Des prophètes désarmés : la crise ukrainienne révèle l’inanité d’un moralisme sans vertu<!-- --> | Atlantico.fr
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Le président russe Vladimir Poutine lors d'une visioconférence à la résidence d'État de Novo-Ogaryovo à l'extérieur de Moscou, le 25 janvier 2022.
Le président russe Vladimir Poutine lors d'une visioconférence à la résidence d'État de Novo-Ogaryovo à l'extérieur de Moscou, le 25 janvier 2022.
©ALEXEÏ NIKOLSKY / SPOUTNIK / AFP

Diplomatie de la dernière chance ?

Face à la crise en Ukraine, les démocraties européennes sont face à un dilemme. Si l’on prétend que la justice, la paix et la sécurité sont désirables, mais fragiles, et que nous avons l’obligation de les protéger alors nous devons nous en donner les moyens.

Renaud-Philippe Garner

Renaud-Philippe Garner est philosophe de formation. Il vient d’être nommé professeur adjoint en philosophie politique à l’Université de la Colombie-Britannique (Okanagan). Vous trouverez son entrée sur le nationalisme dans l’Oxford Research Encyclopedia of Politics. 

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Nous sommes face à une crise grave en Ukraine. Adoptons, le temps d’une réflexion, la perspective qui semble faire l’unanimité auprès des gouvernements et des médias occidentaux. La guerre menacerait. Depuis peu, la Russie aurait massé des troupes – environ cent mille – sur sa frontière avec l’Ukraine. Leur présence n’est pas un hasard et ne correspondrait pas à la tenue d’exercices militaires planifiée. Si c’était le cas, il n’y aurait pas de quoi s’indigner. Au contraire, leur présence signale ou rappelle les intentions belliqueuses et impériales de Vladimir Poutine. Après l'annexion de la Crimée en 2014, l’agression russe recommence. Dans le pire scénario, la Russie chercherait à envahir et annexer l’entièreté du pays. Dans un scénario moins catastrophique, Moscou se contenterait d’occuper l’est du pays, déjà aux mains des séparatistes pro-russes depuis le printemps 2014. Certains s’aventurent même à dire que l’invasion serait imminente – les Russes attaqueraient en février 2022.  

Rajoutons à cette description des faits le jugement moral qui l’accompagne. Non seulement la Russie a eu tort d’envahir et d’annexer la Crimée, mais à l’heure actuelle elle ne dispose pas d’un casus belli légitime ou sérieux. Si Vladimir Poutine envoie ses troupes en Ukraine, pour l’annexer de manière partielle ou complète, il déclencherait une guerre injuste et illégitime. Par conséquent, nous devons soutenir les Ukrainiens et nous opposer aux Russes.

Même si nous admettons tout cela, les démocraties européennes sont face à un dilemme. Soit, elles sont prêtes à faire la guerre pour arrêter l’agression russe auquel cas la faiblesse des armées européennes serait cruellement exposée. Soit, elles ne sont pas prêtes à faire la guerre à la Russie, auquel cas leur diplomatie et leur influence se révèleraient des postures insignifiantes.

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Soyons clairs, la question n’est pas de savoir si une invasion russe pourrait être repoussée par les Étatsuniens. Premièrement, il faudrait souligner que le Président Biden a affirmé qu’il n’enverrait pas de troupes en Ukraine. Deuxièmement, si la seule façon de maintenir la paix et la justice sur le continent européen est de faire appel à l’armée étatsunienne, quelle est l'utilité de l’Union européenne ou même d’états souverains en Europe? Comment l’Europe – si un tel acteur existe – pourrait-elle devenir une voix influente sur la scène internationale si elle devait se fier à une armée étrangère pour obtenir la paix sur son propre sol? Troisièmement, même si les Étatsuniens pouvaient repousser les Russes, pourquoi engageraient-ils leurs forces en Europe de l’Est alors qu’ils doivent surveiller de près ce qui se passe en Extrême-Orient ? Les forces américaines sont peut-être en mesure de vaincre les Russes ou les Chinois, mais il est beaucoup plus risqué de se disperser sur plusieurs fronts séparés par des milliers de kilomètres.

Le dilemme auquel font face les démocraties européennes est, osons le dire, le résultat d’une idéologie en porte-à-faux avec leur morale grandiose. Dit autrement, les démocraties européennes sont face à ce dilemme parce que leurs élites veulent des fins sans vouloir les moyens. Ces élites se disent pour la paix et la sécurité, en Europe et ailleurs dans le monde, mais refusent d’accepter que la paix et la sécurité ne soient ni le produit de bons sentiments ni de discours prononcés à Strasbourg, mais de la capacité réelle à établir et défendre un ordre politique.

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D’une part, toutes les démocraties européennes ou presque ont fait le choix d’une vision irénique pour ne pas dire utopique de l’histoire. On répète à satiété que l’Union européenne serait la source d’une paix inédite. Cette analyse simpliste mène droit à un autre discours très répandu – pourquoi dépenser autant sur la défense? Le résultat concret est d’avoir sabré le budget de la défense un peu partout. Des nations qui disposaient il y a encore quelques décennies de grandes armées – l’Allemagne, la France, le Royaume-Uni – ne disposent que d’effectifs modestes. Non seulement a-t-on dévalorisé les traditions martiales ou le métier des armes, mais les armées européennes sont mal équipées. Il y a dix ans, lorsque la France, le Royaume-Uni et autres bombardaient les forces d’un état pauvre et faible, la Libye, cela pris huit mois d’effort et quelques controverses sur les stocks de munitions disponibles. Si les deux démocraties européennes avec les armées les mieux équipées s’éternisent pour vaincre un adversaire aussi faible, comment feront-elles contre un ennemi disposant de forces égales voir supérieures?  

Évidemment, cette rupture historique, cette indifférence et même ce mépris viscéral pour la guerre et le métier des armes sont une réaction aux guerres sanglantes du XXe siècle. Les Européens, nous dira-t-on, ont tellement fait la guerre qu’ils n’en veulent plus, ils ne savent plus et ne peuvent plus la faire. L’Europe contemporaine est moins martiale parce qu’elle l’a trop été par le passé.

Quoique le raisonnement ne soit pas extravagant, il est toutefois irrationnel de se rendre moins apte ou prompt à faire la guerre, matériellement, psychologiquement et moralement, tout en insistant sur des fins qui ne peuvent être atteintes sans elle. Ce serait une chose si les élites européennes se contentaient d’un mutisme. Rien n’est plus loin de réalité. Prenons un exemple récent. La France, les Pays-Bas et le Royaume-Uni ont tous déclaré, par leurs parlements respectifs, que la Chine commettait un génocide contre les Ouïghours. Indéniablement, le génocide est un crime abominable, mais il faudrait souligner le fait que tous ces pays, et toutes les démocraties européennes par ailleurs, sont signataires de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide. Ce traité exige de ses signataires qu’ils empêchent ou punissent le génocide. À l’heure actuelle, quelles armées européennes sont en mesure d’honorer ces formidables promesses?

On pourrait répliquer que la Chine est un cas exceptionnel, mais c’est soit de la naïveté soit une esquive. Rappelons-nous du bombardement de la Libye, éminemment plus faible que la Chine, car il illustre bien la faiblesse militaire des démocraties européennes. Aujourd’hui, ce n’est pas la Chine que l’on prétend aux portes de Kiev, mais la Russie. Le problème central demeure. Les élites des démocraties européennes veulent la justice, la paix, et la sécurité sur le continent et ailleurs dans le monde, et pourtant, ils refusent de comprendre que ces objectifs, quoique louables, ne se décrètent pas et que des sermons ne suffisent pas pour les défendre.  

Évitons toute confusion. Relever ce dilemme n’est pas d’un plaidoyer, plus ou moins subtil, pour la realpolitik à la Kissinger. Au contraire, il s’agit là d’un raisonnement profondément moral. Si l’on prétend que la justice, la paix et la sécurité sont désirables, mais fragiles, et que nous avons l’obligation de les protéger alors nous devons nous en donner les moyens. Il faut un arsenal pour faire la guerre, mais surtout des ressources psychologiques et morales. In fine, les moyens matériaux sont le résultat de choix et ces derniers révèlent les qualités morales et psychologiques de ceux qui les prennent. On peut choisir de ne plus rendre un culte au courage ou à l’héroïsme, on peut désirer une population moins martiale, mais la conséquence pratique est de ne plus être en mesure de résister à ceux qui ont fait le choix inverse. Laconiques, les Romains se seraient contentés de dire : si vis pacem, para bellum.   

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