Démissions en série et chute du nombre de candidats : qui seront les fonctionnaires de demain ? <!-- --> | Atlantico.fr
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"Le record du nombre de départs au sein de la police et de la gendarmerie a été battu en 2021, puis de nouveau dépassé en 2022", s’inquiétait la Cour des comptes mi-avril dans un rapport sur l’exécution budgétaire 2022 de la mission "sécurités".
"Le record du nombre de départs au sein de la police et de la gendarmerie a été battu en 2021, puis de nouveau dépassé en 2022", s’inquiétait la Cour des comptes mi-avril dans un rapport sur l’exécution budgétaire 2022 de la mission "sécurités".
©BERTRAND GUAY / AFP

Inquiétant

Les tenants d’un rôle central de l’Etat dans la gestion des défis auxquels fait face le pays oublient un « petit » élément : quel niveau auront encore les fonctionnaires de demain…?

Luc Rouban

Luc Rouban

Luc Rouban est directeur de recherches au CNRS et travaille au Cevipof depuis 1996 et à Sciences Po depuis 1987.

Il est l'auteur de La fonction publique en débat (Documentation française, 2014), Quel avenir pour la fonction publique ? (Documentation française, 2017), La démocratie représentative est-elle en crise ? (Documentation française, 2018) et Le paradoxe du macronisme (Les Presses de Sciences po, 2018) et La matière noire de la démocratie (Les Presses de Sciences Po, 2019), "Quel avenir pour les maires ?" à la Documentation française (2020). Il a publié en 2022 Les raisons de la défiance aux Presses de Sciences Po. Il a également publié en 2022 La vraie victoire du RN aux Presses de Sciences Po. En 2024, il a publié Les racines sociales de la violence politique aux éditions de l'Aube.

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Mathieu Zagrodzki

Mathieu Zagrodzki

Mathieu Zagrodzki est politologue spécialiste des questions de sécurité. Il est chercheur associé au Centre de recherches sociologiques sur le droit et les institutions pénales et chargé de cours à l'université de Versailles-St-Quentin.

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Atlantico : Selon les dernières données du ministère de la fonction publique, il y a eu moins de recrutés que de postes offerts dans la fonction publique de l’État en 2021. Quelle est l’ampleur du phénomène ? 

Luc Rouban : Si l’on prend comme référence le rapport 2022 de la Direction générale de la fonction publique, on voit en effet qu’en 2020 (les statistiques officielles sont établies avec deux ans de délai) on avait recruté 37 500 agents sur les 40 500 postes mis à concours. Les dernières données de 2021 confirment cette difficulté à recruter puisque 39 900 postes étaient ouverts et que l’on a finalement recruté 36 700 agents. Encore faut-il savoir que le tiers des recrutés étaient déjà des contractuels de la fonction publique qui sont devenus statutaires. Le taux de sélectivité moyen dans la fonction publique de l’État, qui établit le ratio entre le nombre de présents aux épreuves et le nombre de postes ouverts, est de l’ordre de 6, stabilisé depuis deux ou trois ans mais à un niveau historiquement très bas. Pour ne donner qu’un exemple, le taux de sélectivité des concours externes (ouverts aux seuls étudiants) était de 11,7 en 2010 contre 5,5 en 2020. Le nombre d’inscriptions aux concours a baissé de 30% entre ces deux dates. On a donc un vrai problème de recrutement.

En fait, il faut sortir des données moyennes pour entrer dans le détail car ce taux de sélectivité est très variable selon les concours (externes, internes, troisièmes concours) et selon les métiers et les corps. Si la tendance générale est clairement celle d’une perte d’attractivité des emplois dans la fonction publique, celle-ci est particulièrement marquée dans certains secteurs. C’est notamment le cas de l’enseignement puisque le taux de sélectivité des professeurs certifiés de l’enseignement général ou de l’enseignement professionnel oscille entre 3,2 et 3,7. Mais dans le secteur de la recherche c’est tout l’inverse puisque le nombre de candidats a explosé dans les concours de recrutement de maîtres de conférence ou de chargés de recherche au CNRS ou dans d’autres organismes alors que le nombre de postes a stagné ou diminué, ce qui fait que les concours deviennent très difficiles à gérer pour les jurys confrontés à une pléthore d’excellents candidats. Le résultat se joue à une voix près et la méritocratie se transforme en loterie.

Et chez les forces de l'ordre ?

Mathieu Zagrodzski : Ces données ne sont pas forcément publiques mais la Direction du recrutement et de la formation de la police nationale les a et on constate plusieurs choses. Il y a eu un pic de candidatures autour de 2015-2017, parce que beaucoup de postes ont été ouverts mais aussi parce qu’il y a eu un pic des vocations. La volonté de jeunes gens de servir la France en temps de crise était forte. Et cet effet est retombé dans les années qui ont suivi.

Il y a plusieurs explications. D’abord ce ne sont pas des métiers très bien rémunérés. En tant que fonctionnaire de catégorie C ou même B, vous gagnez entre 1500 et 2000€. Et dans la police nationale, vous avez une probabilité extrêmement élevée de travailler en région parisienne. Ou du moins dans un grand centre urbain où la vie et notamment l'immobilier sont chers. Il y a donc un facteur économique certain, avec une hausse des prix du logements que les salaires des fonctionnaires n’ont pas suivi.

Il y a aussi une baisse de l'attrait du métier due aux crises type gilets jaunes ou manifestations contre les retraites où forces de l'ordre sont prises à partie ou mis en causes. Cela donne l’image d’une profession très exposée, à la fois aux risques physiques et aux risques pénaux. Il n’y a pas plus de morts de policiers, mais il y a plus de blessés. Et une médiatisation très forte des cas où l’action de la police est contestée et contestable.

Troisièmement, il y a une concurrence accrue de la police municipale qui, dans certains cas, fait quasiment le même travail que la police nationale, mais sans le côté judiciaire et administratif. Les procédures sont parfois pénibles et fastidieuses.  Par ailleurs, certaines polices municipales sont beaucoup plus dans la prévention, l’accompagnement. Finalement, cela donne le choix du type de policiers que vous voulez être. Et vous pouvez espérer être affecté ailleurs qu’en région parisienne.

A quel point cette difficulté à recruter se conjugue-t-elle avec difficulté à faire rester les fonctionnaires en emploi ? Dans quelle mesure assiste-t-on à une « grande démission » dans la fonction publique ?

Luc Rouban : Certains signes sont très inquiétants. Par exemple, l’Éducation nationale a perdu plus de 4 400 agents en 2022 alors qu’il était prévu d’en augmenter légèrement le nombre. On voit également que le nombre de ruptures conventionnelles (qui permettent de partir de manière négociée depuis la loi du 6 août 2019) dans la fonction publique de l’État est passé de 425 en 2020 à 2 130 en 2021. Mais, là encore, il faut sortir des données moyennes. Il n’existe pas de « grande démission » dans l’ensemble des trois fonctions publiques car le taux moyen de sortie reste stable voire diminue. Le problème est centré sur les métiers les plus difficiles. Ces départs peuvent conduire vers le secteur privé mais peuvent aussi déboucher sur des reconversions en interne dans le secteur public. Un récent rapport de la Cour des comptes montre ainsi qu’il devient de plus en plus difficile de retenir les policiers de l’État, attirés par les polices municipales mieux rémunérées et aux meilleures conditions de travail, et même les élèves des écoles de la police ou de la gendarmerie ce qui fait que les augmentations sensibles de postes servent en grande partie à combler les départs. Ces dernier ne concernent cependant que les personnels dits « actifs », c’est-à-dire sur le terrain, et non pas les personnels administratifs ou techniques.

Il en va de même au sein du personnel hospitalier et notamment du personnel infirmier attiré par le secteur libéral où le travail est intense mais réalisé dans des conditions d’autonomie que ne connaît plus l’hôpital public. À ce titre, il faut souligner que ce sont les conditions de travail qui jouent bien plus que le niveau de rémunération. La grande distribution d’indemnités en tous genres ou la revalorisation des rémunérations de base (730 millions d’euros pour la police et la gendarmerie versés dans les différents protocoles de revalorisation et 1,5 milliard prévu entre 2023 et 2027) n’ont pas servi à grand-chose. Ce qui peut se comprendre car au niveau de l’agent individuel ces hausses de rémunérations sont bien faibles au regard des risques encourus.

Mathieu Zagrodzski : Les raisons sont un peu les mêmes pour les démissions que pour les problèmes de recrutement. La vague de vocations de 2015 – 2017 a été nourrie par une envie noble de défendre la République en danger. Mais ces ambitions ont été déçues, car, notamment en début de carrière, les postes ne sont pas forcément attrayants : police-secours, circulation, interventions sur des conflits de voisinage, petite délinquance, etc. avec des situations peu stimulantes et difficiles à résoudre. Tout cela est très loin des envies initiales qui ont motivé les vocations. Un rapport de la Cour des comptes a souligné le nombre record de démissions le mois dernier.

La sélectivité des concours de la fonction publique de l'Etat n'a jamais été aussi faible pour les concours de catégorie A et B. Faut-il craindre un effondrement du niveau des fonctionnaires dans les années à venir ?

Luc Rouban : On doit craindre surtout que tous les métiers en contact direct avec les usagers comme l’enseignement, l’hôpital, la police mais aussi les services sociaux finissent par ne plus recruter que ceux dont personne ne veut ailleurs. Le gouvernement s’inquiète de cette situation au point de lancer de grandes campagnes de communication pour montrer comme il est plaisant, par exemple, d’être gardien de prison. Pour la première fois depuis 2016, il a donc organisé un salon de l’emploi public.

Cela étant, la question se pose surtout dans l’enseignement en mathématiques et en français. En 2022, par exemple, il y avait 817 candidats admissibles au Capes de mathématiques pour 1 035 postes. Cette situation conduit les jurys d’admission à reculer la barre en-dessous de laquelle le candidat est jugé trop faible pour être recruté mais souvent avec mesure car ils sont conscients du déclin de leurs professions. En mathématiques, la « barre d’admission » est passée ainsi de 9,5 sur 20 en 2006 à 8 sur 20 en 2021, ce qui reste un recul acceptable vu ce qu’il se passe ailleurs. Il en résulte que les jurys préfèrent recruter moins que recruter mal. Mais parfois le recrutement est si difficile, comme pour les professeurs des écoles, que les jurys sont appelés à ne pas sanctionner trop durement les fautes d’orthographe. Et il reste que la notation reste toujours un exercice relatif : par exemple, si les candidats sortant de leur master font en moyenne trois fautes par paragraphe, on notera bien celui ou celle qui n’en fait qu’une… Au bout du compte, à terme, on aura des fonctionnaires à l’image de la société dont ils sont issus.

Mathieu Zagrodzski : Au sein des forces de l'ordre, c’est déjà le cas. Il y a des promotions dont certains membres ont été recrutés en dessous de la moyenne chez les gardiens de la paix. Mais c’est une problématique qui n’est pas inhérente aux seules forces de l’ordre, dès que le bassin de recrutement est faible et que vous avez un nombre fixe de postes à pourvoir, il est probable que vous recrutiez des gens moins bons. Et on titularise des gens qui auraient dû être écartés ou mis à l’épreuve.

Si plus personne ne veut faire ces métiers pourtant essentiels, qui seront les fonctionnaires de demain ? Faut-il craindre un environnement dégradé ?

Luc Rouban : On doit souligner le fait que la proportion de fonctionnaires titulaires baisse régulièrement depuis des années au profit d’agents contractuels qui représentent aujourd’hui 20% de la fonction publique de l’État, 22% de la territoriale et 23% de l’hospitalière (où la majorité sont en CDD). On constate que la formule contractuelle, qui bénéficie depuis plusieurs années d’un alignement de son régime juridique sur celui des salariés de droit privé, attire notamment les jeunes qui veulent pouvoir changer d’emploi facilement en évitant de se retrouver enfermés dans une carrière bien rigide, notamment sur les postes de haute qualification comme l’informatique. Et les contractuels ne sont pas d’un niveau nécessairement inférieur, à qualification égale, à leurs homologues statutaires comme on le voit parfois dans l’Éducation nationale avec les remplaçants. Mais à terme le risque est évidemment de voir baisser le niveau général des agents et donc la qualité des services publics qui pourraient bientôt n’attirer que des chercheurs de sinécures, les meilleurs passant directement dans le privé. Déjà, les élus nationaux et locaux remarquent que même les hauts fonctionnaires d’aujourd’hui ne sont plus ceux du siècle dernier. C’est par là que l’État perd de son autorité et ne peut plus justifier les dépenses qu’il suscite. Car si les concours fonctionnent mal, rappelons que le nombre global d’agents publics ne cesse d’augmenter.

Mathieu Zagrodzski : Evidemment, il ne s’agit pas de dire qu’aujourd'hui, toutes les personnes qui entrent dans la Police et qui sortent des écoles de gardiens de la paix sont mauvaises. Ce n'est pas du tout le cas, il y a des profils excellents. On a en plus repoussé la limite d'âge, au-delà de 30 ans, pour attirer des gens qui sont plus matures ou avec une expérience professionnelle plus développée, et c’est une bonne chose. C’est une diversité salutaire. Mais quand sur une promo donnée il y a ces très bons éléments et d’autres qui ne devraient pas être là (car ils ne sont pas intellectuellement au niveau ou ont des attitudes problématiques), cela peut produire à des comportements dangereux sur la voie publique, des erreurs de procédures et de manière plus diffuse, une incapacité à régler les problèmes, faire baisser la conflictualité, etc. Ce sont des compétences humaines moins palpables mais tout aussi essentielles.

 Les tenants d’un rôle central de l’Etat dans la gestion des défis auxquels fait face le pays ont-ils conscience de ces problématiques ? Quelles sont les solutions pour les résoudre ?

Luc Rouban : Oui, il existe une conscience assez aiguë de ces problèmes au niveau gouvernemental. Le problème est qu’un gouvernement ne peut corriger en quatre ou cinq ans une situation qui s’est dégradée pendant des décennies. La question de fond reste que l’État attire moins pour deux raisons.

La première c’est que les métiers les plus exposés au public sont souvent devenus insupportables. On a voulu moderniser l’État mais il aurait fallu aussi moderniser les usagers ne serait-ce qu’avec de l’éducation civique à l’école. On a vu émerger une nouvelle catégorie d’usager consumériste réellement convaincu que les services d’une mairie, qu’une école, qu’un hôpital sont des supermarchés dans lesquels ils ont a) la priorité sur tous les autres et b) un droit sur le personnel considéré comme des domestiques à leur service car ils paient (parfois) des impôts.

La seconde raison dans le délitement des recrutements tient à l’affaiblissement de l’État comme institution. Autrefois, être fonctionnaire, c’était entrer au service d’une machine imposante, ce qui conférait un statut social privilégié et envié même à un niveau modeste. La faiblesse des rémunérations était compensée par la valorisation d’un rôle social important au service des autres et la participation à une hiérarchie dont la qualité était garantie par une élite de hauts fonctionnaires triés sur le volet. Mais une partie (je dis bien une partie) de ces derniers ont abandonné leur rôle historique pour se servir de l’État comme tremplin au service de carrières politiques ou dans le secteur privé. Le niveau de confiance des fonctionnaires dans les sommets de l’État est aujourd’hui bien bas et la majorité considère que la plupart des politiques publiques ne sont pas mises au service de l’intérêt général. Il faudrait donc reconstituer le sens du service de l’État. Vaste programme.

Mathieu Zagrodzski : Il y a plusieurs leviers d’attraits du métier. Le premier c’est le levier financier. Il faut rendre le métier plus attractif et il le sera s’il est mieux rémunéré. Ensuite, il y a le serpent de mer de « redonner du sens au métier ». C’est un travail de profondeur, complexe, qui doit viser à donner le sentiment de faire des choses qui servent. On est tous mus par l’envie de faire des choses utiles. Et c’est un sentiment qui se perd chez les forces de l’ordre qui ont le sentiment d’agir pour leur hiérarchie ou pour l’administration et par pour faire ce qui est utile. Cela passe par la formation mais aussi une redéfinition des objectifs de la police, et notamment les objectifs quantifiables. Les Britanniques se posent bien plus la question de l’utilité sociale que nous ne le faisons. En France, on s’attarde sur le nombre de personnes arrêtées par exemple. Mais pour les citoyens, ces chiffres ne veulent pas dire grand-chose. Et les forces de l’ordre le savent.

Il faut aussi s’atteler à la question géographique, même si les choses s’améliorent progressivement. Il est important que des jeunes gens issus de la ruralité ne se retrouvent pas systématiquement en banlieue parisienne, où le choc culturel, professionnel et humain peut être important, et créer une démotivation.

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