Doctrine militaire russe : Vladimir Poutine ne s’est-il pas éloigné des règles de l’art militaire lors de l'invasion de l'Ukraine en privilégiant l’économie des forces ?<!-- --> | Atlantico.fr
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Jacques Baud publie « Opération Z » aux éditions Max Milo.
Jacques Baud publie « Opération Z » aux éditions Max Milo.
©Alexander NEMENOV / AFP

Bonnes feuilles

Jacques Baud publie « Opération Z » aux éditions Max Milo. Jacques Baud revient sur les causes profondes de la guerre en Ukraine et les raisons qui ont poussé Vladimir Poutine à intervenir le 24 février 2022. Extrait 1/2.

Jacques Baud

Jacques Baud

Jacques Baud, colonel, expert en armes chimiques et nucléaires, formé au contre-terrorisme et à la contre-guérilla, a conçu le Centre international de déminage humanitaire de Genève (GICHD) et son Système de gestion de l'information sur l'action contre les mines (IMSMA). Au service des Nations unies, il a été chef de la doctrine des Opérations de maintien de la paix à New York, et engagé en Afrique. À l'Otan, il a dirigé la lutte contre la prolifération des armes légères. Il est l'auteur de plusieurs ouvrages sur le renseignement, la guerre asymétrique et le terrorisme.

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Le 24 février 2022, la Russie lance son « opération militaire spéciale » (Spetsial'naya Voyennaya Operatsiya - SVO) en Ukraine « au pied levé ». Elle communique peu sur sa planification. Néanmoins, l'observation et l'étude de sa doctrine militaire permettent d'esquisser les grandes lignes de sa réflexion opérative.

D'après les chiffres donnés par le Pentagone, les Russes ont engagé environ 80 Groupements Tactiques Bataillonnaires (BTG), totalisant environ 65 000-100 000 hommes, auxquels s'ajoutent les milices des RPD et RPL. Les forces ukrainiennes, elles comptent alors au total 200 000 à 250 000 hommes. En mai 2022, s'affrontent 100 000 à 190 000 hommes pour la coalition russe (Russie, RPD et RPL) et 700 000 pour l'Ukraine.

D'après ces chiffres, on constate que les Russes ont démarré leur opération avec une force globalement trois à quatre fois inférieure à celle des Ukrainiens. Dans le Donbass, compte tenu des forces des Républiques populaires de Donetsk (RPD) et de Lougansk (RPL), on peut estimer le rapport de force à 1-2 à 1 en faveur de la coalition russe.

Comme en Syrie, la Russie applique de manière rigoureuse un des principes essentiels de la guerre: l'économie des forces. Ce principe a des implications dans la manière de mener les opérations. En effet, cela semble contredire les règles de l'art militaire car on admet en règle générale, qu'il faut une supériorité de 3 à 1 pour qu'une attaque soit couronnée de succès. Pour concilier ce principe avec une attaque menée avec des effectifs inférieurs à ceux de l'armée ukrainienne, les Russes s'appuient sur des groupements de combat très mobiles, capables d'être rapidement déplacés afin de créer des supériorités locales.

6.3.2.1 La Phase 1

Conformément à la doctrine militaire russe, la SVO s'articule en deux poussées:

• une poussée principale dirigée vers le sud du pays dans la région du Donbass et le long de la côte de la mer d'Azov. Elle est menée par une coalition (Z) composée des forces russes venant du District Militaire Sud par Kharkov et de Crimée, avec — au centre — les forces des Républiques de Donetsk et de Lougansk, ainsi qu'un apport de la garde nationale tchétchène pour les combats dans la zone urbaine de Marioupol; et

• une poussée secondaire sur Kiev, menée par des forces russes venant du Bélarus (V) et de Russie (0).

6.3.2.1.1. Les objectifs

Le déroulement des opérations suit les objectifs définis par Vladimir Poutine lors de son allocution télévisée du 24 février. L'intention de la Phase 1 est de créer des conditions favorables pour la Phase 2, qui constituera la « pièce de résistance » de ce que les Russes appellent « Opération Militaire Spéciale » (SVO).

La mécanique de l'opération découle du fait que les forces de la coalition russe attaquent avec une force globalement inférieure à celle de l'Ukraine. Pour remplir leurs objectifs, elles doivent être capables de créer des supériorités limitées dans l'espace et dans le temps. Cela n'est possible qu'en empêchant les forces ukrainiennes situées dans l'ouest du pays de renforcer le gros des forces regroupé dans le Donbass.

L'objectif final de la SVO se décompose en deux objectifs situés sur l'axe de la poussée principale: il s'agit de neutraliser

• les forces armées ukrainiennes regroupées dans le Donbass en vue de l'offensive contre les RPD et RPL (objectif de « démilitarisation »), et

• les milices paramilitaires ultra-nationalistes de Marioupol (objectif de « dénazification »).

Il faut donc pousser très rapidement dans la profondeur en direction de Kiev durant la Phase 1, afin de « fixer » les forces ukrainiennes dans le secteur de la capitale et les retenir par des actions de combat. C'est l'objectif de la poussée secondaire en direction de Kiev.

Les Russes avaient-ils prévu que cette poussée secondaire retiendrait davantage l'attention des Occidentaux que la poussée principale? On ne sait pas. Il n'en demeure pas moins que la réaction des pays occidentaux et la médiatisation de la défense ukrainienne centrée sur Zelensky ont facilité la tâche des Russes.

Les forces ukrainiennes étant massées dans le Sud du pays en vue d'une offensive contre le Donbass, la frontière russo-ukrainienne n'était pratiquement pas défendue. Les forces V et O et le groupement nord de la force Z ont pu progresser assez facilement et rapidement en direction de Kiev.

N'écoutant que leurs préjugés, les pseudo-experts et politiciens occidentaux se sont mis en tête que l'objectif de la Russie était de s'emparer de l'Ukraine et de renverser son gouvernement. C'est ce qu'ont systématiquement cherché à faire les Occidentaux dans les guerres qu'ils ont menées. Formé et conseillé par des experts de l'OTAN, l'état-major ukrainien a donc, de manière assez prévisible, appliqué la même logique. Ils ont attribué à la Russie l'objectif de changer le régime à Kiev et ont ainsi vu la ville comme l'objectif premier des Russes.

Le discours de Vladimir Poutine était pourtant dénué d'ambiguïté : il veut éradiquer la menace qui pèse sur les populations russophones du Donbass, point. La réflexion militaire russe s'inspire de Clausewitz, qui a défini le « centre de gravité » (Schwerpunkt) comme l'objectif prioritaire d'une stratégie. Le « centre de gravité » est l'élément duquel un belligérant tire sa force et sa capacité d'action. Pour les Russes, dans le contexte du Donbass, le centre de gravité ukrainien est l'ensemble de ses forces militaires et paramilitaires qui menace les populations russophones. C'est donc l'objectif prioritaire.

Sur un plan plus technique, pour créer une supériorité locale, il faut amener une force suffisante dans le secteur voulu, tout en empêchant l'adversaire de renforcer son dispositif. C'est le rôle des « opérations de façonnage » (shaping operations, dans la terminologie américaine). Elles ont pour but d'attirer ou de fixer les forces adverses dans certains secteurs, afin de laisser le champ libre aux opérations décisives, c'est-à-dire à celles qui permettent la réalisation des objectifs. Durant la Phase 1 de la SVO, l'action sur le Donbass est une « opération décisive » (decisive operation), alors que les actions autour de Kiev et dans le sud vers Zaporojie sont des opérations de « façonnage du champ de bataille » (shaping operations).

Le ministère de la Défense russe explique d'ailleurs cette mécanique dans un communiqué publié le 30 mars.

Extrait du livre de Jacques Baud, « Opération Z », publié aux éditions Max Milo

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