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Dérives de l’antiracisme : Lilian Thuram, la maladresse qui cache la forêt des décoloniaux, indigénistes et racisés assumés
©CHRISTOPHE SIMON / AFP

Terrain glissant

Les propos de Lilian Thuram cachent une vraie mouvance, animée par des groupes qui ont des objectifs idéologiques et des agendas de lutte culturelle.

Barbara Lefebvre

Barbara Lefebvre

Barbara Lefebvre, enseignante et essayiste. Auteur de C’est ça la France (Albin Michel). Elle a publié en 2018 Génération « j’ai le droit » (Albin Michel), était co-auteur en 2002 de l’ouvrage Les territoires perdus de la République (Pluriel)

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Atlantico : Lilian Thuram a déclaré il y a quelques jours dans un journal italien que les blancs se pensaient supérieurs pour expliquer l'existence d'une culture blanche raciste. Il s'est expliqué depuis en évoquant des propos sortis de leur contexte. En quoi ces propos, qu'on pourrait croire anecdotiques, cachent-ils en fait une vraie mouvance, animée par des groupes qui ont des objectifs idéologiques et des agendas de lutte culturelle ? 

Barbara Lefebvre : Il faut remarquer que ces propos de Lilian Thuram pour le moins clivants et racialistes ne ressemblent pas au discours qu’il tient habituellement dans le cadre de sa fondation dont une partie de l’action se déploie en partenariat avec l’Education nationale. Doit-on y voir une dérive personnelle vers le racialisme décolonial, une provocation, ou une maladresse de langage ? Peut-être a-t-il voulu donner des gages au camp décolonial : Thuram le traître à la cause de ses frères « racisés » car trop complaisant avec les « non-racisés », lui qu’Anelka en 2016 avait comparé sur Twitter au personnage du « nègre de maison » du film Django Unchained ? Finalement Thuram s’est rapidement soumis à l’exigence collective : il s’est excusé. Le repentir pour la rédemption… C’est le réflexe pavlovien de la société pénitentielle postmoderne : on s’excuse d’avoir froissé telle ou telle susceptibilité après avoir tenu des propos polémiques qu’on n’assume pas. J’ai du mal avec les gens qui se renient à vingt-quatre heures d’intervalle, voire à trente ans d’intervalle. Quand on répond à un entretien, quand on écrit, on pèse ses mots. Quand on est un personnage public, on devrait avoir une fidélité à soi-même en assumant ses idées. Mais parfois la fidélité à soi-même contrevient à l’opportunisme narcissique et à l’envie de faire carrière, on l’a vu avec Mekhlat ou Moix. Personne n’est dupe.

Lilian Thuram est une de ces icônes de l’antiracisme institutionnel des années 1990 Black Blanc Beur, mais il est assez informé pour savoir que cette forme irénique d’antiracisme est aujourd’hui débordée par les extrêmes identitaristes qui ont mis la notion de race au cœur de leur idéologie politique. Il ne pouvait d’ailleurs pas en être autrement, l’antiracisme institutionnel inventé par la gauche et suivi par la droite dans les années 1980 ne pouvait que dériver en racialisme, c’est-à-dire en obsession d’une lecture raciale des rapports sociaux et politiques. Depuis les années 1970, dans le contexte  post-national propre à l’Europe de l’ouest, le culte des différences qui s’est développé avec l’antiracisme (sur fond d’immigration de masse) ne pouvait coexister bien longtemps avec le récit unitaire de la nation républicaine laïque. Une partie très minoritaire de la gauche l’a compris et a pris récemment ses distances avec la doxa antiraciste, précisément au nom de son attachement à l’idée républicaine d’égalité et d’émancipation du citoyen. Et il n’est pas étonnant que cet universalisme républicain-là se voit traiter de « raciste » par les décoloniaux, voire par des progressistes multiculturalistes comme Aurélien Taché ou Julien Denormandie.

La dévotion quasi religieuse à l’égard des minorités et l’inflation mémorielle concomitante et son corollaire la concurrence victimaire, ont eu raison de l’unité nationale et républicaine. Paul Yonnet a parfaitement décrit ce processus dès 1992 dans Voyage au centre du malaise français, ouvrage majeur hélas non réédité…   L’immense majorité de la gauche refuse de critiquer la dérive communautariste et finalement racialiste de ceux qu’elle a choyés depuis quarante ans : les minorités, désormais rebaptisées « diversité ». Et quand des groupuscules identitaires expriment leur racisme ou leur antisémitisme, elle leur trouve des circonstances atténuantes au nom du « racisme systémique » qu’ils subiraient en tant que « racisés ». C’est un cercle vicieux qui pervertit non seulement toute pensée nuancée des problématiques sociétales, mais oblige à une autocensure qui mine le débat démocratique et affaiblit les fondements mêmes de la République.

Dans quelle mesure ces groupes sont-ils parvenus à imposer leur idéologie ? Où en est-on concrètement du progrès de cette idéologie décoloniale ? 

 BL : Ce sont en réalité davantage des groupuscules que des groupes puissamment organisés et riches d’activistes militants. Il faut relativiser leur importance numérique et dévoiler leurs conflits internes et désaccords de fond sur certains sujets, comme la tolérance envers l’homosexualité. Certaines associations décolonialescomptent à peine dix membres ! Elles se font passer pour des groupes de pression importants grâce à des actions coups de poing médiatisées au sein de coordinations associatives ponctuelles qui se désagrègentaussitôt.

En fait, ces militants ne sont guère nombreux, mais ils sont très actifs sur les réseaux sociaux et cela fait toute la différence. C’est du militantisme de concierge en quelque sorte : on lance une polémique ou une rumeur sur les réseaux sociaux, on s’organise pour que ça prenne, on fait mousser pour exister, puis on passe à une autre polémique. Certains passent des journées à cela : créer du buzz racialiste. Je ne vois pas là une action politique structurée, ni une idéologie de conquête, mais dans le monde du bougisme perpétuel où toutes les paroles se valent, cela donne le sentiment que cette idéologie progresse parce qu’elle est relayée par de nombreux anonymes sur les réseaux.Parfois le buzz prend mieux que prévu : les médias généralistes en parlent. Ainsi, en mars dernier, le happening pour empêcher la représentation des Suppliantes d’Eschyle à la Sorbonne a été le fait d’une poignée d’activistes se présentant comme des défenseurs de la cause noire, mais si l’Université avait été courageuse et avait mobilisé des agents de sécurité pour dégager cette poignée de militants, ils n’auraient pas bénéficié de cette publicité. Comme souvent face à des minorités tyranniques, c’est la faiblesse, l’apathie de la majorité qui leur offre un pouvoir qu’elles n’auraient pas sans cela.

Dans les faits, quand vous allez aux colloques ou réunions publiques de ces associations, ils n’arrivent même pas à remplir une salle de cent personnes. Il suffit de regarder certaines vidéos publiques pour voir les rangées dépeuplées. En revanche, certains lieux festifs sont beaucoup plus fréquentés parce qu’il y a une dimension pseudo-intellectuelle et culturelle qui est mise en avant. Je pense ici à La Colonie, ce « bar anticolonial » parisien qui accueille le gratindécolonial où le gauchiste « non racisé » écolo-bobo vient s’encanailler.

Le fait que, cet été, France Inter (émission de Lauren Bastide) et le Monde aient accordé une large place à des personnalités issus de cette idéologie, sans aucun contradicteur, montrent que ces idées progressent à mesure que nous poursuivons le processus d’américanisation de nos représentations sociales et politiques. Depuis une quinzaine d’années, dans un mimétisme assez pauvre avec les sciences sociales américaines, l’Université française s’est ouverte à ce courant au nom d’un combat idéologique pour articuler « la pensée systémique » et la notion fumeuse d’intersectionnalité. De plus en plus de doctorants, de maitres de conf, voire de professeurs viennent diffuser et développer la pensée décoloniale dans les cursus universitaires des sciences humaines. Les grandes écoles comme Normale Sup ou Sciences Po ne sont pas non plus épargnées.

Est-on en face d’un groupe homogène ou y a-t-il des sous-groupes avec des conceptions différentes du combat mené ? 

Il ne s’agit pas d’un groupe idéologique homogène sur le plan sociologique, ethnique, religieux et politique. Les décoloniaux militants de la cause noire par exemple, qui veulent se faire appeler Afropéens (Afro-Européens), sont en réalité peu critiques à l’égard de la mondialisation, du capitalisme ultralibéral, de l’individualisme postmoderne. Ils se rêvent comme des Afro-américains, dans une future société française communautariste complétement américanisée, avec ses espaces de ségrégation volontaire, ses quotas de « diversité » imposés dans les sphères de pouvoir (politique, culturel, médiatique, universitaire), ses statistiques ethniques, sa discrimination positive, sa traque judiciaire à sens unique du « hate speech » (« discours de haine »). En revanche, dans le camp indigéniste, l’islam comme outil révolutionnaire et la critique anticapitaliste sont plus marqués. Houria Bouteldja et Rokhaya Diallo ont pu manifester côte à côte par opportunisme (l’union de petits groupes donne l’impression à l’adversaire qu’on est une force) et aussi parce qu’elles s’entendent sur la définition commune du « racisé ». Néanmoins la radicalité politique révolutionnaire de la première n’a rien à voir avec l’eau tiède progressiste de la seconde sur les enjeux majeurs posés par l’économie financiarisée et ultralibérale, par exemple.

Il y a d’autres sérieux obstacles à la « convergence des luttes racisées » tel que l’homophobie, le féminisme, la critique de la religion. Si les décoloniaux soutiennent la banalisation du voilement des femmes ou la burqa aquatique dans les piscines, c’est à la manière des néoféministes, en prônant une tolérance globale qui ne veut pas distinguer la dimension politique du voile. Les indigénistes assument cette dimension politique, ils en font même le cœur de leur combat, et cela n’arrange pas la stratégie « soft power » des décoloniaux qui ont davantage pignon sur rue que le Parti des Indigènes de la République.

Quel est selon vous la meilleure arme de cette idéologie contre l’unité républicaine ?

Cette idéologie ne prend que parce que nous baignons dans la posthistoire pénitentielle. La culpabilité occidentale a nourri, au fil des années, la victimisation des minorités. Aujourd’hui si vous voulez qu’on vous écoute, qu’on prenne en compte vos idées, vous devez vous présenter comme une victime. Refuser le jeu pervers de la victimisation, du cycle de l’éternelle victime de l’Histoire qui se répète à l’infini, cela exige beaucoup d’assurance intellectuelle et de ne pas craindre les anathèmes.

Dans nos sociétés, tout concourt à vous inciter à choisir le camp des victimes car c’est le camp du Bien, celui qui vous protège de toutes critiques. Et quand vous refusez ce paradigme qui clive la société dans une logique binaire (les méchants et les gentils, les bourreaux et les victimes), que vous expliquez qu’untel qui se présente comme une victime appartenant au groupe X n’est pas du tout une oie blanche, qu’il est lui-même le bourreau d’une autre congénère, on vous accuse de nier la souffrance du groupe X pris dans son ensemble.

Car voici donc une autre arme létale pour notre société : l’essentialisation qui enjoint à l’assignation. On parle comme l’a fait banalement Thuram : les Noirs, les Blancs, les Juifs, les Musulmans, les femmes, etc., comme si on avait affaire à des groupes cohérents qui ne s’embarrassent d’aucune différenciations internes produites par l’histoire, la catégorisation sociale, le statut économique, l’idéologie politique et culturelle. Quand on produit une réflexion critique sur une idéologie qu’elle soit religieuse, philosophique ou politique, on peut tenter de réduire les différentes dimensions de cette idéologie à une essence qui va la caractériser, la singulariser, pour mieux la distinguer et l’identifier par rapport à une idéologie concurrente. En revanche, un tel processus d’essentialisation ne peut pas se faire à l’échelle de l’individu. Un être humain ne peut pas être réduit à une seule dimension identitaire qui le définirait une fois pour toute. On n’est pas défini exclusivement par sa couleur de peau, ou sa religion, ou son opinion politique, etc. Or c’est bien le fond du discours décolonial que réduire les identités individuelles à une seule identité, celle du groupe racial (« être racisé »), car c’est le seul moyen de promouvoir la société communautariste et racialiste dans lequel ces gens veulent vivre. Je crois vraiment que Senghor, Hampathé Bâ ou Césaire avaient brisé leurs chaînes les plus puissantes, celles de l’esprit ; en revanche je crois que les décoloniaux actuels se sont remis tous seuls des chaînes au cou et ils voudraient que ceux qu’ils ont arbitrairement désignés comme leurs « frères et sœurs racisés » fassent de même. Heureusement, je crois que la majorité des dits « racisés » a pris goût à la liberté offerte par la France laïque qui même si elle n’est pas une nation parfaite, vaut quand même mieux qu’un pays où suprémacistes blancs et suprémacistes noirs se tirent dessus à balles réelles. Mais nous ne sommes pas à l’abri d’une telle dérive résultant paradoxalement d’un antiracisme dévoyé qui sépare en créant des groupes antagonistes, plus qu’il ne renforce l’unité du genre humain.

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