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De Gaulle, Pompidou : le pouvoir partagé
De Gaulle, Pompidou : le pouvoir partagé
©AFP

Bonnes feuilles

Arnaud Teyssier publie « L'énigme Pompidou / de Gaulle » aux éditions Perrin. Vingt-cinq ans les séparaient, et en vérité tout un monde. D'un côté Pompidou, l'apôtre de la France heureuse et du progrès tranquille, proche du terroir et des gens, de l'autre De Gaulle, distant et solitaire, épris de grandeur et d'histoire, plaçant toujours la France au-dessus des Français. Extrait 2/2.

Arnaud Teyssier

Arnaud Teyssier

Arnaud Teyssier est spécialiste de l’histoire du gaullisme et de la Vème République, auteur récemment de "L'énigme Pompidou-de Gaulle" (2021) et "Demain la Ve République ?" (2022) aux éditions Perrin.

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À l’été 1961, Michel Debré, qui sent bien la présence croissante du rival, lui propose d’entrer au gouvernement, comme ministre des Finances : Pompidou refuse – toujours, dit-il, pour des motifs d’ordre privé. C’est bien joué. Pour autant, la nouvelle circule activement dans Paris… Joue-t-il sa carte politique, sachant que le Premier ministre en exercice sera appelé vraisemblablement à partir dès que le conflit algérien aura été réglé ? Debré lui-même lui confie sa quasi-certitude que ses jours à Matignon sont comptés, ne serait-ce que dans l’esprit de De Gaulle. Il l’incite à venir rue de Rivoli comme une première étape vers la direction du gouvernement. Là aussi, sincérité ou manipulation ? On ne doit pas considérer trop vite des personnalités aussi riches que Pompidou ou Debré comme de purs esprits : ce sont aussi des politiques, qui sont de surcroît fascinés par de Gaulle et le climat de tension historique extraordinaire qu’il entretient autour de lui. Ils ne se battront pas pour de simples portefeuilles, mais, tout simplement, pour la première place auprès du chef chargé de gloire. L’expression de leur ambition, et donc de leur rivalité, est chose naturelle en un temps politiquement aussi vigoureux. Elle n’obéit pas aux canons ordinaires.

Mais dans le fond, Pompidou n’a jamais été convaincu de la complexe stratégie gaullienne en Algérie. Sa propre position est mélangée, il est lié d’amitié avec des personnages aussi essentiels que Jacques Soustelle, ancien camarade de Normale sup. Il se dit « homme politique malgré lui », car il est intensément courtisé en raison de sa position privilégiée de banquier, de proche du Général, de Premier ministre potentiel. À Robert Pujol, il parle souvent de ses moments de « cafard », de son rapport ambigu avec l’argent –  il aime en gagner, mais veut tout dépenser car il ne songe pas à s’enrichir –, il sait aussi que cela risquerait de compromettre ses relations avec de Gaulle, qui a l’argent en horreur, et de fragiliser une éventuelle carrière politique. On sait aujourd’hui qu’une des raisons essentielles qui déterminèrent le choix de De Gaulle pour l’Algérie, c’était son agenda politique très clair et déterminé : après la mise en place des institutions et le règlement de l’affaire algérienne, il fallait s’attaquer à la modernisation du pays. Le plan qu’il établit en 1969 pour les Mémoires d’espoir n’est pas une reconstruction a posteriori : le premier chapitre porte sur la mise en place des institutions, le deuxième sur « l’outre-mer », le troisième sur « l’économie ». Il écrit : « La politique et l’économie sont liées l’une à l’autre comme le sont l’action et la vie. Si l’œuvre nationale que j’entreprends exige l’adhésion des esprits, elle implique évidemment que le pays en ait les moyens […], ce qu’il vaut au sens physique du terme et, par conséquent, ce qu’il pèse par rapport aux autres, telles sont les bases sur lesquelles se fondent nécessairement la puissance, l’influence, la grandeur, aussi bien que ce degré relatif de bien-être et de sécurité que pour un peuple, ici-bas, on est convenu d’appeler le bonheur. »

L’accélération du progrès matériel, le progrès des communications qui fait naître l’envie du confort chez l’homme moderne : de Gaulle connaît toutes ces contraintes. La solidité de la monnaie et la prospérité économique sont pour lui des nécessités vitales, mais qu’il subordonne entièrement et étroitement à sa grande ambition nationale. Il avait dû déjà « peser » très pratiquement les choses au moment de la Libération, lorsqu’il lui avait fallu arbitrer un conflit de fond entre la ligne incarnée par Pierre Mendès France, alors ministre de l’Économie nationale, qui était partisan d’une purge monétaire par blocage des comptes bancaires, extrêmement brutale et qui aurait lourdement atteint les épargnants de tous niveaux avec des souffrances particulièrement aiguës pour les habitants des régions dévastées, et celle incarnée par René Pleven, ministre des Finances, plus mesurée, humainement plus réaliste et moins douloureuse. Après avoir beaucoup hésité, et allant sans nul doute contre son propre tempérament qui est de toujours privilégier l’effort sur le bien-être, de Gaulle avait tranché en faveur de la ligne Pleven, plus progressive, sans blocage des comptes, qui ménageait un pays blessé en attendant un redressement qui, par ailleurs, ne pouvait tarder démesurément. Il avait privilégié les considérations sociales et politiques, mais aussi les considérations morales : la guerre n’était pas terminée, l’Allemagne n’était pas encore vaincue, le territoire français n’était pas encore totalement libéré et les Français devaient pour autant assumer les humiliations, mais aussi les divisions profondes héritées de l’Occupation. Ce que l’on interprétera comme le fameux mépris de « l’intendance » renvoie en réalité à une compréhension profonde du destin collectif et du sens de la démocratie : on ne gouverne pas les peuples – surtout à l’issue d’une guerre et d’une occupation éprouvantes – en se fondant sur les seuls chiffres ou sur les doctrines économiques. Cela aussi, de Gaulle le retrouvera dans la lecture de l’économiste François Perroux, dont il connaissait l’œuvre et dont il appréciera le jugement jusqu’à sa mort : la politique économique doit prendre en compte les finalités de l’État – l’armature du pays pour de Gaulle – et l’épanouissement de l’individu.

S’agissant de Mendès France et de son départ du gouvernement provisoire, de Gaulle avait noté dans les Mémoires de guerre qu’il ne pouvait que partir, qu’il l’avait fait avec dignité, ajoutant  : « Au demeurant, si je n’adopte pas la politique qu’il préconise, je n’exclus nullement de la faire mienne un jour, les circonstances ayant changé. » Or cette vision « mendèsiste » était tout à fait compatible avec les conceptions de Pompidou en économie  : ses compétences en matière économique et financière, acquises chez Rothschild, n’ont pas fait de lui un libéral authentique. Il est tout sauf un doctrinaire et il sait qu’en période exceptionnelle il est nécessaire de mettre la direction économique du pays sous contrôle. Il connaît aussi les aspirations profondément contradictoires des Français, attachés à l’initiative individuelle la plus large, mais toujours soucieux, aussi, de s’abriter derrière la protection de l’État. Dans la même logique, il ne peut que souscrire au plan gaullien, à sa manière : donner son indépendance à l’Algérie, mais en ménageant, dans la mesure du possible, les intérêts vitaux de tous ; tenter de convaincre les partisans de l’Algérie française en faisant preuve de patience et de mansuétude. De Gaulle ne raisonne pas de cette façon, et a d’emblée accepté l’idée que l’opération serait douloureuse : il n’a plus le temps de la mansuétude, car ses jours sont désormais comptés. Le redressement de la France n’attend pas.

En février 1961, de Gaulle envoie Pompidou à Berne pour conduire une première tentative de négociation avec le gouvernement provisoire de l’insurrection algérienne. Il est beaucoup question d’un enjeu politique et économique essentiel : le destin du pétrole algérien. Les relations que Pompidou entretient désormais avec le monde des affaires lui permettent d’éclairer le chef de l’État sur des enjeux qui lui sont peu familiers, mais qui sont déterminants pour le processus d’installation du nouveau régime. Deux mois plus tard, au moment du putsch des généraux, c’est sa qualité de juriste et de membre du Conseil constitutionnel qui lui permet de jouer un rôle décisif dans la mise en œuvre de l’article 16. On pourrait considérer aujourd’hui qu’il y a là un certain mélange des genres : Pompidou est à la fois homme d’affaires, membre du Conseil constitutionnel et conseiller direct du président de la République. Conflit d’intérêts, dirait-on aujourd’hui. Pour de Gaulle, c’est un sujet qui n’a pas lieu d’être dans un contexte où la Ve  République accomplit ses difficiles premiers pas et subit la menace d’une rébellion armée, voire d’une guerre civile. Il est l’homme des situations exceptionnelles, et donc celui des remèdes exceptionnels. Lorsque à la Libération il a eu besoin d’un grand commis de l’État expert en questions financières, Maurice Couve de Murville était l’homme qu’il lui fallait : peu lui importait qu’il eût été l’un des plus hauts fonctionnaires de Vichy, en charge des négociations économiques à Wiesbaden. Sur un autre plan, les liens de Pompidou avec le monde de l’argent lui sont précieux dans le contexte singulier du moment. Ils le gêneront davantage pendant son second mandat présidentiel, et surtout en Mai  68, lorsqu’il aura le sentiment que son Premier ministre se montre trop enclin à écouter les dirigeants du patronat et ne prend pas suffisamment au sérieux ses projets sur la participation.

Dès le milieu de 1961, de Gaulle songe à remplacer Michel Debré à Matignon, afin de tourner définitivement la page de la guerre d’Algérie. Il propose cette fois lui-même, à la fin de l’année, le ministère des Finances à Pompidou, mais ce dernier se dérobe encore. Le portefeuille échoit au jeune secrétaire d’État aux Affaires économiques, Valéry Giscard d’Estaing : ainsi un futur rival peut-il entrer en scène, à seulement trente-cinq ans. Mais l’échéance inéluctable se rapproche. Les institutions sont installées, il reste à les pérenniser, et la politique intérieure, avec les sérieuses difficultés économiques et financières qui restent à régler, va reprendre ses droits. Le temps du redressement et de la modernisation du pays est venu, quand celui des tragédies s’éloigne. Pompidou sera le chef de gouvernement gestionnaire dont le nouveau président a désormais besoin. Fort de son indépendance de jugement, il lui dira toujours la vérité, tout en l’aidant à faire reprendre au pays le chemin de la quiétude et de la normalité. Duo si dissemblable, mais si strictement solidaire et dont la complémentarité fera la force.

Le 14 avril 1962, Georges Pompidou fait son entrée à Matignon.

Psychologies

Édouard Balladur, qui fut son proche collaborateur, a parfaitement décrit le caractère de Georges Pompidou dans l’avant-propos qu’il a donné en 1975 à ses Entretiens et discours. Il l’a fait en décrivant tout simplement son style : « Simple et clair, sans fioritures ; souci de ramener les idées et les faits à leur vérité, à leur réalité élémentaire, de dissiper les illusions non sans y prendre quelque délectation ; goût de l’explication amenée de loin, longuement conduite, désir de convaincre pas à pas ; défiance envers les grands mots, le lyrisme. » C’est le portrait même d’un professeur, peut-être aussi une critique en creux du style de De Gaulle, dont le lyrisme n’est pas toujours absent. Il décrit aussi plus directement son caractère  : « Sa réserve, son horreur de l’emphase, fondées sur le respect de soi-même et des autres, ont contribué à donner de sa personne et de son caractère une image incomplète. Les qualités qui lui sont le plus fréquemment reconnues ne sont pas celles qui font rêver : réalisme, opiniâtreté, prudence, solidité. Certes, il n’en était pas dépourvu. Mais suffiraient-elles à expliquer sa vie ? » Édouard Balladur analyse finement les qualités les plus profondes de l’homme, montrant ainsi ce qui a pu séduire de Gaulle chez lui, puis, dans un second temps, l’en détourner : « intuition, rapidité, mémoire, précision de l’analyse » sont autant de qualités qui renvoient aux critères du Fil de l’épée, et qui sont plus le propre du haut fonctionnaire que du professeur. « Goût de ramener les questions à quelques données simples et claires en les débarrassant de tous les faux-semblants ; aptitude à dégager l’essentiel en donnant un éclairage nouveau à des problèmes examinés mille fois, à les replacer dans des perspectives historiques pour mieux apercevoir l’avenir. » C’est la définition même de la culture générale selon de Gaulle, qui, comme chacun sait depuis Vers l’armée de métier (1934), est « la meilleure école du commandement ». Enfin, il souligne le courage de l’homme dans toutes les situations : crise intérieure, calomnie, maladie… Cet homme à la fois autoritaire et porté au compromis était assurément une personnalité complexe. On sait quel portrait à demi bienveillant de Gaulle en a tracé dans les Mémoires d’espoir, tempéré et éclairé par ce qu’il dira de vive voix à Bernard Tricot pendant son voyage en Irlande. N’attendons pas d’évoquer l’époque des ruptures pour restituer ce portrait qui est loin d’être un simple règlement de comptes.

Il exprime tout à fait la vision du Général :

« Georges Pompidou m’a paru capable et digne de mener l’affaire à mes côtés. Ayant éprouvé depuis longtemps sa valeur et son attachement, j’entends maintenant qu’il traite, comme Premier ministre, les questions multiples et complexes que la période qui s’ouvre va nécessairement poser. En effet, bien que son intelligence et sa culture le mettent à la hauteur de toutes les idées, il est porté, par nature, à considérer surtout le côté pratique des choses. Tout en révérant l’éclat dans l’action, le risque dans l’entreprise, l’audace dans l’autorité, il incline vers les attitudes prudentes, excellant d’ailleurs dans chaque cas à en embrasser les données et à dégager une issue. Voilà donc que ce néophyte du forum, inconnu de l’opinion jusque dans la cinquantaine, se voit soudain, de mon fait et sans l’avoir cherché, investi d’une charge illimitée, jeté au centre de la vie publique, criblé par les projecteurs concentrés de l’information. Mais, pour sa chance, il trouve au sommet de l’État un appui cordial et vigoureux, au gouvernement des ministres qui, dévoués à la même cause que lui, ne lui ménagent pas leur concours, au Parlement, après la courte épreuve du référendum et des élections, une majorité compacte, dans le pays une grande masse de gens disposés à approuver de Gaulle. Ainsi, couvert par le haut et étayé par le bas, mais en outre confiant en lui-même à travers sa circonspection, il se saisit des problèmes en usant, suivant l’occasion, de la faculté de comprendre et de la tendance à douter, du talent d’exposer et du goût de se taire, du désir de résoudre et de l’art de temporiser, qui sont les ressources variées de sa personnalité. Tel que je suis et tel qu’il est, j’ai mis Pompidou en fonction afin qu’il m’assiste au cours d’une phase déterminée. Les circonstances pèseront assez lourd pour que je l’y maintienne plus longtemps qu’aucun chef de gouvernement ne l’est resté depuis plus d’un siècle. »

Lorsque le tome 2 des Mémoires d’espoir parut, de Gaulle était mort et Pompidou président de la République. Le portrait donna à ce dernier, dit-on, le sentiment d’une « exécution ». Il le perçut sincèrement ainsi, mais est-ce si vrai ? Les qualités dont de Gaulle fait état chez son ancien Premier ministre sont tout à fait conformes au portrait qu’en fait Édouard Balladur. Il est également exact qu’il avait été choisi dans un certain contexte, pour un certain rôle et une certaine durée. Nous verrons que pour la dernière phase de son mandat, le fondateur de la Ve  République aurait souhaité une figure plus conforme à ses intentions ultimes : le social, la réconciliation de l’État et de la société. Les élections de 1967 et leur majorité si étroite, puis Mai 68 bouleverseront la donne et de Gaulle devra finir le parcours seul, ou presque, après avoir maintenu Pompidou en fonction plus longtemps que prévu.

De surcroît, on oublie toujours de citer le début du paragraphe qui suit le portrait de Pompidou – dont la longueur et le style sont, de fait, presque comparables à ceux que de Gaulle a consacrés, dans les Mémoires de guerre, aux géants de la Seconde Guerre mondiale. Il écrit en effet : « Au reste, le répit relatif que recommande la situation, s’il répond aux traits dominants du caractère du Premier ministre, convient aussi à la population qui s’accoutume assez malaisément aux conditions d’une activité industrielle généralisée. » Suit un assez long développement sur la banalisation et l’uniformisation des modes de vie : « Il s’agit là d’une force des choses, dont je sais qu’elle est pesante à notre peuple plus qu’à aucun autre en raison de sa nature et de ses antécédents, et dont je sens que, par une addition soudaine d’irritations, elle risque de le jeter un jour dans quelque crise irraisonnée. D’autant plus qu’au spectacle de son propre développement s’accroissent et s’attisent ses désirs. Toutes les couches et catégories, tendues dans la hâte de voir monter leur niveau de vie, mais heurtées par les privilèges brutaux du système capitaliste, sont en état permanent de reproche et de soupçon à l’égard d’intérêts plus ou moins distincts qui leur paraissent s’opposer à leur élévation. »

Aux yeux de De Gaulle, Pompidou est donc le dirigeant adéquat pour l’époque. La différence entre les deux hommes, c’est que l’un y voit la marque du progrès et une légitime aspiration au bonheur, quand l’autre ne perçoit qu’une pause à peu près heureuse avant de plus amples bouleversements. De Gaulle raisonne un peu comme le héros de Giono, le capitaine Langlois, dans la nouvelle L’Écossais ou la Fin des héros. Langlois est un capitaine de gendarmerie qui, sous le règne de Louis-Philippe, met hors d’état de nuire, dans les Basses-Alpes, une troupe de légitimistes courageux, mais meurtriers. À la fin, lorsqu’ils sont pris, il récuse, lui qui a un passé militaire de meneur d’hommes et de grand courage, leur prétendu sens de l’honneur qui leur fait mépriser la mort et chercher à effacer en son nom la marque de leurs crimes. L’officier leur répond au nom de la loi, celle des temps civilisés qui s’annoncent, exprimée ainsi par l’un des personnages : « Vous n’avez pas à choisir entre une belle mort et une miteuse. C’est nous (c’est-à-dire l’État, ou les quelques types qui en tiennent lieu), c’est nous qui avons seuls le droit de vous envoyer à la mort la plus utile. » Langlois conclut : « Dans cent ans, il n’y aura plus de héros. » Et il ajoute, phrase ultime du livre : « Ma voix n’exprimait aucun regret. » Pour de Gaulle, il y a pareillement « la force des choses ». Il n’y a plus de héros –  pour quelque temps du moins. Mais il reste l’État, et cette forme d’ordre secret par lequel les sociétés continuent d’être mues. Pompidou est l’homme de valeur qui doit aider la France à traverser la grisaille de la modernité, de la laide modernité des années 1970, avec ce goût étrange pour l’art moderne que le classicisme du Général ne comprend guère : mais ce ne sera qu’une pause –  un purgatoire nécessaire  – avant le retour des grandes tragédies.

Au début des Mémoires d’espoir, de Gaulle avait clairement dessiné les traits singuliers de la « grande entreprise », bien différente de la précédente, qui s’ouvrait désormais devant lui avec la Ve   République  : il n’y aurait plus de dimension héroïque, il n’y aurait nul besoin désormais pour les peuples de « s’élever au-dessus d’eux-mêmes », puisque le danger s’était éloigné, mais seulement la perspective d’une vie « plus ou moins facile ». Les géants de la guerre s’étaient effacés pour la plupart, au profit de chefs politiques soucieux des intérêts plus immédiats de leurs nations et livrés au jeu des féodalités, qu’elles fussent nouvelles ou anciennes.

Un « excellent exécutant » ?

Lorsque le gouvernement Pompidou est constitué, on peut lire dans la presse qu’il s’agit d’un gouvernement « de transition ». Le manque de notoriété du nouveau chef du gouvernement et l’omniprésence de De Gaulle en cette période où prend fin la guerre d’Algérie, mais où l’on sait que la politique ordinaire va désormais peu à peu reprendre ses droits, font que l’événement est accueilli avec indifférence. On observera, sur une échelle plus modeste, le même phénomène en 1976, lorsque Raymond Barre sera nommé par Valéry Giscard d’Estaing pour succéder à Jacques Chirac. Pompidou est considéré au mieux comme un grand serviteur qui passera par les quatre volontés du Général, au pis comme un « commis de la haute finance », l’homme de chez Rothschild, ainsi que l’écrit L’Humanité, organe du Parti communiste français. De Gaulle a averti trois jours plus tôt Guy Mollet du changement de gouvernement, de même qu’il l’a informé du choix de son successeur. La réaction du leader de la SFIO est révélatrice, si l’on en croit les propos rapportés par l’intéressé, dont fait état Pierre Viansson-Ponté dans son Histoire de la république gaullienne : « En choisissant Pompidou – et vous savez l’estime que je lui porte en tant qu’homme – vous cessez complètement d’être l’arbitre, vous révoquez le Premier ministre et vous constituez un gouvernement de Gaulle, assisté de votre directeur de cabinet. C’est exactement contraire aux engagements pris, c’est le pouvoir personnel que vous condamniez quand nous rédigions la Constitution. » Guy Mollet aurait même ajouté ce propos (mais n’est-ce pas trop beau pour être vrai ?) : « Vous construisez quelque chose qui ne pourra pas vous survivre. Vous violez tous les jours la Constitution. » De fait, le général de Gaulle est allé à l’encontre des traditions parlementaires, et semble s’écarter de la voie tracée à l’origine par la Constitution. Rien ne l’obligeait à se séparer du fidèle Michel Debré, sinon son agenda politique propre. Et Guy Mollet ne connaît pas encore le coup ultime que prépare le chef de l’État : l’élection du président de la République au suffrage universel, qui ne fera que le renforcer dans des préventions d’ores et déjà bien assises. Pierre Viansson-Ponté exprime en tout cas l’opinion générale à l’époque : « M. Pompidou n’est pas marqué politiquement. Il n’a que des amis parmi les dirigeants des partis. Il n’a pas d’existence politique, pas de relief, pas de passé et doit tout au général […]. Intelligent et habile, il sera un excellent exécutant. »

Jean Donnedieu de Vabres, qui connaissait Georges Pompidou depuis l’époque du cabinet de Gaulle en 1944-1945, et qui devient son directeur de cabinet à Matignon, résumera plus tard les données du problème de manière infiniment plus juste : « Le choix du Premier ministre contribuait à renforcer la primauté présidentielle. Georges Pompidou avait été pour le Général un collaborateur personnel […]. Il n’avait été, contrairement à son prédécesseur, titulaire d’aucun mandat électif. Il était peu connu du grand public. Le Général l’avait chargé de relancer les négociations avec les représentants du FLN, mais ce rôle était resté confidentiel. »

Le chef de l’État compte clairement sur l’entregent de Pompidou pour séduire les centristes et même quelques socialistes. Michel Debré avait le tempérament trop bouillant pour jouer ce rôle de négociateur qui demeure essentiel aux yeux du grand politique que reste, somme toute, Charles de Gaulle.

Charles Morazé, qui, on l’a vu, connaissait bien Pompidou, définit subtilement le « moment » Pompidou : « À partir de 1962, le général de Gaulle laissa à sa majorité, portée au pouvoir par certains intérêts, le soin de se défendre contre l’opposition qui en représente d’autres. Qu’ils se disputent en délibérations électorales ou parlementaires, c’est de leur nature. Le général de Gaulle suit la sienne en réaffirmant sa légitimité grâce à l’action. Cette dernière lui importe plus que l’ordre gouvernemental quotidien. Il a trouvé en Georges Pompidou le Premier ministre idéal et le conserve. L’homme sait n’être jamais fâcheux ; il n’est pas une créature du Parlement ; s’il a servi la France depuis dix-sept ans, c’est sans aucun titre personnel, et seulement en servant son maître. Il lui revient d’accommoder les besoins des Français aux nécessités d’une politique présidentielle d’autant plus vigoureuse que le général de Gaulle n’entend pas apparaître comme l’homme d’un seul parti. »

A lire aussi : L’ascension de Georges Pompidou auprès du général de Gaulle en marge du RPF

Extrait du livre d’Arnaud Teyssier, « L'énigme Pompidou / de Gaulle », publié aux éditions Perrin.

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