Dissolution, coalition ou obstination… : comment sortir la Ve République de la crise causée par l’absence de majorité ?<!-- --> | Atlantico.fr
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Le gouvernement va convoquer "au plus vite" une Commission mixte paritaire réunissant des députés et des sénateurs pour trouver "un compromis entre la majorité et les oppositions" sur le projet de loi immigration rejeté lundi par l'Assemblée nationale.
Le gouvernement va convoquer "au plus vite" une Commission mixte paritaire réunissant des députés et des sénateurs pour trouver "un compromis entre la majorité et les oppositions" sur le projet de loi immigration rejeté lundi par l'Assemblée nationale.
©STEPHANIE LECOCQ / POOL / AFP

Rebattre les cartes

Après l'échec du gouvernement sur le projet de loi Immigration, le chef de l'Etat fait face à une crise politique majeure.

Luc Rouban

Luc Rouban

Luc Rouban est directeur de recherches au CNRS et travaille au Cevipof depuis 1996 et à Sciences Po depuis 1987.

Il est l'auteur de La fonction publique en débat (Documentation française, 2014), Quel avenir pour la fonction publique ? (Documentation française, 2017), La démocratie représentative est-elle en crise ? (Documentation française, 2018) et Le paradoxe du macronisme (Les Presses de Sciences po, 2018) et La matière noire de la démocratie (Les Presses de Sciences Po, 2019), "Quel avenir pour les maires ?" à la Documentation française (2020). Il a publié en 2022 Les raisons de la défiance aux Presses de Sciences Po. Il a également publié en 2022 La vraie victoire du RN aux Presses de Sciences Po. En 2024, il a publié Les racines sociales de la violence politique aux éditions de l'Aube.

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Xavier Dupuy

Xavier Dupuy

Xavier Dupuy est politiologue, spécialiste de l'opinion. Il s'exprime sous pseudonyme.

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Atlantico : Alors que le rejet du projet de loi immigration dans la version portée par le gouvernement a ouvert une crise politique majeure, Jordan Bardella a évoqué l’hypothèse d’une dissolution et indiqué qu’il serait prêt à accepter d’être Premier ministre. Le cas échéant, le RN aurait-il une majorité ?

Luc Rouban : Il est difficile de donner une réponse en se basant seulement sur les résultats des élections législatives de 2022. Il est vrai que 2022 ne ressemble pas à 2017 puisque le RN enregistre alors le plus haut score de son histoire avec 18,7% des suffrages exprimés contre 13,2% en 2017. De plus, les candidats du RN se sont qualifiés pour le second tour dans 208 circonscriptions et sont arrivés en tête dans 110 d’entre elles (20 en 2017). Au second tour, le RN est passé des 8 sièges de 2017 à 89 sièges en 2022. Cette avancée est également marquée par le fait que dans de nombreuses circonscriptions le candidat RN échoue face à ses adversaires à quelques points seulement et que le RN gagne 53 des 107 duels contre les candidats d’Ensemble ! Cela étant, le taux d’abstention fut historiquement très élevé, une variable décisive qui peut évoluer après une dissolution qui pousse à régler des comptes. Le paysage politique a également changé. La tension sociale s’est fortement accrue à la suite de la réforme des retraites, des nouveaux attentats islamistes, des émeutes de juillet 2023, de la montée des violences de toutes sortes qui n'épargnent même plus des élus locaux exaspérés. Donc, le RN pourrait être en position de force mais les législatives se jouent au cas pas cas en fonction de chaque circonscription où la notabilité est souvent très importante. Donc, pour l’instant, rien de permet de dire que le RN aurait la majorité absolue à l’Assemblée.

Xavier Dupuy : Dans les circonstances actuelles, le Rassemblement national est en capacité d'avoir une majorité relative. La mésentente à gauche peut permettre au RN d'arriver en tête sans avoir une majorité absolue. Le RN peut se retrouver première force politique de l'Assemblée avec 190 ou 200 députés.

Le problème du RN, c’est qu’il est dans une situation où il n’est pas en mesure de construire des majorités d'idées sur des textes. 200 députés à l’Assemblée, c’est une majorité relative très basse. Ça en laisse 377 dans l’opposition. Vous ne pouvez rien faire. Le RN aura tous les partis contre lui. 

N’oublions pas que sous la Vème République, c'est le président de la République qui nomme le Premier ministre. Et il nomme le Premier ministre là où il veut. Il n'est pas obligé de nommer le Premier ministre issu du premier parti politique de l'Assemblée nationale. Il peut très bien nommer un technicien. Il peut très bien nommer quelqu'un d'autre. Il n'a pas d'obligation. 

Les LR ont joué un coup politique dont le gouvernement leur prédit qu’ils ne sortiront pas gagnants. "C'est un coup politique sans lendemain", a déclaré Gérald Darmanin mardi lors d'une séance houleuse à l'Assemblée nationale.  À quoi pourraient vraiment s’attendre Les Républicains en cas de dissolution ? 

Luc Rouban : Là encore, tout dépend des candidats présentés dans chaque circonscription, de la campagne et de l’environnement politique créé par la dissolution, à savoir l’affaiblissement du macronisme. Une fois encore, nous ne sommes plus en 2022. Une dissolution signifierait l’échec du projet présidentiel sur un arrière-fond de droitisation de l’opinion, du moins en matière de sécurité et d’immigration. On peut penser que les candidats LR seraient systématiquement battus par ceux du RN. Mais une campagne législative ne porte pas que sur la question de l’immigration. Il faut parler d’économie, d’emploi, de budget, de politique internationale, de vie culturelle… et de vie locale. Sur bien des points le RN est en position de faiblesse car ses ressources sociales sont assez maigres. Il ne dispose pas du réseau d’élus locaux de LR, qui est resté tout de même le grand gagnant des municipales de 2020, ni de ceux que LR entretient avec le monde des affaires et avec la haute fonction publique. Donc, sur le fond, rien de permet d’affirmer qu’il s’agit d’un « coup politique ». Il s’agissait bien au contraire d’affirmer la volonté de LR de durcir la législation sur l’immigration pour faire face au RN et le concurrencer sur son terrain. C’est d’ailleurs la seule stratégie qu’il leur reste car leur espoir est de faire émerger une force de droite conservatrice suffisamment forte pour dépasser le macronisme sur sa droite ou l’obliger à se droitiser davantage et bloquer ainsi le RN.

Xavier Dupuy : Les Républicains peuvent perdre une dizaine de sièges comme ils peuvent les gagner. Il n'y aurait pas un mouvement très fort en leur faveur. Sauf que l'affaiblissement de la majorité présidentielle ou l'éclatement de la gauche dans certaines circonscriptions pourraient faire en sorte qu'ils soient présents au deuxième tour dans certaines circonscriptions

Les Républicains ont conservé 62 circonscriptions. Avec leurs alliés, on est autour de 70 circonscriptions, majoritairement rurales. 50 sont sécurisées. Ce sont des fiefs avec des personnalités très importantes, très fortement implantées. Ce n'est pas dans un climat d'une dissolution que ces députés seraient battus. D'ailleurs, battus par qui ? Par la majorité présidentielle ? Je ne le pense pas. Quant à être battus par le Front national, ça risque d'être compliqué. Dès lors que vous avez un sortant, la probabilité pour qu'il soit présent au deuxième tour est quand même assez élevée. Un candidat LR au deuxième tour a donc toutes ses chances. Il ne faut pas oublier qu'aux dernières législatives, ce sont les candidats qui ont eu le meilleur taux d'élection. Ils ont encore une base solide. 

À de très rares exceptions près (dont Delphine Batho), la gauche s’est réjouie du camouflet infligé à Gérald Darmanin. Pourtant elle risque de se retrouver avec un texte final plus à droite… Que lui réserverait une éventuelle dissolution ?

Luc Rouban : Il faut parler des gauches au pluriel et elles n’ont pas vraiment de quoi se réjouir. Les effets d’une dissolution sur les candidatures de gauche dépendraient étroitement de leur cohésion face à la droite. Seule la mise en place de candidats communs de la NUPES pourrait leur donner une chance, une stratégie qui a permis à de nombreux candidats de gauche, notamment socialistes, de s’en tirer en 2022. Mais les fractures internes dues au comportement de Jean-Luc Mélenchon et de son entourage, comme la présentation de listes séparées pour les européennes de juin 2024 peuvent laisser penser que la gauche enregistrerait un recul qui serait néanmoins compensé par le fait qu’elle est déjà globalement à un niveau très bas et qu’elle réussirait tout de même à mobiliser une partie de l’électorat macroniste venu de ses rangs.

Xavier Dupuy : Je ne pense que ce texte modifie les rapports de force au sein de la gauche. Jean-Luc Mélenchon ayant dit lui-même il y a quelques jours que la NUPES n’existe plus, quel sera la comportement de la gauche à cette éventuelle élection législative anticipée ? Est-ce que la gauche partira complètement désunie ? C’est ça qui est difficile à savoir et qui est pourtant capital. N’oublions pas qu’en 2022, la gauche a fait moins de voix qu’en 2017. Ce qui ne l’a pas empêché d’avoir plus de députés en 2022 car elle était unie. 

Que donnerait une dissolution pour la majorité en l’état et pour ses différentes composantes ? Et quelle serait du point de vue d’Emmanuel Macron la meilleure fenêtre de tir pour dissoudre l’Assemblée ? 

Luc Rouban : Le risque d’une dispersion de son électorat est fort, les anciens électeurs socialistes rejetant sa droitisation et retournant voter à gauche et les anciens électeurs LR préférant voter LR voire RN pour affirmer leur droitisation. Ce serait la fin du « en même temps » et en même temps (!) de l’association macroniste entre le libéralisme économique et le libéralisme culturel. Le clivage droite-gauche reprendrait ses droits. Quant au calendrier, on peut penser qu’une dissolution pourrait être menée après les européennes de juin en cas d’échec flagrant qui signifierait que le projet présidentiel est définitivement condamné par une grande partie des électeurs. Mais il est fort probable, pour ne pas dire quasi-certain qu’il n’y aura pas de dissolution.

Xavier Dupuy : Emmanuel Macron n’a pas d’argument fort pour dissoudre.  Il lui faut pourtant une bonne raison. Dire aux Français que l'Assemblée que vous m'avez donnée ne me convient pas, ce n'est pas forcément une bonne raison. 

En cas de dissolution, la majorité présidentielle au pouvoir sera forcément sanctionnée puisqu’en matière économique, la situation se dégrade avec le problème du pouvoir d'achat qui est de plus en plus prégnant. En matière de sécurité et d'immigration, le ressenti des Français est que là aussi les choses se dégradent. Emmanuel Macron subira forcément le vote sanction. Combien de sièges la majorité peut-elle perdre ? Tout va dépendre de l’offre politique. Aux dernières élections législatives, nous avions, au premier tour, un quasi-équilibre entre la NUPES d'un côté et Renaissance de l’autre. Aujourd'hui, la majorité présidentielle n'est plus en capacité d'obtenir 26% au premier tour des élections législatives. Si la majorité fait 22% au lieu de 26, elle peut être éliminée dans 30 ou 40 circonscriptions. Une élimination qui bénéficiera aux forces politiques qui seront présentes au second tour comme le Rassemblement National.

Selon Le Parisien, Emmanuel Macron ne s’interdit pas de réfléchir à l’option dissolution. Quels autres choix reste-t-il au gouvernement pour échapper à l’asphyxie ? À quoi s’attendre si le gouvernement se contente de jouer les accords au coup par coup ?

Luc Rouban : La seule option qu’il reste au macronisme est de se droitiser pour se transformer en force politique conservatrice capable d’absorber LR, de rallier les centristes et de faire face à Marine Le Pen en jouant de son expertise internationale et des grands programmes lancés en matière économique pour réindustrialiser la France et la remettre en position de force dans la compétition technologique. Car, sur ces points, le RN est faible, n’a pas d’expérience ni de soutiens. Mais cela signifiera la fin du macronisme tel qu’il a été rêvé en 2016-2017. Il faudra mener une bataille appareil contre appareil, tout en sachant que le débat va se développer à droite et pas à gauche. Une politique des accords ponctuels, en revanche, va devenir difficile car la confiance ne règne plus entre la majorité présidentielle et LR. Si cela continue, c’est LR qui prendra le leadership.

Xavier Dupuy : Pour l'instant, tout est passé. Aucun engagement de la responsabilité du gouvernement n'a donné lieu à l'adoption d'une motion de censure. Il s'en est pourtant fallu de 9 voix la dernière fois. Est-ce qu'une motion de censure sera adoptée un jour ? Et dans ce cas-là, le gouvernement sera-t-il censuré ? Peut-être que là, pour le coup, ça peut donner un argument au président de la République pour dissoudre.  Mais est-ce que les Français recevront le message comme quoi ce gouvernement qui a été censuré, ça mérite la dissolution de l'Assemblée ? Très bonne question. Est-ce qu'une dissolution dans ces circonstances-là, suite à l'adoption d'une motion de censure, ferait que le président de la République aurait une majorité renforcée ? Le problème d’Emmanuel Macron c’est son impopularité. Aujourd'hui, on est quasiment à 7 Français sur 10 qui ont une mauvaise opinion du président de la République. 

Une vraie coalition construite sur un accord de gouvernement et pas sur des débauchages individuels permettrait-elle d’échapper à l’immobilisme généré par la tripartition de la vie politique française ? L’échec de Darmanin est-il d’ailleurs autre chose que l’échec de la méthode des débauchages individuels au nom d’un illusoire dépassement du clivage gauche-droite ?

Xavier Dupuy : Le clivage gauche-droite en lui-même n'a pas été effacé par l'élection et la réélection d'Emmanuel Macron. On observe le pouvoir comme étant une force centrale, pas forcément centriste et qui a pris pour habitude de « dealer » sur certains textes tantôt avec la droite, tantôt avec la gauche. La droite et la gauche existent toujours. 

Passer un pacte de gouvernement, c'est quelque chose qui se passe en tout début de législature. ça fait un an et demi qu'ils sont au pouvoir et ça risque de devenir de plus en plus compliqué à mettre en place. 

Luc Rouban : La tripartition de la vie politique ne débouche pas sur un découpage en trois tiers à peu près égaux et ayant la même solidité ou la même densité électorale mais sur une gauche, tout compris, à 30% et une droite, d’Emmanuel Macron à Éric Zemmour à 70%. Il faut sortir des formules convenues pour tenir compte des rapports de force réels et repérer les lieux où va se jouer la vraie bataille dans laquelle la gauche risque fort de n’être qu’en position d’observatrice. L’immobilisme n’est pas dû à cette partition mais au fait que le macronisme a toujours voulu écarter les solutions réellement politiques, comme le référendum, au profit d’arrangements du court terme avec les uns et les autres sur le modèle managérial qui reste sa marque de fabrique en pensant que les décisions de l’entre-soi étaient légitimes par définition. Néanmoins, gouverner ce n’est pas seulement gérer et aller chercher de temps en temps un nouveau « collaborateur ». L’absence de doctrine, de récit national, le recours à des techniques de gestion du court terme ont conduit à éviter les questions qui fâchent et qui fâchent de plus en plus comme le déclin de l’école, l’insécurité, le délabrement des services publics, la montée des violences et de l’antisémitisme. L’échec de Gérald Darmanin est dû au fait d’avoir rejoint une majorité présidentielle qui n’a jamais voulu faire de politique.

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