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Drogués à la dopamine : quand les employés de la Silicon Valley se font souffrir pour le plaisir
©Reuters

Techno-Masochisme

Trois jeunes entrepreneurs de la Silicon Valley à la vie enviable -autant la vie privée que professionnelle- se sont rendus compte qu'ils étaient devenus accro à la dopamine : tout leur procurait du plaisir, à tel point qu'il n'en prenait plus.

Stéphane Gayet

Stéphane Gayet

Stéphane Gayet est médecin des hôpitaux au CHU (Hôpitaux universitaires) de Strasbourg, chargé d'enseignement à l'Université de Strasbourg et conférencier.

 

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Atlantico : Un groupe de jeunes entrepreneurs de la Silicon Valley à qui tout réussissait dans la vie, a découvert son addiction à la dopamine : leur quotdien leur procurait tellement de plaisir, à tel point qu'il n'en prenait plus. 

Atlantico : L'addiction à la dopamine est de plus en plus fréquente dans la Silicon Valley. A tel point, que certains décident de se sevrer, c'est-à-dire de se priver de dopamine pour une durée déterminée. Une telle addiction est-elle possible ? N'est-ce pas là quelque part, un non problème ? 

Stéphane Gayet : Cette question a un très grand intérêt. On parle énormément des exodrogues, ce sont les drogues que l’on s’administre pour obtenir tel ou tel effet apprécié et donc recherché (hallucinations, extase, puissance intellectuelle…). Les exodrogues sont, soit des concentrés ou des extraits de plantes, soit des substances provenant d’une fabrication chimique (par synthèse, ou bien hémisynthèse à partir de molécules naturelles), soit encore des produits issus de la transformation chimique de molécules naturelles fort intéressantes, mais que l'on veut améliorer. Quand on parle de façon habituelle de toxicomanie, on parle uniquement de l’utilisation -souvent récréative, mais parfois aussi avec un objectif de performance- d’exodrogues (cannabis, cocaïne, héroïne, ecstasy, crack, kétamine, amphétamine…).

La notion d'endo-drogue

Mais on ne parle jamais des endo-drogues, car elles correspondent à un phénomène vraiment naturel, sans administration de substances étrangères (qui sont toutes plus ou moins toxiques et parfois très dangereuses). Les endo-drogues sont donc des molécules endogènes qui sont produites par notre corps, pour lui et en réponse à certaines stimulations. C’est nous qui les qualifions d’endo-drogues, quand elles sont sécrétées et libérées en excès dans des circonstances ne correspondant plus à une vie considérée comme saine ou « normale ». Le phénomène endo-drogue correspond au dévoiement d'un processus physiologique dans un but récréatif ou sportif, encore qu'il ne soit pas toujours intentionnel.

Les substances endogènes pouvant se comporter en endos-drogues

Les substances endogènes naturelles qui sont concernées par le phénomène endos-drogue participent en temps « normal » au bon fonctionnement de notre organisme. Dans ce cas, la stimulation qui suscite leur fabrication et leur sécrétion dans le sang est une stimulation habituelle de la vie courante. C'est ainsi qu'un manque d'oxygène durable accroît la production d'érythropoïétine, qu'une douleur qui se prolonge stimule la production d'endorphines, que des échanges approfondis et suivis avec des personnes de confiance que nous estimons provoquent une sécrétion d'ocytocine, que les activités créatrices stimulent la sécrétion de sérotonine, que l'hostilité et l'agressivité déclenchent une sécrétion d'adrénaline, etc.

Comme on le voit, notre organisme dispose de tout un arsenal de substances chimiques pour répondre aux sollicitations.

On parle d'endos-drogue quand l'une de ces substances est produite en net excès, en réaction à une stimulation anormale -et plus ou moins volontaire, cependant toujours consciente- qui ne correspond plus à une vie équilibrée ni saine. Alors que, bien sûr, ces mêmes endos-drogues sont à considérer comme des substances physiologiques, lorsqu’elles sont au contraire produites dans des circonstances de vie saine.

Quand on fait l'inventaire -qui ne peut être exhaustif- des substances endogènes qui peuvent jouer le rôle d'endos-drogues, dans des circonstances bien particulières, on constate que les endorphines, la sérotonine et l’ocytocine sont des molécules assez favorables allant dans le sens du bien-être et de l’épanouissement, à la différence de la dopamine et de l’adrénaline.

L'érythropoïétine et les endorphines

Prenons deux exemples autres que la dopamine. L’érythropoïétine est une hormone, produite par le rein et le foie, et qui stimule la production des érythrocytes (globules rouges ou encore hématies). Les hématies transportent l’oxygène depuis les poumons jusqu’aux tissus ; l’oxygène est l’un des nutriments essentiels à la vie, avec le glucose ; quand le corps n’a pas assez d’hématies et de ce fait, pas assez d’oxygène, il est fatigué et peu efficace ; quand, à l’inverse, il en a beaucoup, il est plein d’énergie. Or, un séjour prolongé en haute altitude (l’oxygène y est moins abondant dans l’air) stimule la production de cette hormone, d’où un surcroît d’énergie lorsqu’on redescend à basse altitude. Le deuxième exemple bien connu des coureurs de fond est la production d’endorphines. Ce sont des substances que le corps produit en réaction à une douleur chronique ainsi que lors de l'exercice physique intense (il est toujours douloureux) : elles ont bien sûr un effet antalgique (antidouleur), mais aussi un effet euphorisant. Ces effets sont appréciés par les coureurs de fond et même plus ou moins consciemment recherchés. Il faut souligner que des endorphines sont également secrétées quand on reçoit de la gratitude ou que l’on médite intensément. Dans ces deux exemples, le passage de la substance physiologique à l’endos-drogue ne se fait pas de façon brutale, il est progressif ; c'est l'une des différences de base avec les exodrogues dont on fait l'expérience bien souvent de façon assez brutale.

Le cas de la dopamine

La dopamine agit ainsi : tantôt une substance physiologique, tantôt une endo-drogue. On dit souvent que la dopamine est l’hormone du plaisir ; en effet, elle est libérée lors d’un plaisir immédiat, lié à une satisfaction que l’on a obtenue. C’est un effet momentané. La dopamine peut en effet conduire à la dépendance.

Dans l’exemple cité en référence, tout réussissait à ces trois jeunes entrepreneurs : jeunes, intelligents, en bonne santé, ils aimaient leur travail de surcroît efficace, productif et lucratif, ils avaient des loisirs quotidiens, des relations amoureuses et une sexualité épanouissantes, etc. Toute la journée ou presque, ils enchaînaient satisfaction sur satisfaction, plaisir sur plaisir, au point que leur corps en était arrivé à être saturé de dopamine. D’où une certaine lassitude, car bien sûr trop de plaisir tue le plaisir. On pourrait se dire que c’est un faux problème, car il est difficile pour tout un chacun d'imaginer un excès de satisfaction. Et pourtant, c'était bien le cas… À force de baigner dans le plaisir, la vie était devenue monotone ; le phénomène d'addiction fait que l'on en veut de plus en plus et encore plus, toujours plus… Il finit par en résulter que l’on n’apprécie plus la vie. Car on se lasse de tout, même du plaisir. Vus de l'extérieur, ces hommes jeunes (ils avaient environ 20 ans) avaient tout pour être heureux ; et pourtant, ils s'ennuyaient : tout leur était facile, tout leur réussissait, mais ce n'était pas le bonheur, c'était la saturation du plaisir jusqu'à l'ennui. Qui l'eût cru ?

À cette lecture, il est évident que les personnes qui souffrent tous les jours, qui ont des handicaps, qui mènent une vie un peu ou beaucoup matériellement difficile, qui ont des peines de cœur, etc. doivent se dire : mais comment est-ce possible ? C'est sans doute révoltant, mais peut-être d'une certaine façon rassérénant. Toujours est-il que l'énormité des contrastes qui existent au sein de l'espèce humaine est assez époustouflante.

Concrètement, comment fonctionne cette pratique de sevrage ? Comment se priver d'une molécule libérée par le cerveau ? 

Ces hommes jeunes ont donc essayé de se sevrer de dopamine. Ils ont commencé par un sevrage d'écran pendant quelques jours, des périodes courtes de jeûne, l'arrêt temporaire d'une activité récréative, etc. Mais ces sevrages de courte durée ne se sont pas montrés efficaces. Pour réussir son sevrage de dopamine, il faut se priver de façon intense de ce qui nous procure du plaisir : c’est un sevrage plus ou moins prolongé de repas, de télévision, d’ordinateur, de jeux, de sexe… C’est efficace à la condition que ces sevrages soient suffisamment stricts et prolongés (une ou deux journées ne suffisent pas).

En d'autres termes, pour qu'un sevrage de dopamine soit agissant, il faut se faire mal, souffrir, en refusant les sources de plaisir habituelles pendant une période suffisamment prolongée. Quelque chose est frappant. On démontre ici, de façon scientifique, l'intérêt pratique de certaines doctrines religieuses ou philosophiques préconisant la tempérance, la sobriété, la privation, le jeûne… en un mot la modération en toute chose.

Que penser de ces jeunes hommes à qui tout réussissait… trop bien ? On ne peut s'empêcher de penser aux enfants à haut potentiel intellectuel qui s'ennuient mortellement à l'école jusqu'à développer une anxiété profonde (quelle est l'utilité de cette école où je perds mon temps, que vais-je devenir dans ce monde insipide où je ne rencontre aucune difficulté ?).

En se privant de (presque) tout durant une journée (pas de musique, pas d'exercice, pas de contact humain...), ces individus espèrent retrouver du plaisir dans les choses plus simples et, également, en prendre davantage. De telles cures fonctionnent-elles ? Se priver du plaisir pour en prendre davantage fonctionne-t-il ? 

Ces cures fonctionnent, mais elles sont difficiles à observer, car le sevrage en dopamine est -on peut s'en douter- pénible. Cet exemple de l’addiction à cette endo-drogue qu’est la dopamine illustre une fois de plus le fait que l’excès, quel qu’il soit, est toujours néfaste à l’équilibre de la vie, à la vie saine en quelque sorte.

Sans être dans cet excès singulier de dopamine, certaines personnes menant une vie facile faite de confort et satisfactions décident un jour d'opérer une rupture totale : ils vendent tout et partent en bateau faire le tour du monde. C'est un peu du même ordre, une saturation du confort matériel et des facilités.

Répétons-le, l'exemple de ces trois jeunes hommes est un peu exceptionnel. De façon nettement plus fréquente, beaucoup de personnes ont une vie matériellement facile avec de nombreux plaisirs ; mais chez elles, tout n'est pas plaisir ; il suffit qu'elles aient dépassé 45 ans pour que des (petits ou moins petits) ennuis de santé surviennent, que des deuils et d'autres peines les frappent, que des préoccupations personnelles ou professionnelles les assaillent. Ces personnes ont très souvent la chance de pouvoir se recharger en dopamine grâce à des satisfactions diverses, ce qui leur fait du bien, cependant sans tomber dans l'overdose de dopamine. Et si l'addiction à la dopamine expliquait en partie la cupidité ?

L'exemple exceptionnel de ces hommes jeunes nous apprend que même la satisfaction et le plaisir peuvent être excessifs au point de lasser. Cette histoire serait sans doute bonne à méditer pour les transhumanistes.

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