De Barbie au porno chic : retour sur l’hypersexualisation de l’industrie de la mode <!-- --> | Atlantico.fr
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Des mannequins lors du défilé Barbie Runway Show lors de la Mercedes Benz Fashion Week 2009 à New York, le 14 février 2009.
Des mannequins lors du défilé Barbie Runway Show lors de la Mercedes Benz Fashion Week 2009 à New York, le 14 février 2009.
©TIMOTHY A. CLARY / AFP

Bonnes feuilles

Audrey Millet a publié « Fabriquer le désir. Histoire de la mode de l'Antiquité à nos jours » aux éditions Belin. Futile ou lourde de sens, aimée ou décriée, la mode vestimentaire marque les esprits, transforme les corps, dicte les choix économiques et culturels, en somme elle fabrique le désir. Audrey Millet propose une histoire globale de la mode, entre enjeux économiques, esthétiques, sociaux ou culturels. Extrait 2/2.

Audrey Millet

Audrey Millet

Audrey Millet est docteur en histoire et en lettres (Paris 8/Neuchâtel). Pour sa thèse, elle a reçu la mention spéciale du 18e Prix d'histoire François Bourdon, "Techniques, entreprises et société industrielle". Chercheuse associée au laboratoire Institutions et dynamiques historiques de l'économie et de la société (CNRS), elle enseigne également à l'EHESS.

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Selon les médias, la femme est hypersexualisée depuis la seconde moitié du XXe siècle. La première à être la cible de détracteurs est la poupée préférée des petites filles. Ensuite, les mannequins à la réputation sulfureuse sont l’objet de critiques acerbes. Une cinquantaine d’années plus tard, la nudité, le sexe et les positions suggestives s’affichent sur les arrêts de bus devenus les supports du mélange des fluides corporels dans l’espace public.

La société Mattel présente en 1959 une poupée de mode nommée «Barbie». Depuis, elle est devenue un sujet de débats autour de questions concernant le sexe, la féminité et les valeurs culturelles. Ruth Handler (1938-2002), cofondatrice de Mattel, souhaite produire une version en trois dimensions des poupées de mode en papier que sa fille, Barbara, apprécie. Elle s’inspire alors du corps de Lilli l’Allemande, Lilli, parue tout d’abord en bande dessinée dans le journal Bild. Ce média, destiné aux adultes, fait de Lilli sa mascotte. Le fabricant de jouets Rolf Hausser, qui vend pendant la Seconde Guerre mondiale des figurines de soldats allemands et de SS, crée un corps de jeune femme sexy, à la bouche sensuelle, au visage maquillé et aux yeux en amandes. Lilli tranche avec les poupées-fillettes et les poupons joufflus d’alors. Mattel achète les droits et les brevets nécessaires pour fabriquer Lilli et la transforme en Barbie. La poupée est régulièrement adaptée au contexte économique et social. Dans une publicité télévisée de 1961, s’ajoute à la carrière de mannequin de Barbie une vie scolaire, un petit ami et une garde-robe, allant du vêtement d’écolière à la robe de mariée. Son vestiaire acquiert peu à peu tout le nécessaire : tenues de soirée, vêtements décontractés, articles de sport et lingerie. Pour les offres haut de gamme, Mattel fait appel à des créateurs. Au début des années 1960, les identités professionnelles de Barbie sont traditionnellement connotées féminines, comme infirmière, ou inaccessibles à la majorité des petites filles, comme astronaute, ou les deux lorsqu’elle est danseuse étoile. Pourtant, le développement du féminisme dans les années 1970 aurait pu orienter les concepteurs. Les critiques formulées à l’encontre de Barbie sont alors de plus en plus nombreuses. La poupée ne s’intéresse qu’à la mode et à ses amis, dépense sans compter pour ses vêtements, ne pense qu’à s’amuser, accumule les voitures et les biens immobiliers. Mattel a donc dû s’adapter et changer sa stratégie. La carrière de Barbie prend son envol au milieu des années 1980: sa tenue de soirée se transforme en vêtement rose de cadre. Durant la décennie suivante, elle devient médecin, vétérinaire, ambassadrice de l’Unicef, rappeuse, professeure, militaire puis basketteuse. L’accent est mis sur le nombre de Barbie à posséder. Plusieurs nuances de peau sont enfin disponibles pour répondre à la demande des consommateurs. Pour un certain nombre de critiques, Barbie représente un féminisme peu profond, axé principalement sur le succès et l’épanouissement individuels. Son monde est peuplé d’amies blanches et blondes peroxydées aux corps plastiques. La vie amoureuse de Barbie est orientée vers l’hétérosexualité et la fidélité à un unique homme, Ken. Ces normes, physiques, sociales et morales contribueraient à entretenir des idéaux culturels de beauté invitant à la haine de soi et à des pratiques alimentaires malsaines. D’autres accusent Mattel de dépraver et de sortir de leur innocence les enfants qui déshabillent la poupée toute la journée.

Toutefois, Barbie reste un objet d’attention, de fascination et de consommation. Quelle que soit son influence, elle a réussi à convaincre comme symbole de féminité, catalyseur de fantaisie, marqueur et agent des valeurs culturelles. Globalement, les mannequins féminins sont méprisés pour les mêmes raisons.

Après la Seconde Guerre mondiale, la profession de modèle acquiert une certaine respectabilité, aidée par des films comme Cover Girl (1944), Funny Face (1957) ou Blow-up (1966). Alors que les mannequins déambulent telles des déesses durant la première moitié du XXe  siècle, Christian Dior les encourage dès 1947 à théâtraliser les défilés, renversant des cendriers dans le public et faisant tourner leurs manteaux. Cependant, le modèle des années 1950 a toujours une attitude hautaine et dédaigneuse. Un changement s’amorce lorsque les mannequins de Mary Quant dansent frénétiquement sur du jazz ou prennent des poses statiques et graphiques sur le podium. Les techniques de pose, la beauté photogénique et l’instinct de showgirl sont les prérequis des modèles de prêt-à-porter. Ils sont alors de mieux en mieux payés, recevant parfois jusqu’à 1 000 dollars pour une prestation. Les médias diffusent une image de la beauté jeune et dynamique, comme Twiggy. Certains mannequins deviennent des célébrités et sont appelés «supermodels». L’agent Clyde Matthew Dessner est le premier à faire usage de ce terme dans un livre en 194855. Les liens entre le mannequin et le photographe ont fait couler beaucoup d’encre. Néanmoins, les meilleures collaborations sont souvent dues à une relation étroite, comme celle entre Jean Shrimpton et David Bailey au début des années 1960. Puis Twiggy remplace Shrimpton en couverture des magazines. Sa renommée mondiale n’empêche pas une carrière intense. En 1993, elle explique que les voyages, les défilés et les fêtes l’ont épuisée, avant d’ajouter « j’étais une chose56 ». Le public avide attend de nouveaux modèles à chaque collection. Peu de jeunes femmes résistent à la pression, au goût changeant et… au temps qui passe. Certaines parviennent à durer. Patti Hansen et Jerry Hall, épouses de membres des Rolling Stones, deviennent des références. En 1992, la couverture du Harper’s Bazaar, photographiée par Patrick Demarchelier, met en scène les dix supermodels du moment: Irwin, Christy Turlington, Cindy Crawford, Naomi Campbell, Linda Evangelista, Yasmeen Ghauri, Karen Mulder, Claudia Schiffer, Niki Taylor et Tatjana Patitz. Avec Helena Christensen, Stephanie Seymour, et plus tard Kate Moss, elles représentent l’âge d’or du mannequinat. Leur image est travaillée par des créateurs, comme Karl Lagerfeld, Calvin Klein ou Gianni Versace, et des photographes, tels Patrick de Marchelier ou Peter Lindbergh. Lorsque sonnent la fin des excès des années 1980, le krach boursier de Wall Street et la récession mondiale, les mannequins deviennent encore plus indispensables pour conserver l’attention du public. Toutefois, l’envie du public de voir de nouveaux visages et l’exigence démesurée des modèles ont raison de leur succès. Linda Evangelista déclare notamment qu’elle ne sortirait pas du lit pour moins de 10 000 dollars. En 1995, ce prix passe à 25 000 dollars. En 1981, Anthony Haden-Guest, journaliste britannique incisif, publie un article sur le comportement abusif des mannequins et des photographes, leurs rémunérations importantes et leur milieu obscurci par la cocaïne. Après cette génération dorée, une nouvelle arrive donc sur les podiums: plus jeune et plus grunge. Mais, en dehors de Kate Moss, le public ne suit pas.

Ce sont désormais les « filles » de la lingerie qui font la mode, comme Gisele Bundchen et Heidi Klum, stars des campagnes publicitaires de Victoria’s Secret. Les autres… sont inconnues. Les créateurs l’ont bien compris: le tournant des années 2000 passe par la sensualité et le sexe.

Au cœur de l’hypersexualisation de l’industrie de la mode, Tom Ford a insufflé une tendance, décriée certes, mais particulièrement suivie. Directeur artistique du groupe Gucci (1990-2004), le Texan place l’innovation, la créativité, le marketing et la promotion de la griffe sur le même plan. Né en 1962, il commence sa carrière comme mannequin dans des publicités télévisées, avant d’étudier le design à la Parsons School of Design de New York. Tout d’abord freelance, il travaille ensuite au département jeans de Perry. En 1990, Gucci, qui connaît la pire crise financière de toute son histoire, l’embauche comme styliste pour le prêt-à-porter féminin. Deux ans plus tard, il est directeur de la conception puis dirige la totalité de la création. Au premier semestre de 1995, les revenus de la société ont augmenté de 87%. Tom Ford consolide la gamme de produits, renouvelle l’image, la communication, les licences, les boutiques et les gammes d’accessoires à coup de séismes marketing et de campagnes publicitaires choc. Ford régénère des références, comme le mocassin Gucci classique qui s’habille désormais des couleurs de l’arc-en-ciel (1991). La saison automne-hiver 1995-1996 est une consécration. Le designer présente une collection élégante et rétro inspirée, évoquant une sexualité louche et débridée. Le look consiste en un pantalon en velours, une chemise en soie à coupe étroite, un grand sac à bandoulière, des escarpins compensés en cuir vernis à éclat métallique (comme la carrosserie d’une voiture). La collection met l’accent, non pas sur le look intégral, mais sur l’accessoire must have. Ford s’appuie sur le photographe de mode Mario Testino qui réalise ses campagnes. Il dissocie la silhouette habillée de l’accessoire pris en gros plan. Pour la collection printemps-été 2003, un modèle montre ses poils pubiens rasés en forme du G de Gucci. L’image est très critiquée : trop sexuelle, sans filtre et douteuse.

Après la retraite d’Yves Saint Laurent, le groupe Gucci acquiert la marque et charge Tom Ford de la création. Son travail est vivement attaqué pour la sexualisation de l’habillement YSL, mais aussi parce que saint Laurent le désavoue publiquement. La presse française assassine le Texan qui ose reprendre une des plus grandes maisons de couture de l’hexagone. Néanmoins, le groupe Gucci connaît une croissance exceptionnelle et domine le marché de la mode et du luxe. Ne trouvant pas de terrain d’entente lors de la négociation de son nouveau contrat, Tom Ford annonce son départ du groupe en 2004. Toutefois, cela ne met pas fin à l’exploitation de la tendance sexuelle par un secteur de la mode clairement en pleine crise d’identité.

Extrait du livre d’Audrey Millet, « Fabriquer le désir. Histoire de la mode de l'Antiquité à nos jours », publié aux éditions Belin

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