Dans la tête de Vladimir Poutine : l’influence de la culture des siloviki <!-- --> | Atlantico.fr
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Pierre Servent publie « Le Monde de demain Comprendre les conséquences planétaires de l'onde de choc ukrainienne » aux éditions Robert Laffont.
Pierre Servent publie « Le Monde de demain Comprendre les conséquences planétaires de l'onde de choc ukrainienne » aux éditions Robert Laffont.
©SERGEY FADEICHEV / SPUTNIK / AFP

Bonnes feuilles

Pierre Servent publie « Le Monde de demain Comprendre les conséquences planétaires de l'onde de choc ukrainienne » aux éditions Robert Laffont. L'attaque de l'Ukraine par la Russie a sonné le retour de la guerre de haute intensité en Europe. Le conflit va rebattre les cartes de l'échiquier géopolitique, idéologique et économique international. Extrait 1/2.

Pierre Servent

Pierre Servent

Pierre Servent est docteur en Histoire, spécialiste des guerres d'hier et d'aujourd'hui. Comme journaliste ou comme officier de réserve, il a parcouru nombre de zones de guerre ces dernières décennies : du Liban à la guerre du Golfe, des Balkans à l'Afghanistan, de la Côte d'Ivoire au Mali. Il a enseigné pendant vingt ans à l'École de guerre et a été le premier porte-parole du ministère de la Défense. Il est le spécialiste défense et géopolitique de TF1-LCi et consultant pour ces questions au sein des stations de Radio France. Ses livres ont été primés et traduits en plusieurs langues.

Il a publié trois ouvrages aux éditions Robert Laffont : deux essais ( Extension du domaine de la guerre, 2016 ; Cinquante nuances de guerre, 2018) et un roman ( Le Testament Aulick, 2016).

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Une fois que l’on a évacué les discours peu pertinents sur « l’ours russe furieux, acculé à la guerre par la méchanceté foncière des Américains et de leurs valets européens », la question du pourquoi de l’invasion du 24 février demeure. Se mêlent des raisons de fond idéologiques et stratégiques, et une fenêtre d’opportunité tactique. Le choix de l’option guerre pour dominer son environnement proche et pour peser sur les affaires internationales est chez Vladimir Poutine le fruit d’une maturation ancienne et non un accident de l’Histoire. C’est un axe articulé sur une idéologie, sur une lecture du passé et des rapports de force dans le monde. L’homme du Kremlin est convaincu depuis longtemps que les temps nouveaux seront forgés par des hommes dotés de la capacité de recomposition des espaces de puissance. Avec son ami chinois, il estime que le temps de la domination américaine est révolu, que celui des démocraties n’a guère plus d’avenir.

Avec une grande perspicacité, la journaliste Anna Politkovskaïa analysait ainsi Vladimir Poutine : « Il a la personnalité terne d’un lieutenant-colonel [du KGB] qui n’a jamais réussi à atteindre le rang de colonel, les manières d’un homme des services secrets russes habitué à espionner ses collègues […]. La société russe a fait montre d’une apathie sans borne et lui a offert la complaisance dont il avait besoin. Nous avons répondu à ses actes et à ses discours par la léthargie et, pis, par la peur. À mesure que les “tchékistes” [police politique créée par les bolcheviks en 1917] phagocytaient le pouvoir, nous leur avons laissé voir notre peur, et, ce faisant, nous les avons encouragés à nous traiter comme du bétail […]. La Russie a déjà eu des dirigeants de cette espèce. Chaque fois, cela nous a conduits à la tragédie, à des bains de sang, à des guerres civiles. »

La culture des siloviki

La violence – et la peur qu’elle génère – fait partie de la panoplie de l’ancien espion du KGB soviétique. Seuls les faibles la redoutent. D’où une propension, moquée en Occident, à apparaître sous les jours les plus virils et les plus guerriers : Poutine torse nu à cheval, Poutine chasseur, pêcheur, hockeyeur, judoka… Poutine en symbole phallique, devant des missiles hypersoniques toujours plus imposants, capables de rayer des pays entiers de la planète en quelques poignées de secondes. Comme Adolf Hitler dans les années 1930, il a pour les démocraties le mépris le plus abyssal. De tout temps, le fort prend ce qui lui est dû. Comme disent certains jeunes, il ne « calcule » même pas l’Union européenne, tout juste bonne, hier, à lui acheter du gaz et du pétrole.

Lors de la fausse séquence diplomatique qu’il avait ouverte fin 2021, ses interlocuteurs étaient uniquement l’OTAN ou les États-Unis, jamais Bruxelles. Pour lui, l’Union européenne est le symbole de la décadence de l’Occident chrétien vendu au lobby LGBT, vassale des Américains, incapable de regarder la mort en face (en dehors de la France et de la Grande-Bretagne).

Cette construction mentale semble s’être aggravée avec les effets de l’âge et la pandémie de la Covid (peur de la contamination, enfermement dans sa datcha de Sotchi). Mais les racines sont plus anciennes et remontent aux années de jeunesse et de formation dans la rue. C’est d’abord la marque psychologique des groupes de malfrats qu’il fréquentait dans sa jeunesse à Leningrad. Plutôt fluet, il lui a fallu faire beaucoup d’efforts (musculation, sports de combat) pour s’imposer comme chef de bande. Poutine a profondément aimé ce rôle de mâle dominant. Il en est imprégné. Ne pas prendre en compte cela, c’est ne rien comprendre au tsar Vladimir I er. L’entrée au KGB de l’époque soviétique a représenté pour lui un idéal permettant de conjuguer son côté « caïd affranchi des règles » avec une grande cause, celle de la puissante Union soviétique. Dans cet univers viril se trouvait développé le culte des « vrais hommes ». On imagine assez bien ce que recouvre ce concept : modèle patriarcal, mépris pour les homosexuels, soumission de la femme qui, que ça lui plaise ou non, devra s’y faire…, comme le dit une chanson populaire russe qu’il n’hésite pas à évoquer dans des conférences de presse. Le maître du Kremlin est un nostalgique de ces valeurs d’un autre temps.

Une autre donnée sociologique vient renforcer cette culture des siloviki omniprésente autour de lui. Un éclairage – puisé dans la remarquable série d’émissions de Philippe Colin– montre que la Russie a été profondément imprégnée par la culture du goulag. Ce système d’enfermement créé par Staline a esclavagisé des millions de citoyens. Les historiens estiment que, durant son existence, environ le quart de la population russe est passé par cet univers concentrationnaire. Or, il était régi par un système « dominant-dominé » intégré par les prisonniers pour survivre. Déjà marqué par une longue histoire maîtres-serfs, jusqu’au milieu du XIXe siècle, l’ADN russe a baigné durablement dans cet effroyable modèle. On en retrouve des traces aujourd’hui partout dans la société russe. Le directeur général franco-norvégien d’un grand groupe international, qui a travaillé sept années en Russie, en témoigne devant nous : « Il est très difficile de faire des affaires là-bas. Le concept du deal “gagnant-gagnant” leur est étranger. Il faut qu’il y ait un vainqueur et un perdant. S’ils ont le sentiment de ne pas être le dominant de l’accord, ils sont capables de tout envoyer promener, même si, au final, ils vont s’en retrouver les plus pénalisés. Pour signer, il faut leur faire croire que ce sont eux qui ont eu le dessus. » 

Extrait du livre de Pierre Servent, « Le Monde de demain Comprendre les conséquences planétaires de l'onde de choc ukrainienne », publié aux éditions Robert Laffont

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