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Dire que la religion implique la violence, c'est oublier que le lien entre dévotion et violence ne concerne pas toutes les religions
©capture écran YouTube

Bonnes feuilles

Il y a trente ans, quand on voulait être pris au sérieux, on parlait politique; évoquer la religion, en revanche, était le meilleur moyen de faire rir. Aujourd'hui, la situation s'est inversée: la religion fascine, inquiète, et la peur s'installe à l'égard de certaines de ses formes, voire de la violence que, suppose-t-on, elles fomentent. Extrait du livre "Sur la religion" de Rémi Brague, publié chez Flammarion (2/2).

Rémi Brague

Rémi Brague

Membre de l'Institut, professeur de philosophie à l'université Paris-I Panthéon-Sorbonne et à la Ludwig-Maximilians-Universitat de Munich, Rémi Brague est l'auteur de nombreux essais dont Europe, la voie romaine (1992), la Sagesse du monde (1999), La Loi de Dieu (2005), Au moyen du Moyen Age (2008), le Propre de l'homme (2015) et Sur la religion (2018).

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Un certain lien entre pratiques pieuses, voire mystiques, et engagement militaire apparaît, semble-t-il, dans la pratique islamique du ribāṭ. Le mot, qui a donné son nom à la capitale actuelle du Maroc, Rabat, est difficile à traduire. Il s’agit d’une forteresse située aux marges de l’empire, dans laquelle la garnison, contrainte à la chasteté, à la pauvreté et à l’obéissance par les nécessités de la vie militaire, se livre à des exercices de piété. On pourrait parler d’un couvent fortifié, avec cette différence que la chasteté et la vie commune sont provisoires en islam, alors qu’elles sont en terre chrétienne l’objet de vœux. « Les gens du ribat » est la traduction du participe arabe murabiṭūn, nom de la dynastie que nous transcrivons comme Almoravides, apparue à partir de 1056. 

Cette alliance paradoxale du mystique et du militaire se concrétisa dans des ordres religieux de moines combattants, alliance de termes qui avait longtemps passé pour contradictoire, avec les Templiers (1119), l’ordre de Calatrava (1158), né en Espagne, peut-être en une sorte de réponse en miroir aux équivalents islamiques, les chevaliers teutoniques (1190), etc. 

L’idée de croisade est une réplique à celle de guerre sainte. C’est une idée propre à la Chrétienté latine et qui n’existe pas à Byzance, où elle est même ressentie comme une monstrueuse erreur. Une croisade est un fait ponctuel, décidé par une instance officielle (la Papauté) dans des circonstances particulières et dans un but précis. Une fois ce but atteint, elle perd sa raison d’être. 

Un lien direct entre violence et dévotion n’apparaît que rarement. D’abord dans la secte ismaélienne des Assassins, au XIe siècle, ces « mâcheurs de haschich » (d’où leur nom) qui éliminaient leurs adversaires par des meurtres ciblés auxquels ils ont laissé leur nom. Puis dans la secte des Thugs, qui se rendit tristement célèbre dans les Indes du XIIIe au XXe siècle : ils justifiaient leur façon d’étrangler ceux qu’ils dépouillaient par un mythe mettant en scène la déesse Kali. 

Un critère utile est la revendication par les terroristes eux-mêmes des raisons religieuses de leur comportement. Le terrorisme irlandais était le fait de catholiques attaquant un pouvoir protestant, mais ceux qui l’exerçaient ne se réclamaient pas de leur foi. En revanche, les combattants de l’État islamique en Irak et en Syrie ne cessent d’affirmer que c’est leur islam qui leur dicte leur conduite.

Ainsi, la formule incantatoire qui lie violence et religion pour mettre la première au débit de la seconde doit être corrigée, en recevant plusieurs distinctions. On évitera d’isoler le religieux, prétendu facteur unique de violence, d’autres aspects du phénomène humain qui l’ont accompagné presque partout et presque toujours, et qui peuvent eux aussi avoir leur part de responsabilité. Cette part est souvent plus grande que celle d’un « religieux » supposé exister à l’état pur, alors qu’il n’a été identifié comme tel qu’assez tard dans l’histoire – au fond, guère avant les Temps modernes. On évitera de mettre sur le même plan « les religions », toutes les religions, comme si toutes prêchaient les mêmes doctrines et recommandaient les mêmes pratiques. On prendra garde de ne pas confondre une religion donnée avec les hommes qui se trouvent la professer, mais dont rien ne prouve que leurs actions ont été motivées par elle. Le résultat sera une vision des choses plus nuancée et plus sobre, et en tout cas moins susceptible d’exciter les passions.

Extrait du livre "Sur la religion" de Rémi Brague, publié chez Flammarion

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