"Des paroles et des actes" : Marine Le Pen, professionnelle des médias... et fossoyeur du FN ?<!-- --> | Atlantico.fr
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Marine Le Pen.
Marine Le Pen.
©Reuters

Trop de normalisation

Au lendemain du second tour des élections municipales qui ont marqué la progression du Front national dans les urnes, Marine Le Pen était l'invitée de l'émission de David Pujadas "Des paroles et des actes" hier jeudi sur France 2.

Vincent Tournier

Vincent Tournier

Vincent Tournier est maître de conférence de science politique à l’Institut d’études politiques de Grenoble.

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Disons d’abord un mot sur la polémique qui a précédé l’émission. On sait, grâce au journaliste Jean Quatremer, que Marine Le Pen a refusé de se trouver confrontée à Martin Schulz, l’actuel président du Parlement européen, lequel est également chef de file des socialistes pour les élections européennes qui se tiendront le 25 mai prochain.

Pourquoi un tel refus ? Que pouvait redouter Marine Le Pen ? Craignait-elle une confrontation avec quelqu’un qui connaît bien les enjeux européens, quelqu’un qui connaît aussi l’implication de chaque député dans les activités du Parlement ? Était-ce également la crainte, comme le soutient de son côté Martin Schulz, de se voir poser des questions embarrassantes sur les stratégies d’unification des droites radicales en Europe ?

On ne le saura pas. En débutant son émission, ce jeudi soir, David Pujadas s’est contenté de préciser qu’il est impossible de forcer deux personnes à débattre. C’est évidemment exact, d’autant qu’il y a un précédent : on se souvient en effet que Marine Le Pen avait refusé de discuter avec Jean-Luc Mélenchon dans cette même émission en février 2012.

Cette explication n’est toutefois pas très convaincante. Marine Le Pen allait-elle renouveler son mutisme ? Pire : allait-elle renoncer à venir, quitte à rater un rendez-vous médiatique important ? Avouons que ces deux risques étaient minimes. On est donc conduit à s’interroger sur la capacité de résistance des journalistes, voire sur le poids de la société du spectacle. Gilles Bornstein, le rédacteur en chef de l’émission, a donné une précision intéressante : "on ne peut pas obliger Marine Le Pen à débattre avec quelqu’un. Si elle ne choisit pas les journalistes qui l’interrogent, elle a le droit, comme tout le monde, de choisir son interlocuteur". Cet aveu mérite d’être médité : on apprend que les invités choisissent eux-mêmes leur contradicteur, ce qui en dit long sur la conception que l’on se fait, dans les rédactions du service public, de l’art et la manière d’organiser un débat public – et peut-être aussi sur le rapport de force entre les journalistes et les personnalités politiques.

Mais revenons à l’émission elle-même. Sur le fond, disons-le d’emblée, on n’a pas appris grand-chose. Marine Le Pen n’a fait aucune révélation, n’a rien proposé de nouveau. Elle est restée assez prudente – assez sage même, pourrait-on dire. Il y a bien eu quelques moments un peu tendus, notamment lorsqu’elle s’est emportée contre Mourad Boudjella, le président du club de rugby de Toulon, qui lui reprochait classiquement de stigmatiser les immigrés. Ou encore lors d’échanges animés avec le syndicaliste Jean-Pierre Mercier ou le socialiste Yann Galut.

Mais tout cela donnait finalement un sentiment de déjà-vu, comme une sorte de routine. Tout s’est déroulé normalement, il n’y a pas eu de surprise. C’est peut-être ce point qui mérite d’être questionné. Ceux qui sont allergiques au Front national diront que c’est un signe supplémentaire de sa banalisation, donc de sa dangerosité. Ont-ils raison ? Ce qui est sûr, c’est que la différence avec les prestations de son père saute aux yeux. Le côté sulfureux a totalement disparu. L’ambiance sur le plateau a radicalement changé. Marine le Pen est une professionnelle de la télévision ; elle en connaît parfaitement les codes, elle sait doser ses effets, contenir ses émotions, lâcher ses coups au bon moment, tout en sachant faire preuve de retenue. Elle est souvent souriante, aimable, polie, prenant par moments des allures de sage écolière venant passer son oral de fin d’année.

Sur le fond, elle prend également soin de déminer le terrain. L’attaque-t-on sur le racisme ? Elle répond qu’elle fait clairement la différence entre les étrangers et les immigrés, que seuls les premiers sont un problème, et elle insiste à plusieurs reprises sur le terme "d’assimilation" et de "République", jouant avec plaisir sur les références à Jaurès et à De Gaulle que cultivent ses proches Steeve Briois et Florian Philippot. Lui reproche-t-on de faire de l’Europe (et de l’euro) un bouc émissaire ? Elle se lance dans un vibrant plaidoyer sur la misère des peuples, au point qu’Alain Lamassoure terminera par cet aveu : "je croyais débattre avec Marine Le Pen, je me rends compte que j’ai débattu avec Jean-Luc Mélenchon". Lui présente-t-on un documentaire sur Villers-Cotterêt, où le maire FN fraîchement élu déclare solennellement qu’il ne prononcera pas de mariage gay ? Elle répond qu’elle ne place pas les maires frontistes "sous sa tutelle" et, plus encore, qu’elle tient elle-même à appliquer la "loi républicaine".

Bref, les attaques donnent le sentiment de passer à côté, de rebondir sans toucher leur cible, de tomber à côté. D’autant que, sur l’analyse de la situation actuelle, force est de reconnaître que les constats de Marine Le Pen sonnent souvent juste. Il est clair qu’elle sait appuyer là où ça fait mal, que ce soit sur les difficultés économiques, sur le chômage ou sur l’absence de différence entre la gauche et la droite. Le journaliste Hervé Gattegno, qui termine l’émission, lui concède volontiers une certaine pertinence dans ses diagnostics.

Pour autant, Marine Le Pen est-elle en bonne voie vers la victoire ? Ce serait aller vite en besogne et retomber dans le même travers qu’en 1984, lorsqu’on a attribué la montée du FN à la participation de Jean-Marie Le Pen à l’émission L’heure de vérité trois mois avant la percée aux européennes de juin (il obtient près de 11% des suffrages). Les médias ont pourtant leurs limites. Et, en réalité, la situation du FN n’est pas si bonne. Son succès aux municipales reste relatif. Dans un contexte de crise économique sévère, qui s’est avéré très favorable aux partis d’opposition, le Front national n’a pas réellement su capter le mécontentement des électeurs. Ses victoires dans quelques villes sont réelles, mais elles étaient souvent assez prévisibles et risquent plutôt d’être des pièges pour sa crédibilité future : a-t-il une chance sérieuse de redresser des villes qui sont dans un état de sinistre avancé, surtout avec des équipes inexpérimentées et sans relai dans la société civile, qui vont être soumises à une surveillance étroite de la part des préfets et des associations ? Marine Le Pen est consciente de cette difficulté, et c’est pour cela qu’elle a pris soin de signifier que les maires frontistes sont pleinement autonomes.

Le plus inquiétant pour elle est que ce succès relatif intervient alors que la banalisation du FN est déjà bien entamée. Car Marine Le Pen n’en est pas à son premier passage à la télévision, loin s’en faut. Elle y fait certes des cartons d’audience, et puis après ? Toute la difficulté est là : son père jouait sur la carte de l’infréquentabilité pour attirer les mécontents du système, mais il créait ainsi un cordon sanitaire qui l’empêchait de croître au-delà d’un certain seuil. Sa fille fait le pari inverse : la fréquentabilité devrait lui permettre d’aller plus loin, de récupérer une partie des électeurs traditionnels de la droite ou des milieux populaires qui ne votent plus. Mais cette stratégie ne va-t-elle pas se briser à son tour sur le manque de crédibilité d’une posture qui n’est plus vraiment une alternative ? A force de devenir une star du système et de s’inscrire dans une continuité républicaine, pourra-t-elle toujours prétendre être le seul véritable opposant, notamment aux yeux des abstentionnistes, que seuls des messages virulents peuvent mobiliser ? Autrement dit, ce qu’elle gagne d’un côté, ne le perd-elle pas de l’autre ? Pour un outsider, la pire des situations n’est-elle pas de se banaliser ?

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