoires comme l’annus horribilis, car marquée par l’échec des mariages de trois de ses enfants, mais aussi par l’incendie du château de Windsor (qui la conduira à accepter, comme le commun des mortels, de payer des impôts). Une vie ponctuée, comme celle de n’importe qui, par des peines et des drames (le décès prématuré de son père George VI en 1952, la mort de son mentor Churchill en 1965, celle de Lady Di en 1997, celle de lord Mountbatten, assassiné par l’IRA, celle de sa sœur Margaret), comme de grands bonheurs. Notamment celui d’avoir été apparemment une femme amoureuse de son mari, depuis qu’elle l’a rencontré, lorsqu’elle avait 13 ans et lui 18, au collège naval de Dartmouth (le prince Philip est décédé le 9 avril 2021).

Lorsqu’on évoque Élisabeth II, la reine « qui ne voulait pas être reine », selon le titre du livre de Marc Roche, les superlatifs pleuvent souvent. Quarantième souveraine du royaume britannique depuis Guillaume le  Conquérant, elle est celle qui est restée au pouvoir le plus longtemps : soixante-dix ans depuis le 6 février 2022, soit presque autant que Louis XIV (1638-1717), mais plus que François Joseph et même que son aïeule la reine Victoria.

Élisabeth II est par ailleurs la monarque la plus célèbre de la planète ; celle qui, depuis qu’elle est montée sur le trône, a été probablement la personne la plus photographiée au monde. Elle n’est plus la femme la plus riche du royaume mais demeure l’une des plus fortunées (en 2019, selon le classement du Sunday Times, elle arrivait en 356e   position) et reste l’étendard de cette machine à rêves qu’est la monarchie britannique, une force d’attraction économique, touristique et symbolique pour tous ses adeptes. Un instrument de ce fameux soft power si difficilement définissable. Elle est aussi – ce que l’on sait moins – l’une des personnes les mieux informées du royaume. Car si, selon la formule consacrée, Élisabeth II « règne, mais ne gouverne pas », elle dispose, grâce aux fameuses boxes en cuir rouge (auxquelles a désormais également accès son fils Charles), des doubles de tous les documents reçus par le Premier ministre et donc d’informations stratégiques concernant la situation nationale et internationale de son pays.

Le succès phénoménal de la série The Crown diffusée sur Netflix, qui a attiré plus de 100 millions de téléspectateurs dans le monde en  2020, est à la hauteur de son aura, qui ne faiblit pas avec les ans. Élisabeth II a sillonné le monde entier, s’est rendue dans tous les recoins ou presque de son royaume, jusque dans les plus obscurs comtés, a parcouru de long en large le Commonwealth, mais aussi le reste de la planète. Elle a rencontré les plus grands dirigeants du XXe  siècle : Churchill, de Gaulle, Eisenhower, Kennedy, Gandhi, des papes (pour la première fois en quatre siècles et demi, elle a reçu en tant que souveraine britannique le chef de l’Église catholique lors de la visite de Jean-Paul  II en  1982), des démocrates, mais également – politique oblige – des dictateurs comme Nicolae Ceauşescu ou Mobutu.

En un mot, Élisabeth II est probablement l’un des derniers mythes vivants. Une personnalité qui demeure dans l’inconscient collectif comme un repère immuable. Une vigie qui a toujours tenu son cap. Un symbole qui défie le temps, les modes, les troubles politiques et sociaux. Fidèle à ces paroles prononcées en 1947, à Cap Town, en Afrique du Sud, lors de son premier voyage officiel à l’étranger, alors qu’elle n’a que 21 ans :

Je déclare devant vous tous que ma vie entière, qu’elle soit longue ou brève, sera consacrée au service de l’Empire britannique et de la grande famille impériale.

Elle a tenu promesse, glissant, le 23 juin 2016 : « Je suis toujours là… »

Oui, toujours là… Là, comme une statue du commandeur. Exerçant son drôle de travail, prenant, chronophage, envahissant. Impossible à exercer en courant alternatif. Un « dur métier » qui exige que souvent la femme, l’amoureuse, la mère ou la sœur s’effacent au profit de la souveraine. Détail symbolique : Claire Foy, la jeune actrice qui a interprété Élisabeth II dans la série The Crown, a relevé dans une interview que sa bague du couronnement « était bien plus lourde » que son alliance…

La métamorphose

Dans l’un des rares documentaires auxquels elle a accepté de participer, Élisabeth R (1992), la reine a tenté de définir les contours de cette fonction hors du commun :

La plupart des gens ont un travail qu’ils peuvent quitter quand ils rentrent à la maison. Dans cette existence-ci, le travail et la vie vont de pair. On ne peut pas vraiment séparer l’un de l’autre. Il s’agit de mûrir dans un rôle que l’on s’habitue à jouer et d’accepter le fait que le sort l’ait voulu ainsi, parce que je crois que la continuité est une chose très importante. Il faut se faire une idée du travail que cela comporte et ensuite de ce que rétrospectivement on y trouve de satisfaisant. J’ai la forte impression qu’en fin de compte la formation est la réponse à beaucoup de choses. On peut faire beaucoup de choses si on y a été convenablement formés et j’espère l’avoir été.

Ce « métier de reine », qui tient plus du sacerdoce que d’une simple profession, Élisabeth a commencé à s’y initier jeune. Dès que son père, le duc d’York (devenu George VI), s’est retrouvé sur le trône, consécutivement à l’abdication de son frère qui avait préféré l’amour d’une Américaine divorcée à la douceur de l’hermine…

À 10  ans, la petite fille qu’elle est, qui assiste, fascinée, au couronnement de son père, le sait  : elle est devenue la première de la famille dans l’ordre de succession. Lilibeth, comme on la surnomme, sage et raisonnable, a grandi jusque-là en princesse, mais loin des fastes de la Couronne. Elle reçoit une éducation traditionnelle, mais pas franchement destinée à en faire une intellectuelle. À partir de l’accession au trône de son père, tout change cependant. Brutalement. Élisabeth est désormais Son Altesse royale, doit faire la révérence de manière solennelle à ses parents lorsqu’elle les rencontre la première fois dans la journée, ses amies doivent l’appeler Ma’am. Elle prend des cours d’histoire constitutionnelle deux fois par semaine au collège d’Eaton, de même que des cours particuliers d’histoire européenne et de littérature française. On la prépare donc à devenir reine, mais cet horizon semble encore lointain. Très lointain. Elle n’imagine pas que le destin lui tombera sur les épaules prématurément alors qu’elle n’a que 25  ans et n’est encore qu’une jeune femme timide, déjà mère de deux enfants. Elle n’y est pas vraiment préparée. Mais pour l’aider à affronter cette épreuve, Winston Churchill s’avère l’un des meilleurs professeurs qui soient. Il est le premier des quatorze Premiers ministres qu’elle a connus en soixante-dix ans. Le plus charismatique aussi. Un homme qui a connu les deux guerres mondiales, défié et vaincu Hitler, et qui restera à jamais à part; un mentor politique et un père de substitution.

Dévastée par la mort de George VI, Élisabeth comprend qu’elle devra désormais faire passer ses sentiments après la raison d’État. Un principe qu’elle appliquera toujours à la lettre, quitte à paraître parfois inflexible. Ne se laissant aller à montrer quelque trouble qu’une seule fois, en essuyant furtivement une larme en public, en 1997, au moment de la mise hors service du Britannia, le dernier yacht royal britannique…

Cette anesthésie des émotions a cependant parfois pu passer pour de l’insensibilité ou pour une forme d’indifférence totale aux souffrances de son peuple. Et à deux reprises, ce sont des Premiers ministres travaillistes qui lui enjoignent d’exprimer sa solidarité avec les siens. Le premier d’entre eux est Harold Wilson, arrivé au pouvoir en 1964 et dont certains des membres du cabinet sont radicalement opposés à la monarchie… À la suite d’un glissement de terrain à Aberfan, un village minier du pays de Galles, ayant provoqué la mort de 144 personnes dont 116 enfants, il réussit, face au vif émoi qui s’exprime dans l’opinion, à convaincre la souveraine de manifester sa solidarité et un soupçon d’empathie. Ce qu’elle fait en se rendant sur place, mais une semaine plus tard.

Selon Jean-Pierre Naugrette, professeur de littérature anglaise du XIXe   siècle, traducteur et romancier, c’est paradoxalement un travailliste qui a permis à Élisabeth II d’accomplir cet indispensable « travail » permettant d’articuler ce que Kantorowicz appelle « les deux corps du roi » : son corps terrestre et mortel et son corps politique, immortel, celui du royaume, qu’il transmet à ses successeurs.

Mais Dieu que le royaume souffre lorsque le premier corps donne l’impression de ne pas souffrir.

Trente ans plus tard, ce « syndrome d’Aberfan » se reproduira au moment de la mort accidentelle de Diana, en 1997. Là encore, alors que le pays est en deuil, saisi par une émotion réelle, un chagrin sincère, et pleure « la princesse du peuple », la reine – dont les relations avec sa belle-fille étaient notoirement exécrables – se drape dans un premier temps dans une apparente indifférence (refusant de dire un mot ou de mettre les drapeaux en berne) qui glace ses sujets. Il faudra de nouveau l’insistance d’un autre Premier ministre travailliste, Tony Blair, pour que la reine exprime un minimum de compassion et se plie aux nouveaux rites de la communication à outrance. Naugrette écrit encore :

Si elles n’étaient pacifiques, les fleurs s’entassant contre les grilles pourraient faire penser à une prise de la Bastille symbolique opposant d’un côté les tenants de « la princesse du peuple », amie d’Elton John, adepte des missions caritatives, belle et généreuse, et de l’autre la reine officielle, racornie, glaciale, ne pensant qu’à ses corgis et ses chasses en Écosse […] La reine estime que le peuple lui appartient. Le Premier ministre, élu du peuple, estime que c’est à la reine de l’incarner : ce n’est pas une rente ontologique, c’est une démarche éthique permanente dans laquelle le corps en souffrance de la vieille reine est en jeu.

Le message sera compris et permettra à Élisabeth de sortir de la crise la tête haute.

On peut au passage légitimement se demander en quoi Élisabeth II est une femme de pouvoir ? On le sait, le pouvoir politique de la reine d’Angleterre est plus symbolique que réel. Elle est garante de l’unité et de la stabilité du pays, elle incarne la Nation dans sa globalité. Un rôle obligatoirement neutre, apolitique, se situant au-dessus des partis et qui est symbolisé par son discours annuel à la Chambre des lords : une allocution solennelle lue à la première personne, mais rédigée par le Premier ministre…

Reine de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord, cheffe du Commonwealth et de l’Église anglicane, commandante en chef des armées, elle ne peut se permettre, dans le cadre de cette monarchie constitutionnelle qu’est la Grande-Bretagne, que de « formuler des avertissements, donner des encouragements et des conseils » au gouvernement, selon les règles énoncées par Walter Bagehot, l’auteur de La Constitution anglaise (1867), livre qu’Élisabeth II a épluché consciencieusement avant de monter sur le trône, tout comme ses prédécesseurs. On l’a dit, elle règne mais ne gouverne pas, ce qui ne lui ôte pas le droit, du moins en théorie, de donner son opinion sur les événements ou les décisions politiques. Marc Roche note malicieusement :

Dans les faits, un souverain britannique ne règne que sur les cygnes, les baleines et les esturgeons – propriétés royales depuis  1324  – croisant dans les eaux territoriales de son royaume.

Pour autant, son pouvoir est loin d’être nul. Élisabeth II promulgue les lois, ouvre et suspend les sessions du Parlement. Le gouvernement est celui de Sa Majesté. D’où l’importance du fameux entretien hebdomadaire qui se tient chaque mercredi, sans témoins, entre la reine et le Premier ministre, et qui dure en général une heure. Un tête-à-tête reconstitué notamment dans la série The Crown. Formel et dense dans le même temps, il symbolise combien les deux entités ont partie liée. Elle invite également chaque année le chef du gouvernement au château de Balmoral, le premier week-end de septembre. Dans ses mémoires, Tony Blair a décrit cette expérience comme « un mélange intéressant d’expériences insolites, surréalistes, voire, osons le dire, flippantes », et raconte comment la reine dresse elle-même la table avant d’enfiler des gants en caoutchouc pour faire la vaisselle…

Qui que soit le locataire du 10, Downing Street, Élisabeth observe toujours un même cérémonial lors de cet entretien rituel. Elle sort de son sac une feuille sur laquelle elle a noté quelques points à évoquer. Aucun compte rendu, aucune note n’est prise. Politique intérieure et internationale, opérations militaires, informations concernant le Commonwealth ou la famille royale… il n’y a pas de sujets tabous. Normalement, rien ne doit sortir de cette entrevue, mais certains Premiers ministres ont un peu levé un coin du voile… comme David Cameron (2010-2016), qui a confié dans ses mémoires que la souveraine posait des questions d’une extraordinaire pertinence. Visiblement, sa manière de le faire, de la façon la plus anodine qui soit, peut être malicieuse et pleine de sous-entendus. Ce que l’on appelle le fameux understatement britannique. L’historien Philippe Chassaigne décrypte :

Il est connu que, lorsqu’on lui présente une idée, si elle dit : « En quoi cela peut-il aider ? », cela veut dire qu’elle juge l’idée complètement idiote et qu’elle estime qu’il vaudrait mieux l’abandonner.

« Êtes-vous sûr ? » aurait valeur de refus définitif. Cela dit, rien n’oblige le Premier ministre à suivre un avis de la reine lorsqu’elle l’exprime.

Bien qu’elle soit censée observer une totale neutralité, d’aucuns ont cru percevoir certains signes comme des indices subtils de ses convictions. Ce fut le cas notamment au moment du Brexit ou du référendum sur l’Écosse. A  priori, Élisabeth, qui avait promulgué la suspension du Parlement demandée par Boris Johnson fin août, puis prononcé un discours de politique générale devant la Chambre des communes deux semaines avant la date fatidique, a respecté la règle de sa réserve obligée. Mais il lui est arrivé d’envoyer des messages subliminaux. Ou du moins qui ont été interprétés comme tels. En prononçant des paroles apparemment sibyllines, ou plus volontiers en arborant des tenues aux couleurs symboliques.

Le 24  janvier  2019, alors que Theresa May, Première ministre de l’époque, peinait à faire voter l’accord sur le Brexit, une petite phrase prononcée au Women’s Institute, dans laquelle la reine engageait les uns et les autres à recourir à « des recettes éprouvées, comme se parler avec respect et respecter les différents points de vue, se rassembler pour chercher un terrain d’entente et ne jamais oublier de prendre du recul », avait été interprétée comme un appel au compromis.

Deux ans plus tôt, en 2017, lors de son discours de politique générale, la robe bleue et le chapeau assorti orné de fleurs bleues avec une pointe de jaune – couleurs du drapeau de l’Union européenne – sont perçus comme une forme de soutien à l’Europe, alors que certains pensaient que le cœur de la reine battait plutôt pour l’autre camp. Des interprétations contestées dans les deux cas par Buckingham Palace qui a toujours mis en avant la stricte neutralité politique de la reine et avait même déposé plainte, en mars 2016, contre le tabloïd The Sun, qui avait titré : « La reine soutient le Brexit. »

En juillet  2018, c’est cette fois la broche arborée par Élisabeth II lors de la visite de Donald Trump qui avait fait parler. Pour accueillir le président américain, la reine avait en effet choisi un bijou offert quelques années plus tôt par le couple Obama… avant de revêtir le lendemain une robe bleue, couleur fétiche des démocrates.

Enfin, en 2014, quelques jours avant le référendum sur l’indépendance de l’Écosse, the Queen avait glissé, en sortant de la messe à l’église de Crathie en Écosse :

Eh bien, j’espère que les gens réfléchiront très soigneusement au futur.

Ces quelques mots avaient été largement repris dans les médias et perçus comme une manière de se prononcer pour le maintien de l’Écosse dans le royaume, et d’envoyer, comme le lui avait demandé le Premier ministre de l’époque, David Cameron, un signe de soutien discret. Ce signe eut-il un impact sur le vote ? En tout cas, le 18  septembre, les Écossais se prononcèrent à plus de 55% contre une sortie du Royaume-Uni. 

Extrait du livre « Femmes d’Etat. L'art du pouvoir, de Cléopâtre à Angela Merkel », publié sous la direction d’Anne Fulda aux éditions Perrin

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