Des mots et des épées : la puissance du langage dans Game of Thrones<!-- --> | Atlantico.fr
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Les acteurs et l'équipe de "Game of Thrones" reçoivent un prix lors de la 71e cérémonie des Emmy Awards à Los Angeles, le 22 septembre 2019.
Les acteurs et l'équipe de "Game of Thrones" reçoivent un prix lors de la 71e cérémonie des Emmy Awards à Los Angeles, le 22 septembre 2019.
©FRÉDÉRIC J. BROWN / AFP

Bonnes feuilles

Le livre « Le Trône de fer et les sciences » a été publié sous la direction de Jean-Sébastien Steyer aux éditions Belin. Histoire des langues, géographie, géologie, biologie, psychologie, climat, environnement..., les meilleurs spécialistes se sont plongés dans le monde de la série télévisée, et proposent de le découvrir sous un éclairage nouveau. Extrait 2/2.

Jean-Sébastien Steyer

Jean-Sébastien Steyer

Jean-Sébastien Steyer est paléontologue au CNRS et au Muséum national d’Histoire naturelle de Paris, lauréat de plusieurs prix scientifiques, auteur d’une centaine d’articles de recherche et d’une douzaine d’ouvrages grand public, le jour. La nuit, « mestre Steyer » de la Citadelle organise des fouilles sur Essos et Sothoryos à la recherche de fossiles de dragons.

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Frédéric Landragin

Frédéric Landragin

Frédéric Landragin est directeur de recherche au CNRS et travaille dans le laboratoire Lattice (Langues, Textes, Traitements informatiques, Cognition) affilié à l’ENS Paris et l’université Sorbonne Nouvelle. Il est l’auteur de plusieurs livres traitant de linguistique et d’intelligence artificielle.

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Comme toujours, tout commence par des mots. Et quels mots! Le Trône de fer fourmille de mots de toutes sortes : ceux qui évoquent des paysages ruraux ou désertiques, des personnages hauts en couleur, les grandes maisons des nobles, des châteaux fortifiés ou aériens. Nous, lecteurs, sommes plongés dans un monde de mots, qui nous permettent d’imaginer ambiances, musiques, sons et odeurs, des mets délicats des banquets à la puanteur des cadavres dévorés par les corbeaux. Pour décrire ses scènes les plus extrêmes, George R. R. Martin choisit des mots précis, directs, puissamment évocateurs. Certains mots ont été oubliés, comme ceux des enfants de la forêt, dont la langue est considérée par beaucoup comme une langue morte. D’autres sont précieusement gardés dans des livres qui font le régal de personnages aussi opposés que Tyrion Lannister et Samwell Tarly. Tous ces mots (word en anglais – cela a son importance) constituent les briques de plusieurs langues : tout d’abord, la Langue Commune, mais aussi le dothraki, le haut valyrien, ou les dialectes qui découlent de ce dernier, sans oublier les mélanges de mots utilisés pour les échanges commerciaux. Selon le lieu, selon la classe sociale, les mots se prononcent de manières différentes, et se font le reflet d’une riche diversité de peuples et de cultures. Ils forment parfois des devises (word en anglais, encore), comme L’hiver vient pour les Stark de Winterfell, ou Je rugis (plus exactement Entendez-moi rugir si l’on reprend la formulation de la devise en anglais, Hear Me Roar) pour les Lannister. Ils décrivent parfois des traits de caractère ou des habitudes que tout le monde connaît, comme « Un Lannister paie toujours ses dettes », phrase répétée par l’ensemble des Lannister, y compris Tyrion qui ne porte pourtant pas sa famille dans son cœur. Ils forment des proverbes, en particulier « Les mots sont du vent » que les personnages prononcent quand une promesse qu’on leur adresse leur semble vaine. Car donner sa parole (word en anglais, toujours!) se fait aisément, alors que tenir parole semble bien plus aléatoire dans ce monde d’intrigues, de revirements et de retournements de situation. Même les corbeaux prononcent des mots, en commençant par « grain! », exprimé avec insistance à chaque fois que l’animal ressent la faim. Or ces corbeaux sont les principaux messagers, chargés d’envoyer des nouvelles (word en anglais, vous l’aurez deviné) du nord au sud, des Eyrié à Winterfell, de Port-Réal à Castral Roc. Selon les personnages qui parlent, selon les circonstances et les tensions, les mots sont perçus comme du vent, ou comme des flèches quand ils se font blessants, voire des cafards s’agitant sur des feuilles de parchemin, pour quelqu’un qui ne les maîtrise pas et qui ne sait pas bien lire. Vent, flèches, cafards : les mots ont plusieurs rôles et sont dotés de plusieurs sens possibles, et c’est l’objet de ce chapitre que de fournir quelques clés pour mieux les appréhender.

Des donjons, des dragons et du sense of wonder

Le vocabulaire du Trône de fer relève du champ lexical du Moyen Âge, avec ses châteaux, son donjon rouge, ses chevaliers en armure, auxquels s’ajoutent quelques figures classiques de la fantasy comme les dragons. Il n’y a pas d’elfes, mais il est question des enfants de la forêt. Il n’y a pas d’ogres, mais il y a Gregor Clegane, « la Montagne ». De nombreux ingrédients du médiéval fantastique sont présents, et tous se caractérisent par un pouvoir évocateur fort et une capacité à déclencher le sense of wonder, ce « sens de l’émerveillement » propre aux littératures de l’imaginaire, qui nous transporte dans les profondeurs du monde imaginé par George R. R. Martin.

L’importance des mots devient vite une évidence, dès la lecture du premier tome : la devise des Stark de Winterfell, redondante (en anglais) avec ce nom même de « Winterfell », est présentée dès les premières pages : « Les mots Stark. Chaque maison noble a les siens. Devises de famille, pierres de touche, exorcismes, tous vantaient l’honneur, la gloire, tous juraient loyauté, franchise, foi, courage, tous sauf ceux des Stark. L’hiver vient résumait leurs mots. » En quelques mots, un cadre est posé. De nombreux toponymes viendront préciser pas à pas un cadre géographique complexe, et de nombreux patronymes viendront peupler ce cadre d’une multitude de personnages (deux mille quatre cents selon Thierry Soulard). Les noms propres se comptent ainsi par milliers dans Le Trône de fer.

Puis viennent des termes que l’auteur se réapproprie, comme direwolf, loup géant traduit en « loup-garou », terme impropre (« faute de mieux », selon le traducteur Jean Sola) dans la mesure où il fait penser à un lycanthrope, c’est-à-dire un humain capable de se transformer en loup. Si le monde du Trône de fer ne comporte pas de lycanthrope, on y suivra des humains capables de s’introduire dans l’esprit d’un loup, ce qui fera l’objet, cette fois, d’un substantif inventé (ou « mot fiction ») : « zoman » (probablement la contraction de zoo et man pour traduire le mot anglais warg), et d’un second : « change-peau ». Ce dernier est formé par la concaténation de deux mots connus et prend ainsi un sens évident, à la différence du précédent qui nécessite une explication dès l’une de ses premières apparitions dans le texte français – la cinquième, très exactement : « Zoman. Homme-bête. Mutant. Tels sont les noms que l’on vous donnera, si l’on n’entend jamais parler de vos rêves de loup. »

Le lecteur rencontrera d’autres exemples de mots fiction, avec leurs définitions, parfois utiles, parfois superflues. Par exemple, les habits amples appelés « tokar » (Jean Sola a cette fois gardé le terme anglais) sont longuement décrits et mis en contexte. « Vêtement exclusivement réservé aux hommes d’Astapor nés libres », nous précise le texte, ne permettant pas de monter à cheval. L’obsidienne est parfois appelée « verredragon », concaténation de deux termes qui n’entretiennent a priori aucun lien entre eux, et fait même l’objet d’un dialogue entre Samwell Tarly, Mélisandre d’Asshaï et Stannis Baratheon : « “Tu as tué cette créature avec un poignard d’obsidienne, à ce qu’on m’a rapporté, reprit-il à l’adresse de Sam. — Ou-oui, Sire. Jon Snow me l’avait donné. — Verredragon.” Le rire de la femme rouge était de la musique. “Feu gelé, dans la langue de l’antique Valyria. Pas étonnant qu’il soit en abomination à ces froids rejetons de l’Autre.” »

Beaucoup de ces mots fiction sont motivés par des mécanismes culturels et sociétaux imaginés par George R. R. Martin. Les habitants des îles de Fer, archipel au large des côtes ouest de Westeros, sont appelés les Fer-nés. Le terme revient régulièrement dans les romans, et il est même décliné, par exemple avec l’expression « payée au fer-prix », signifiant « prise par la force et par le fer de sa propre arme », plutôt qu’achetée ou troquée. Les mots fiction ne se contentent pas d’agrémenter le texte : ils contribuent à bâtir un système cohérent.

Quant aux mots issus de l’époque médiévale, il s’agit avant tout des termes qui concernent la chevalerie, comme les armures faites de « plates », c’est-à-dire de plaques de métal, solides et lourdes, et dont certaines pièces portent des noms spécifiques, comme les « spalières » qui protègent les épaules – terme issu de l’ancien français spallereau, dérivé de l’italien spalla (« épaule »). L’équipement s’agrémente parfois d’un ou plusieurs « andouillers ». Ce dernier terme vient de l’ancien français andoillee, ou antoillier, soit ante-oillier, ce qui signifie « situé au-dessus de l’œil » et désigne une corne, fixée par exemple sur le casque. C’est aussi une branche d’un bois d’un cervidé, comme dans le rêve d’Asha Greyjoy, où elle voit « un cerf noir dans une forêt d’or, avec des bannières de flammes sur ses andouillers  ». Dès lors qu’il est question de chevalerie et d’armure, on rencontre logiquement des termes relatifs à l’escrime. Le combat entre Brienne de Torth et Jaime Lannister, qui cherche à lui échapper alors qu’il a les mains enchaînées, en montre un florilège : « D’en haut, d’en bas, de biais, il faisait grêler l’acier sur elle. Par la gauche, la droite, à revers, en un tourbillon si violent que la rencontre des épées faisait jaillir des étincelles, vers le haut, le flanc, la tête, il attaquait sans trêve, s’insinuait dans les défenses, pas et taille, estoc et pas, pas et estoc, moulinet, taille, et plus vite, toujours plus vite, de plus en plus vite… » On s’y croirait presque! L’estoc est un coup porté avec la pointe de l’épée, la taille un coup exploitant son tranchant. Plus précisément, l’estoc était autrefois une épée longue et pointue. Par synecdoque (le fait de prendre la partie pour le tout), le mot a aussi désigné uniquement la pointe de l’épée. Chaque terme a ainsi son histoire, témoin d’une longue pratique. Il n’est heureusement pas nécessaire de la connaître pour apprécier le texte, mais nous soulignons, là aussi, à quel point l’ensemble constitue un système cohérent.

Le lecteur français rencontre aussi les termes « que nenni », « itou », « d’aucuns » ou le pronom désuet « icelui », comme dans la description suivante – par Arya Stark – de ser Addam Marpheux qui, aux ordres de Tywin Lannister, se prépare à partir en guerre contre Robb Stark : « teint du même bronze que le manteau de son cavalier, le caparaçon d’icelui s’adornait itou de l’emblème à l’arbre ardent ». Certaines constructions reflètent de manière presque caricaturale un style médiévalisant : « La gente dame de Lancel y goûta, approuva puis donna l’ordre de servir Jaime en premier. » La plupart de ces constructions se trouvent dans les quatre premières intégrales traduites par Jean Sola, et leur fréquence a amené certains fans à critiquer le travail de celui-ci. Il faut pour cela revenir au texte original, ici : « Lancel’s lady tasted it, approved, and commanded that the first portion be served to Jaime. » Clairement, « dame » aurait suffi, et « gente » ne fait qu’alourdir un style qui s’avère au départ assez direct, clair, et même moderne. George R. R. Martin – nous y reviendrons avec les dialogues – n’a pas calqué son style sur celui d’un écrivain médiéval ou sur des clichés lexicaux, ce que Jean Sola a pourtant eu tendance à faire : on peut effectivement ne pas apprécier ses choix ; on peut aussi les respecter dans la mesure où, pour certains lecteurs, ils peuvent contribuer au sense of wonder.

Il n’est cependant pas besoin de mots fiction ni de termes médiévaux pour déclencher ce fameux sense of wonder. La preuve avec deux exemples. Le premier se déroule à Westeros, le second dans la ville d’Astapor (à Essos, donc), lors d’un passage jubilatoire où Daenerys fait semblant de ne pas comprendre la langue de l’esclavagiste qui souhaite lui vendre son armée des Immaculés contre un dragon, et où Missandei, dont c’est la première apparition, sert d’interprète.

Commençons par Westeros, avec une scène où Meera raconte une histoire à Brandon Stark, en présence de Hodor et de Jojen, lors du long périple que font ces quatre personnages avant d’arriver jusqu’à la corneille à trois yeux : « À force de pagayer, pagayer, il finit par discerner sur l’horizon les tours d’un château planté sur le bord du lac. Or, plus il s’en rapprochait, plus haut s’élevaient les tours, si bien qu’il comprit qu’il devait se trouver devant le plus gigantesque château du monde. […] Sous ses murs se voyaient des tentes multicolores, des bannières éclatantes qui claquaient au vent, et des chevaliers revêtus de plate et de maille qui montaient des chevaux caparaçonnés. L’air embaumait les viandes rôties, des rires fusaient, des appels de trompe. Un grand tournoi allait débuter, que des champions étaient accourus disputer des quatre coins du royaume. Le roi en personne se trouvait là, ainsi que son fils, le prince dragon. » La langue est directe, sans fioritures médiévalisantes… mais le lecteur n’en est pas moins plongé dans l’ambiance!

Maintenant, cap sur Essos : « Astapor est d’une beauté fabuleuse dans les ténèbres, Votre Grâce, transmit la petite [Missandei]. Leurs Bontés nos maîtres illuminent chaque terrasse avec des lanternes de soie diaphane, si bien que les pyramides brillent de feux multicolores. Des bateaux de plaisance sillonnent le Ver en diffusant des concerts suaves et desservent les îles où l’on peut festoyer, boire et se procurer mille autres plaisirs. »

Dans ces deux extraits, qui ne font pourtant que quelques lignes, on trouve de quoi satisfaire nos cinq sens : la vue, avec les lumières, les couleurs; l’ouïe, avec les « appels de trompe » et les « concerts suaves »; l’odorat (« embaumait »); le goût (ce n’est pas par hasard qu’est paru un livre de recettes inspirées de la saga); et même le toucher, sens convié indirectement par la « soie diaphane » et les « mille autres plaisirs ». Nul besoin de « gentes dames » et d’« andouillers » pour déclencher le sense of wonder : susciter l’imagination par la description – maîtrisée – d’ambiances suffit. On pourrait presque affirmer que la simple évocation d’un gigantesque château et d’un ensemble de terrasses illuminées suffirait.

Pour terminer cette partie sur l’importance des mots, reprenons l’histoire racontée par Meera : « Il savait respirer la vase et courir sur les feuilles et, pour métamorphoser la terre en eau et l’eau en terre, il lui suffisait de chuchoter un mot. Il savait parler aux arbres et ourdir les formules qui font apparaître et disparaître des châteaux. » Cet extrait confirme l’intervention des sens et met en avant la puissance du mot devenu formule magique : il suffit de « chuchoter un mot » pour déclencher un phénomène merveilleux. Il s’agit là aussi d’un ingrédient qui a été maintes fois utilisé par des auteurs de fantasy ou de science-fiction (on pensera à Terremer d’Ursula Le Guin, par exemple, et plus généralement aux contes de fées). L’idée de départ repose sur la fonction performative du langage, c’est-à-dire la capacité du langage à effectuer des actes. Quand on profère une promesse, l’acte de promettre se réalise au moment même de prononcer les mots « je promets » ou « je vous donne ma parole ». Même chose pour « je vous déclare mari et femme », « je vous autorise à partir » ou « la séance est close ». L’acte est lié au langage, qui est dit « performatif ».

Étendre ce principe conduit à élargir le spectre des actes possibles et à les relier au langage par le biais de mots ou de formules magiques. Comme le dit le personnage de Mirri Maz Duur, la « maegi » – mot fiction signifiant littéralement « sage » et désignant en fait une sorte de guérisseuse maléfique se servant du langage : « Il ne suffit pas de tuer un cheval, dit-elle à Daenerys. En soi, le sang n’est rien. Tu ne possèdes ni la formule nécessaire pour opérer, ni la sagesse nécessaire pour l’inventer. Tu prends la sang-magie pour un jeu d’enfant ? » Ce n’est pas donné à tout le monde et, de fait, le phénomène est loin d’être omniprésent dans Le Trône de fer. Il apparaît surtout avec Mélisandre, l’inquiétante femme rouge, tout à fait capable de formules magiques : « Mélisandre toucha le rubis à son cou et prononça un mot. Le son se répercuta de curieuse façon dans les recoins de la pièce et se tortilla comme un ver dans leurs oreilles. Le sauvageon entendit un mot et le corbeau un autre. Aucun n’était celui qui avait quitté les lèvres de la prêtresse rouge. Le rubis au poignet du sauvageon s’assombrit, et les fumerolles de lumière et d’ombre qui l’entouraient se tordirent et s’effacèrent. » Il s’agit ici d’un sortilège comparable à ceux qui aident le Mur à protéger le monde des Sept Couronnes. Avec un mot particulièrement performatif, Mélisandre est arrivée à faire changer l’apparence du sauvageon Clinquefrac, le Seigneur des Os, pour lui donner celle de Mance Rayder, et inversement : ainsi, c’est Clinquefrac – et non Mance Rayder – qui a été supplicié sur le bûcher et a été achevé par les flèches de Jon Snow. Une fois la mise à mort effectuée et Mance Rayder hors de danger, Mélisandre révèle la supercherie.

Retenons que les mots sont de puissants outils. Les nombreux proverbes, comparaisons et métaphores qui parsèment les intrigues du Trône de fer le montrent chapitre après chapitre.

Des mots et des épées : la puissance du langage

Nous avons vu que le mot word a plusieurs sens. Il en est de même pour d’autres termes qui reviennent très souvent dans l’histoire. « Main », par exemple, qui peut désigner le chef du gouvernement et pas seulement cette partie bien pratique de notre anatomie, ou encore le terme « épée » qui, comme le relève Thierry Soulard, peut renvoyer à l’arme, la personne qui porte une épée sur son blason (comme les Puînés et les Willum), un titre honorifique braavien, ou encore un membre de l’ordre guerrier religieux des Fils du Guerrier. Mais on peut aller encore plus loin que la polysémie… Restons un instant avec le mot « épée », qui en anglais se dit sword. Vous l’aurez remarqué, ce mot ne diffère de word que par une seule lettre!

Ces rapprochements ne sont parfois visibles que dans la version originale. Ainsi, quand Catelyn Stark donne une leçon de vie – pour ne pas dire de management – à son fils Robb, elle s’exprime ainsi : « A lord must learn that sometimes words can accomplish what swords cannot. » La traduction française ne peut opérer ce parallèle entre word et sword : « … un seigneur, lui, doit apprendre à obtenir parfois de la diplomatie ce que ne garantit la force. » Même chose avec la tirade suivante de ser Cleos : « C’est assurément de Catelyn Stark que lady Brienne tient ces calomnies. Les Stark ne pouvant espérer vous vaincre par les armes, ser, voilà qu’ils font la guerre avec des mots empoisonnés. » Or la version originale joue avec les mots de manière plus subtile, plus rythmée : « The Starks cannot hope to defeat you with swords, ser, so now they make war with poisoned words. »

Des mots empoisonnés : voilà comment sont considérées des paroles dotées d’un haut pouvoir de nuisance. Quand Tyrion parle avec son père et ose lui dire qu’il aimerait être reconnu comme son fils et héritier légitime – et non comme un rejeton constamment dédaigné –, Tywin Lannister répond sèchement : « Jamais ». Et le narrateur de préciser : « Le mot demeura en suspens entre eux, énorme, acéré, vénéneux »; « The word hung between them, huge, sharp, poisoned ».

De façon moins sournoise que le poison, les mots peuvent blesser comme des lames. Quand Brandon Stark, tout juste réveillé de son coma, n’a pas encore accepté qu’il ne remarcherait plus, il se montre plus que sensible au terme « estropié » : « Le terme blessa Bran comme un coup de poignard et, malgré lui, ses yeux se remplirent de larmes. » De même, quand Jon Snow entend l’hypothèse probable que son oncle Benjen a été tué : « Comme un coup de couteau, ces mots, toujours et encore. » Et quand, plus loin, il écoute Ygrid lui parler de l’« après » : « Le mot lui fit l’effet d’un coup de pique. Après la guerre. Après la conquête. Après la rupture du Mur par les sauvageons. » Encore plus loin : « Les mots étaient des couteaux. » Coup de poignard également pour Daenerys, quand elle entend annoncer la mort à venir de Drogo : « En Daenerys, ces mots se plantèrent comme un poignard. » Coup de poignard encore pour Brienne de Torth, quand on lui annonce la mort probable d’Arya Stark : « Ce lui fut comme un coup de poignard en plein ventre », comparaison qui traduit la métaphore, plus directe, de la version originale : « The words were a knife in her belly. »

Les mots blessent, tranchent, coupent autant que des armes blanches : « … his words had cut her too deeply »; « … le discours qu’il venait de lui tenir l’avait trop profondément meurtrie. »

On en vient même presque à un proverbe avec Sansa Stark : « Mais les paroles n’en fusaient pas moins comme des flèches pour la transpercer dans les ténèbres », avec dans le texte original la construction « The words rose like arrows », qui se précise en « Words are like arrows », avec un sens double – d’une part, les mots qui blessent, d’autre part, les mots qu’on ne peut défaire : « Les mots sont comme des flèches, Arianne. Une fois qu’on les a lâchés, c’est en vain qu’on chercherait à les rattraper. » Si la comparaison n’intervient que tardivement dans les romans, les mots blessants apparaissent dès le début, notamment dans le dialogue entre Jon Snow et Tyrion Lannister, entre un « bâtard » – qui ne supporte pas ce mot – et un « nain » qui, lui, s’y est habitué et donne le conseil suivant : « Laisse les sots voir que les mots te blessent, et leurs quolibets ne te lâcheront pas. S’il leur plaît de te donner un sobriquet, prends-le, approprie-le-toi. Dès lors, ils seront désarmés. » Ce que fera Jon Snow, jusqu’à dire « Le bâtard vous envoie en patrouille » à ser Alliser. Les épithètes peuvent blesser, mais aussi remuer le couteau dans la plaie, et même rouvrir d’anciennes plaies, comme le pense Eddard Stark : « Il est de vieilles plaies qui, loin de jamais se cicatriser, se rouvrent et saignent au moindre mot. »

Mais si une flèche n’est tirée qu’une seule fois, les mots, eux, peuvent être répétés, martelés : « Ses propos retentirent aux oreilles de Catelyn avec l’inflexible âpreté d’un tambour de guerre », ou encore : « Les propos qu’il tenait battaient les tympans d’Arya comme des martèlements de tambour et, brusquement, c’en fut plus qu’elle ne pouvait supporter ».

On l’aura compris, George R. R. Martin n’est pas avare en comparaisons dès lors qu’il s’agit de montrer à quel point les mots peuvent faire aussi mal que des armes. Or une épée s’entretient. Il faut la préserver de la rouille, l’aiguiser. C’est l’objet de la réponse de Tyrion quand Jon lui demande pourquoi il lit tant : « Mon frère a son épée, le roi Robert sa masse d’armes, moi mon esprit…, et l’esprit a autant besoin de livres qu’une épée de pierre à aiguiser pour conserver son tranchant. » Les épées sont rangées dans des fourreaux, les mots conservés dans des pages. D’où l’importance des livres dans Le Trône de fer, importance que l’on observe non seulement avec les grands lecteurs que sont Tyrion et Samwell, mais aussi, dès le début de l’intrigue, avec un certain livre que la Main du roi Robert, Jon Arryn, a consulté juste avant d’être assassiné, une mort qui déclenchera les événements que l’on connaît : « Un jour, il vint s’enquérir de certain livre, et je lui trouvai bon pied bon œil comme d’habitude. J’eus seulement l’impression que quelque chose le tourmentait, un problème grave. Le lendemain matin, il se tordait de douleur, trop malade pour quitter le lit. » Livre aux pages empoisonnées, comme dans Le Nom de la rose d’Umberto Eco – un spécialiste des mots et des mondes médiévaux –, ou livre aux mots empoisonnés? Le livre en question a été écrit par le Grand Mestre Malleon. Son titre, un peu long – La Généalogie et l’histoire des grandes maisons des Sept Couronnes. Avec le portrait de maint puissant seigneur, mainte noble dame et de leurs enfants –, en fait un livre de noms… et on y trouvera les caractéristiques physiques des membres de la famille du roi Robert, éléments qui, croisés avec d’autres, amèneront Eddard Stark à faire – et verbaliser – la même déduction que Jon Arryn, pour leur plus grand malheur à tous les deux, leurs paroles n’étant pas tombées dans l’oreille de n’importe qui…

L’importance des mots ne repose cependant pas uniquement sur leur capacité à être utilisés comme des armes. Elle provient aussi, comme nous l’avons vu avec la fonction performative du langage, de la valeur donnée aux promesses. Quand un Lannister promet de l’or, ce ne sont pas des paroles en l’air. Le lecteur peut vérifier que, effectivement, « un Lannister paie toujours ses dettes », l’exception étant – peut-être, car on ne connaît pas encore le dénouement – lorsque Tyrion signe à tour de bras des bons au porteur à la fin de l’intégrale 5, quand il entre chez les Puînés. D’autres personnages se distinguent par la valeur des mots qu’ils prononcent. Brienne de Torth rappelle ainsi qu’elle « tien[t] [s]es promesses », notamment quand elle se justifie auprès de Hyle Hunt de déposer deux dragons d’or dans la tombe tout juste creusée pour le corps de Dick Main-leste. Tormund Fléau-d’Ogres se vante d’une « parole solide comme le fer. » Victarion Greyjoy également : « Ma parole est de fer. » Tenir ses promesses constitue même une devise, comme le rappelle ser Arys du Rouvre à Arianne, quand celle-ci lui affirme que les mercenaires passent leur temps à rompre des contrats : « Pas ceux de la Compagnie Dorée. Notre parole vaut de l’or, telle est la devise dont ils se sont incessamment fait gloire depuis l’époque d’Aigracier. » Si certaines promesses sont tenues, d’autres restent souvent à l’état de paroles bien (ou mal) intentionnées. Dans ce monde peuplé de mensonges, nombre de promesses sont oubliées, bafouées, piétinées. Au point d’en faire ressortir un proverbe, constituant l’une des métaphores les plus connues de l’œuvre : « Les mots sont du vent. 

A lire aussi : Game of Thrones : un psychologue au royaume des sept couronnes

Extrait du livre « Le Trône de fer et les sciences » publié sous la direction de Jean-Sébastien Steyer aux éditions Belin.

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