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Discours d’hommage aux victimes du terrorisme : derrière l’inflation sémantique, l’impuissance politique
©PHILIPPE LOPEZ / AFP

En filigrane

A l’occasion de son discours tenu lors de l'hommage national à Arnaud Beltrame, Emmanuel Macron a évoqué "l'esprit français de résistance"... mais aussi, paradoxalement, la "résilience" de la nation. Un signe que le chef de l'Etat se débat avec son époque.

Edouard Husson

Edouard Husson

Universitaire, Edouard Husson a dirigé ESCP Europe Business School de 2012 à 2014 puis a été vice-président de l’Université Paris Sciences & Lettres (PSL). Il est actuellement professeur à l’Institut Franco-Allemand d’Etudes Européennes (à l’Université de Cergy-Pontoise). Spécialiste de l’histoire de l’Allemagne et de l’Europe, il travaille en particulier sur la modernisation politique des sociétés depuis la Révolution française. Il est l’auteur d’ouvrages et de nombreux articles sur l’histoire de l’Allemagne depuis la Révolution française, l’histoire des mondialisations, l’histoire de la monnaie, l’histoire du nazisme et des autres violences de masse au XXème siècle  ou l’histoire des relations internationales et des conflits contemporains. Il écrit en ce moment une biographie de Benjamin Disraëli. 

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Atlantico : Dans son discours tenu lors de l'hommage national au colonel Arnaud Beltrame, Emmanuel Macron a pu faire mention de "l'esprit français de résistance", tout en convoquant les noms de Jean Moulin et de Pierre Brossolette, du Général de Gaulle, de Jeanne d'Arc, autant de noms ou de références évoquant l'occupation du pays. Comment comprendre une telle référence à l'occupation au regard du contexte actuel du pays ? 

Edouard Hussion : Lors de précédents assassinats commis par des islamistes revendiqués, le président Hollande avait expliqué que le pays était en guerre. Aujourd’hui Emmanuel Macron invoque la résistance française à l’occupation anglaise durant la Guerre de 100 ans ou à l’occupation allemande durant la Seconde Guerre mondiale. Dans les deux cas, on se demande si les termes et les comparaisons utilisés sont appropriés. Certes, au moment des attentats de 2015, des troupes françaises étaient engagées contre des mouvements combattants se réclamant de l’islamisme au Moyen-Orient ou en Afrique; mais pouvait-on dire pour autant que le pays tout entier était en guerre? Nous n’avons jamais eu, ces deux dernières années, l’équivalent de ce que la société française a connu durant la Guerre d’Algérie, à commencer par l’angoisse de la mobilisation dans le cadre du contingent. Ajoutons que Schengen n’a pas été suspendu, les autorités françaises n’ont pas jugé bon de reprendre, au moins provisoirement, le contrôle de nos frontières. Si, par malheur, notre pays était amené un jour à refaire la guerre, celle-ci ne pourrait reposer, en dernière instance que sur des décisions nationales (même au sein d’une coalition). De façon curieuse, depuis 2015 on a fait beaucoup d’honneur à des petits malfrats transformés en tueurs en série, en leur prêtant le rang d’un adversaire  militaire. Emmanuel Macron a dénoncé, hier, la lâcheté des tueurs; mais pourquoi, alors, leur accorder le rang d’un ennemi militaire? Un militaire ça se bat contre d’autres militaires - à la rigueur contre des mouvements de franc-tireurs organisés. On peut adresser le même genre de critique à l’évocation, aujourd’hui, de Jeanne d’Arc ou Jean Moulin. Le pays est-il occupé par une puissance étrangère? On comprend bien la classification des terroristes comme nihilistes mais où est l’armée d’occupation, où sont les agents de la Gestapo? Sans compter que la comparaison implicite, par référence à Jeanne, entre les Anglais du XIVè siècle et les islamistes d’aujourd’hui est curieuse.

Comment interpréter l'intention politique de telles références ? 

Je ne sais pas si on peut parler d’intention. Certes, Emmanuel Macron est dans le rôle du Président lorsqu’il en appelle au rassemblement de la nation. Il a donné, aussi, une leçon d’esprit républicain. En particulier, proposer aux jeunes gens tentés par la violence ou le fanatisme pour donner un sens à leur morne existence, de prendre en exemple le sacrifice du Colonel Beltrame est, de mon point de vue le bon passage du discours. Mais ensuite ce qui frappe c’est de voir l’orateur se débattre avec son époque. Avez-vous remarqué ce qui est presque un lapsus? Au milieu d’un éloge de la résistance, il  évoque la “résilience” de la nation! Mais la mentalité du résistant et celle du “résilient” sont antinomiques!  Notre pays n’a plus connu la guerre depuis un demi-siècle; nos dirigeants ont supprimé le service militaire; notre souveraineté a été en grande partie abolie par des transferts à l’Union Européenne. L’Education Nationale a très largement refoulé toute référence à la nation dans les programmes. Et tout d’un coup on assiste au retour du refoulé. Il y a une surabondance de références guerrières et nationales dans le discours du président de la République. Cet homme si maître de lui habituellement a du mal à cacher son émotion à deux reprises durant le discours. Et l’esprit de la résistance française durant Seconde Guerre mondiale est convoqué avec fracas. Curieusement, le président ne cesse de faire référence au comportement “militaire” du Colonel Beltrame; mais ce n’est pas la première qualification qui vient à l’esprit: je n’ai aucune idée sur les convictions religieuses de ce héros mais son geste est imprégné d’esprit chrétien. Un militaire perd la vie en combattant; si l’on tient absolument à puiser dans le référentiel de la Seconde Guerre mondiale,  on a là un geste qui ressemble plutôt à celui du Père Kolbe à Auschwitz, se substituant à un père de famille promis à la mort par les gardes du camp. Il n’y a pas de hiérarchie des types de sacrifices. Mais je ne suis pas sûr que l’on ait pris toute la mesure du décalage entre la forme de commémoration choisie et la forme d’héroïsme du Colonel Beltrame. Quand bien même, laïcité oblige, on ne voudrait pas faire référence à l’héritage chrétien du pays, qui continue à déterminer bien des comportements, il aurait été préférable de mettre le don de soi en avant, plutôt que l’éthique du combattant. Et puis la commémoration n’aurait-elle pas dû se dérouler sur le territoire où  se sont déroulés ces tragiques événements? Ne s’agit-il pas de rassurer tous ces territoires français ravagés ou meurtris par la mondialisation, par des guerres qui ne sont pas les nôtres, par des décisions prises loin de chez nous - même quand des dirigeants français y sont associés?

Quelle est la problématique soulevée par cette idée d'occupation, et quelles en sont les conséquences politiques ?

La question qui se pose c’est de savoir si nous sommes condamnés à osciller entre une forme de fatalisme face aux poussées régulières de violence terroriste et des moments d’exaltation nationale qui empruntent des accents martiaux sans que, pour autant, nous soyons en guerre. L’enjeu premier n’est-il pas celui de la défense de l’Etat de droit? Et ce n’est pas d’abord une question militaire. Le Président a fait référence à deux reprises aux forces qui contribuent à la sécurité intérieure du pays. Il a remercié, en plus des militaires, les forces de l’ordre, les pompiers et les enseignants.  Il y a bien l’Opération Sentinelle, qui mobilise les militaires mais ne touchons-nous pas, en l’occurrence, les contradictions de la période actuelle.? Aurions-nous besoin de patrouilles militaires dans nos villes si le contrôle avait été rétabli aux frontières nationales - ardente obligation, en temps de crise, quels que soient les engagements de Schengen? Ne savons-nous pas que l’Opération Sentinelle est au fond peu appréciée de ceux qui doivent y servir, d’abord parce que les militaires ont le sentiment d’y être à contre-emploi. On comprend bien qu’en temps de paix, l’armée s’interroge sur son utilité; on comprend aussi que, durant les deux ou trois dernières décennies les guerres menées pour motifs humanitaires aient démobilisé en partie la troupe. Combien de témoignages avons-nous entendu de soldats ou d’officiers s’étant trouvés en Bosnie en 1993 avec le sentiment de ne pas pouvoir, prisonniers qu’ils étaient des instructions de l’ONU, se comporter en soldats! Le soldat est formé pour combattre; sa mission première est de neutraliser ou détruire un adversaire qui lui aussi dispose de la force armée. La première leçon à tirer du comportement du Colonel Beltrame, c’est qu’il a sans doute jugé que, dans les circonstances, il ne fallait pas se conduire en militaire mais en civil faisant don de sa vie pour en sauver une ou plusieurs  autres, précisément parce que nous ne sommes pas en guerre. L’escadron de gendarmerie avait en face de soi non une autre unité armée mais un preneur d’otages ayant atteint un paroxysme de violence Il ne s’agissait pas d’affronter une autre armée sur un champ de bataille mais de préserver le maximum de vies tandis qu’un recours à la violence armée aurait pu causer bien des dégâts et des morts supplémentaires. Qu’il n’y ait pas de malentendu: s’interroger sur la meilleure qualification du sacrifice admirable de ce héros ne signifie pas que je n’adhère pas à l’émotion nationale. Au contraire, comme l’a dit assez justement le Président, on se souviendra du Colonel Beltrame dans de nombreuses générations alors que l’on aura oublié le nom de son assassin. Mais il faut bien constater qu’un certain dilettantisme de nos dirigeants successifs depuis cinquante ans à propos de la souveraineté et de la nation a créé une confusion des repères, une inadéquation etre les mots et la réalité.  Ce à quoi nous assistons, c’est à la trop lente et fort douloureuse réadaptation au réel d’une classe dirigeante qui peine à sortir de cinq décennies d’hyperindividualisme.

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