Glissement
Davos : petite histoire de la manière dont les élites occidentales ont perdu le contrôle de la mondialisation (et mis nos démocraties en danger sans paraître s’en rendre compte)
Emmanuel Macron se rend au forum économique mondial de Davos, ce mercredi.
Jean-Paul Betbeze
Jean-Paul Betbeze est président de Betbeze Conseil SAS. Il a également été Chef économiste et directeur des études économiques de Crédit Agricole SA jusqu'en 2012.
Il a notamment publié Crise une chance pour la France ; Crise : par ici la sortie ; 2012 : 100 jours pour défaire ou refaire la France, et en mars 2013 Si ça nous arrivait demain... (Plon). En 2016, il publie La Guerre des Mondialisations, aux éditions Economica et en 2017 "La France, ce malade imaginaire" chez le même éditeur.
Son site internet est le suivant : www.betbezeconseil.com
Edouard Husson
Universitaire, Edouard Husson a dirigé ESCP Europe Business School de 2012 à 2014 puis a été vice-président de l’Université Paris Sciences & Lettres (PSL). Il est actuellement professeur à l’Institut Franco-Allemand d’Etudes Européennes (à l’Université de Cergy-Pontoise). Spécialiste de l’histoire de l’Allemagne et de l’Europe, il travaille en particulier sur la modernisation politique des sociétés depuis la Révolution française. Il est l’auteur d’ouvrages et de nombreux articles sur l’histoire de l’Allemagne depuis la Révolution française, l’histoire des mondialisations, l’histoire de la monnaie, l’histoire du nazisme et des autres violences de masse au XXème siècle ou l’histoire des relations internationales et des conflits contemporains. Il écrit en ce moment une biographie de Benjamin Disraëli.
Ce mercredi 24 janvier, Emmanuel Macron se rendra au Forum économique mondial de Davos, dont l'agenda sera, comme cela a été le cas lors de l'édition 2017, consacré en partie à la question des inégalités. D'un point de vue historique, dans quelle mesure est-il possible de considérer que les "élites libérales et progressistes" ont pu être dépassées par les effets de la mondialisation, notamment dans la progression des inégalités que l'on a pu constater dans une large part des pays occidentaux ?
Jean-Paul Betbeze : Les « inégalités », plus encore celles de patrimoine que de revenu, ne viennent pas seulement de la globalisation, mais surtout de la rencontre entre la globalisation (le container et le cargo) et la révolution technologique en cours. C’est cette dernière qui diffuse les informations à toute allure, frappe d’obsolescence les savoirs, les hiérarchies et plus encore les structures de production et de distribution. C’est elle, en sens inverse, qui fait naître les marques mondiales, qui évincent et tuent celles que ne peuvent l’être, ou ne le sont plus. The winner takes it all. L’économie actuelle des plateformes, celle d’Uber et de la disruption, conduit à la hausse des tailles de production et d’organisation sans déséconomies d’échelle. Bref au monopole, vite mondial.
Les « élites libérales et progressistes », ouvertes aux échanges, ont donc été dépassées par la vitesse de la mondialisation, technologique, scientifique puis financière et ses effets de polarisation, dans certains lieux, des compétences et des richesses, sur le modèle de la Silicone Valley. C’est cette vitesse, qui a bousculé les savoirs et les organisations. Elle a conduit au chômage de masse dans les pays industrialisés, mais aussi au plein emploi des « compétents », avec des salaires élevés et croissants, et à la « servicisation » croissante des activités, avec des salaires faibles. Il en résulte, aux Etats-Unis ou en Allemagne par exemple, une cohabitation du plein emploi et de la faible inflation. Les « inégalités » ne sont pas seulement de patrimoine et de revenu que de situation, avec un chômage souvent durable, des carrières fragilisées et menacées et de plus en plus « plates ». On parle en effet toujours des inégalités en termes monétaires, et peu ou pas de situation et de carrière, bien plus importantes - économiquement et politiquement. Car c’est de là que naissent les populismes.
Edouard Husson : La question des inégalités s’est invitée à Davos. Cela veut dire que nous sommes à la fin d’un cycle. Je voudrais donner deux points de repères en remontant en arrière. J’ai le souvenir d’une interview de Stanley Fischer, en 2004, qui se réjouissait de ce que l’ouvrier américain n’ose pas réclamer sa part de la création monétaire: « exubérante » de l’époque: avec beaucoup de mépris pour « les déplorables » (Hillary Clinton), cet économiste respecté expliquait que si l’ouvrier américain réclamait une hausse de salaire, son patron avait la menace de la délocalisation des emplois pour le faire taire. Remontons encore quinze ans plus tôt, le néolibéralisme triomphait en même temps que le Mur de Berlin s’écroulait. Eh bien, en une génération, on aura vu l’euphorie liée à l’avènement d’une nouvelle idéologie, son apogée puis le début de son déclin. Aujourd’hui, les milieux dirigeants occidentaux sont incapables de refouler la question des inégalités . Et la personnalité la plus attendue à Davos, c’est Trump, ce milliardaire qui s’est fait le porte-voix des « déplorables », en particulier de l’ouvrier américain oublié pendant trente ans par tous les artisans de la mondialisation néo-libérale.
Concernant la France, où cette "conversion" a pu se matérialiser au cours des années 80, notamment en provenance de la gauche, dans quelle mesure ce choix de la mondialisation et d'une ouverture au "capitalisme financier" a pu se construire par opposition idéologique à une partie de la gauche ancrée au Marxisme ? En quoi cette ambivalence de la gauche a-t-elle pu être structurante au cours de ces dernières décennies, de Georges Marchais et Arlette Laguiller à Jean Luc Mélenchon ?
Jean-Paul Betbeze : Au risque de « mettre les pieds dans le plat », je crois que la responsabilité majeure de notre évolution vient de la social-démocratie française, et non de l’extrême gauche ou de Marx, souvent plus cité que lu. La social-démocratie française est fondamentalement européenne, par rapport à l’URSS si l’on veut, mais plus profondément pour trouver une solution économique et sociale d’après-guerre. Ceci permettait sans doute de contenir le PC, mais ouvrait aussi la porte à des alliances politiques et économiques fécondes, derrière le Marché Commun. Le Marché Commun permettait en effet de stabiliser une part croissante de la demande, donc de renforcer les entreprises et l’emploi.
En même temps, et on ne le dit jamais assez, l’Europe permettait à la social-démocratie « d’extéritorialiser les contraintes » qu’elle faisait naître. Il ne s’agissait pas de réduire le déficit budgétaire et la dette publique pour permettre une croissance stable dans la durée, mais « pour obéir à Bruxelles » ! La social-démocratie française, mais elle n’est pas seule, n’a jamais voulu tracer une stratégie longue d’efficacité et de croissance, avec ses obligations. De Gaulle commence avec le rapport Rueff-Armand, qu’on retrouve bien après avec le rapport Attali remis à Nicolas Sarkozy, rapport co-écrit par Emmanuel Macron qui le met en place, de l’intérieur cette fois !
Notre « capitalisme financier » a ainsi pu se construire, mais pour soutenir notre capitalisme industriel. Il a été systématiquement affaibli dans ses marges par la montée des salaires et des taxes, ce qui l’a aussi, forcé à s’internationaliser. L’ambivalence de la gauche (alliance PS PC, « Ni Ni », ou Finance sans visage) conduit aujourd’hui, dans le monde de la révolution de l’information-communication, à son éclatement entre extrême gauche et « nouveau PS », mais sans vraies stratégies. La baisse du taux de profit de Marx n’est pas là, c’est le risque de prolétarisation qui est en jeu. Ce n’est pas l’écologie ! Encore une fois, à gauche bien sûr, mais au centre aussi, encore, ne pas tracer de stratégie est le vrai problème. Les inégalités de situation et de carrière sont décisives pour le futur. Elles se réduisent par la formation permanente et l’apprentissage, par l’école modernisée liée aux entreprises et à la recherche, plus que par la révolution et l’impôt.
Edouard Husson : Etre de gauche, c’est faire passer l’individu avant la société. Le socialisme est fils de l’individualisme. Mélenchon, lorsqu’il joue à Robespierre, se rend-il compte qu’il fait l’éloge de l’homme qui a porté à son paroxysme cette grande poussée individualiste qu’est la Révolution française? La Révolution a dissous les corporations, laissé l’individu sans protection sur le marché du travail. C’est Napoléon III, ce sont les catholiques sociaux qui ont ramené la question de la protection des ouvriers sur le devant de la scène politique. Ce qui constitue le choix de Marx ou de Lénine, c’est qu’ils adhèrent à la destruction par la bourgeoisie de l’ordre ancien car ils veulent installer le communisme sur la destruction des destructeurs. Ils veulent faire du passé table rase. Ils portent le projet d’un Etat hypertrophié qui doit mettre fin à l’anarchie causée par la révolution bourgeoise qui les a précédés. Je ne pense pas pour ma part que l’opposition structurante de la gauche soit entre les individualistes et les marxistes. Le marxisme est une posture ou bien il débouche sur un cauchemar, sur la guerre civile de tous contre tous. Non, la vraie opposition est entre la social-démocratie et le reste de la gauche, qu’elle soit libérale ou socialiste. François Mitterrand est arrivé au pouvoir avec le soutien des communistes puis il a présidé à la mise en oeuvre d’un programme néo-libéral. Il n’a jamais porté un programme social-démocrate. La social-démocratie n’a pas de tradition profondément ancrée en France.
Jean-Paul Betbeze : Mervin King parle d’or, lui qui n’a pas vu venir la crise bancaire dans ses banques immobilières surendettées à Londres, puis qui a dû soutenir Barclays, Lloyds et RBS (ce qui n’est pas fini), qui a pâti de Lhemann et qui s’inquiète maintenant du Brexit, avec son successeur ! C’est toujours le problème de la taille des banques et de leurs risques, par rapport à leur base nationale de départ, qui se pose. Quand tout va, la banque s’agrandit et fait plus de crédits, domestiques, puis internationaux. Mais quand vient la récession, viennent les pertes qui grignotent vite le capital. Il faudra l’augmenter, sachant que les prêteurs auront déjà été mis à contribution (et bientôt les gros déposants). Alors l’Etat nationalisera souvent la banque, si elle est importante, ou la mariera à une autre, si elle est de moindre taille. Il veut évidemment éviter une panique bancaire, qui pourrait se propager.
Mais la question est évidemment « avant ». Et, « avant », les banques grossissent pour répondre à la demande de crédit et soutenir ainsi la croissance, mais cette demande de crédit s’alimente à la faiblesse des profits des entreprises. Nos élites, en réalité, ont du mal à accepter, et plus encore à dire, qu’une économie qui va bien est celle qui a un taux de profit élevé, puis investit et embauche. La « naïveté » des élites est surtout leur crainte à proférer cette vérité première.
Edouard Husson : C’est une autre façon de dire « privatiser les profits et socialiser les pertes ». L’individualiste forcené redécouvre le groupe et la société quand il est au bord de la catastrophe. Les banques qui avaient causé la catastrophe de 2007-2009, ont été largement renflouées par les Etats au nom de la lutte contre la crise. Ce qui est arrivé à la Grèce est une fable sinistre: les banques ont prêté au pays une partie de la somme qui avait réussi à les sauver elles. Et je ne crois pas que l’on puisse parler de naïveté. Déréguler la finance, autoriser les risques inconsidérés du système bancaire était, de la part des élus politiques un moyen de renvoyer l’ascenseur pour tout le soutien reçu dans leur ascension vers le pouvoir. Regardez d’ailleurs l’évolution ultérieure de toute une génération de politiques: Schröder ou Blair sont devenus les consultants de grandes entreprises ou de fonds d’investissement. Quand il était président, Sarkozy rêvait à haute voix de la vie d’après, celle où il gagnerait beaucoup d’argent.
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