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Culture du viol, polémiques et gadgétisation du débat public
©ERIC FEFERBERG / AFP

Polémique

Alain Finkielkraut est pris dans une polémique depuis son intervention sur LCI mercredi 13 novembre. Dans le court extrait qui a été relayé sur les réseaux sociaux, le philosophe répond à Caroline de Haas : "Violez, violez, violez ! Voilà, je dis aux hommes : violez les femmes ! D’ailleurs, je viole la mienne tous les soirs !" Le visionnage de la séquence intégrale montre que son propos était ironique et visait à décrédibiliser par l'absurde la thèse de la banalisation du viol.

Gilles Clavreul

Gilles Clavreul

Gilles Clavreul est un ancien délégué interministériel à la lutte contre le racisme, l'antisémitisme et la haine anti-LGBT (Dilcrah). Il a remis au gouvernement, en février 2018, un rapport sur la laïcité. Il a cofondé en 2015 le Printemps Républicain (avec le politologue Laurent Bouvet), et lance actuellement un think tank, "L'Aurore".

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Atlantico : En quoi cette polémique illustre-t-elle les pratiques de ceux et celles qu'on appelle les Social Justice Warriors ? N'est-ce pas le signe d'une "gadgétisation" du débat public, l'expression et toutes ses imperfections éventuelles (malentendus, etc.) devenant plus importante que les faits réels ? Quelle est l'efficacité de ce type de stratégies ?

Gilles Clavreul : Cet épisode télévisé nous amène à nous interroger sur les conditions de la conversation civique. Tout se passe comme si la « Grande confrontation », puisque tel était le titre choisi pour cette émission de débat, devait aboutir, non pas à mettre les idées les prises les unes avec les autres, mais précisément à évacuer les idées au profit du pugilat. Certes, ce n’est pas d’hier que les débats sont vifs et qu’il y a des accrochages, parfois violents. Droit de réponse, l’émission de Michel Polac qui fit tant pour l’éducation politique de ma génération, n’avait rien d’un congrès de géomètres-experts. Mais il existait des conventions tacites entre les protagonistes ; la première d’entre elles étant que tout le monde n’avait pas forcément qualité à intervenir : il fallait s’être forgé une réputation professionnelle, artistique ou politique, avoir produit quelque chose, fait ses preuves, et surtout avoir quelque chose à dire. Ce n’est pas qu’il fallait être convenable, au contraire : mais, même quand on était inconvenant, il valait mieux déjà avoir établi sa réputation, faute de quoi l’hôte ne vous redonnait pas le micro pour une seconde chance.

La qualité première de nombre d’intervenants aujourd’hui est qu’ils en ont précisément assez peu, comme l’Homme sans qualités de Musil. Ils sont d’abord invités pour être les représentants de quelque chose qui peut être précisément défini dans certains cas : lorsque vous invitez un député de la majorité, vous vous attendez à ce qu’il donne l’opinion de la majorité sur tel ou tel sujet ; idem pour l’expert du climat, etc. Mais bien souvent, c’est un stéréotype fabriqué qui est invité : le commerçant étranglé par le fisc, l’agriculteur qui travaille à perte, mais aussi bien le « philosophe réactionnaire » ou la « maman voilée ». En dehors des personnalités qu’on peut encore identifier par leur fonction ou leur métier, de qui on attend une parole experte ou le récit d’une expérience qui informe utilement sur une dimension de la vie sociale que l’on peut soi-même expérimenter – une nuit aux urgences, la galère des transports en commun ou comment renégocier son crédit immobilier – les débats télévisés, et plus encore les échanges sur les réseaux sociaux, tendent à enfermer ceux à qui on donne la parole, ou ceux qui la prennent, dans des types subjectifs simplistes.

Qu’attend-on de cela ? On peut formuler plusieurs hypothèses : forcer le trait pour capter une attention de plus en plus volatile, fabriquer ou attiser les oppositions, mettre en majesté ces « identités », qu’on ne définit jamais mais qui donneraient une illusion de vérité, de sincérité, des individus ? C’est sans doute un peu de tout cela à la fois. Et plus encore, il y a la peur du vide et l’obligation pressante, qui est aussi une angoisse économique – la presse, écrite et audiovisuelle, ne va pas très bien – de fabriquer du contenu coûte que coûte. Le devenir de ce contenu n’est d’ailleurs plus tellement d’être regardé en lui-même et pour lui-même, mais d’être commenté sur les réseaux sociaux. Les producteurs d’émission ont désormais l’œil rivé sur les reprises Twitter des extraits de leurs programmes, y compris les diffuseurs publics. Le commentaire permanent sur la société a enfanté la société du commentaire, qui donne naissance à son tour au commentaire du commentaire, et ainsi de suite jusqu’à l’infini, ou plutôt au néant.

Cela ne veut pas dire qu’aucune vérité ne peut être dite dans ces espaces virtuels et numériques. Des journalistes scrupuleux, des intervenants sincères ou téméraires, s’obstinent à tenter le coup, pour un public peut-être plus nombreux qu’on ne le pense, prêt à capter une bulle de sincérité au milieu du bruit, en réglant patiemment la grosse molette de la TSF, jusqu’à ce que le vacarme cesse et que les voix se fassent plus nettes. Voilà pourquoi je ne suis pas si pessimiste : les gens ont envie d’écouter, et s’ils ont envie d’écouter, c’est parce que l’homme aime comprendre. Ce qui se produit n’est pas expressément fait pour cela, en dépit des cahiers des charges imposés par le CSA, ce qui montre bien leur futilité ; mais il peut arriver quand même, au moins par inadvertance, qu’il y ait quelque chose à apprendre de qui cause dans le poste.

Ce qui doit être compris est que cet appel à l’expression subjective inconditionnelle et indiscutée – on juxtapose des points de vue plus ou moins irréconciliables sans se soucier vraiment que l’échange puisse être, littéralement, fécond – n’est pas du tout une invitation à la liberté d’expression sans limite, avec tous ses avantages et ses inconvénients, mais au contraire l’antichambre de la censure. Pourquoi ? Parce qu’à partir du moment où on pose pour principe que ce qui compte, comme le disait jeudi soir Cyril Hanouna dans son émission consacrée à la marche « contre l’islamophobie », c’est « le ressenti des gens », et que « les chiffres, on se les fout au c… » à propos des actes racistes en France, chiffres que voulait rappeler Amine El Khatmi, le président du Printemps Républicain, pour recadrer le débat, la discussion ne peut être qu’une lutte à mort, symbolique certes, mais une lutte à mort tout de même, entre des volontés subjectives : c’est « moi j’pense » contre « eh ben moi j’pense », sans que ni l’histoire, ni les faits, ni les chiffres, ni la culture, ni quoi que ce soit d’autre, ne viennent arbitrer la dispute. Dans ces conditions, seul le pathos peut trouver sa place, un pathos d’autant mieux mobilisé qu’il s’adosse à des images identificatoires puissantes, telles que celles que les entrepreneurs identitaires savent fabriquer, ou qu’il s’appuie sur la morale ou les « valeurs », qu’il est d’autant plus commode d’invoquer qu’on se dispense de les définir.

Ce long détour me permet d’expliquer pourquoi, lorsqu’on ne peut plus arbitrer un débat selon l’usage de la raison, ne reste comme seule ressource que de se tourner vers la morale. Dit plus simplement, si vous ne pouvez pas prouver que votre contradicteur a tort, ce qu’au demeurant le présentateur ne vous demande pas, alors le plus simple est d’affirmer qu’il est un salaud. Ainsi, vous vous épargnerez la peine de démonter ses arguments.

Dès lors, il n’est pas étonnant que beaucoup de débats tournent aujourd’hui non pas autour de ce qui est dit, mais de la biographie, des accointances ou des intérêts supposés de celui qui les dit, voire de qualités supposés acquises une fois pour toutes, découlant du genre, de l’orientation sexuelle, des origines, de la classe sociale ou des affinités politiques ou idéologiques. On peut ainsi fabriquer rapidement, sur un plateau, quelque chose qui ressemble aux stéréotypes campés dans les séries. Le débat public est ainsi relevé, subrepticement, à la sauce Netflix.

Dans l’émission sur laquelle vous m’interrogez, l’incident aurait très bien pu ne pas avoir lieu, mais on ressent bien qu’il avait quelque chose d’inéluctable, de fatal, y compris pour ses protagonistes : il fallait, comme dans un mauvais remake de tragédie antique, qu’Alain Finkielkraut endossât le costume du vieux philosophe réactionnaire, remâchant ses clichés misogynes ; il fallait aussi qu’une représente du féminisme d’aujourd’hui, Caroline de Haas, campât une procureur roide et maximaliste dénonçant la « culture du viol ».  Une fois que le décor est planté de façon aussi primaire – avec l’assentiment, il faut le noter, des acteurs de la pièce, qui ne pourront pas s’en tirer si facilement, habitués qu’ils sont des effets médiatiques – il est évident que toute réflexion sera impossible : le Minotaure est passé par là. Or si on tire le fil d’Ariane – à froid, c’est toujours plus facile – que récupère-t-on ? Il y a d’abord le fond du sujet, c’est-à-dire la tolérance envers les violences faites aux femmes. On l’a déjà oublié, ce qui est le propre de ce genre de polémiques. Sur le fond, en ce qui me concerne, je suis infiniment plus proche de la position de Caroline de Haas que de celle d’Alain Finkielkraut. Je pourrais m’en expliquer en détail, mais s’il faut aller à l’essentiel, voici : les hommes ne sont pas tous, loin s’en faut, des prédateurs, mais rien n’excuse la prédation. Je suis pour toujours contre Arnolphe et pour Agnès, et Finkielkraut a commis une bien étrange erreur d’oublier Molière en voulant sauver Polanski. Voilà pour le fond.

Qu’en est-il, maintenant, non pas du débat de fond qui n’a pas eu lieu, mais de ce sur quoi il a débouché, c’est-à-dire une demande de censure à l’encontre d’Alain Finkielkraut ? Là se pose un tout autre problème, beaucoup plus large. Dans le cas d’espèce, plutôt que de critiquer ce qu’Alain Finkielkraut a dit, et qui était éminemment critiquable pour les raisons que je viens d’indiquer, on préfère faire croire qu’il a appelé au viol ou, parce que c’est vraiment trop gros de le présenter comme cela, qu’il a plaisanté sur le viol. En son for intérieur, le vieil admirateur de Kundera n’a pu s’empêcher de penser à La plaisanterie, cette blague insignifiante qui entraîne son auteur dans les enfers du régime communiste. Nous n’en sommes heureusement pas là, et les prisons médiatiques n’ont pas, tant s’en faut, la rigueur des vraies prisons. N’empêche que, dans cette séquence, si on veut bien la regarder honnêtement, Alain Finkielkraut joue la comédie – mal, sans doute, mais l’ironie même mauvaise, reste de l’ironie, et le second degré ne devient pas du premier degré parce qu’il est un peu forcé. Il ne s’est d’ailleurs rien passé de plus et l’émission a suivi son cours normalement bavard. La polémique n’a éclot que plus tard sur les réseaux sociaux, du fait de l’autre protagoniste, Caroline de Haas. Voilà ce qui nous conduit à en parler ici : tout ceci aurait très bien pu ne jamais exister, et nous ne en serions pas forcément trouvés plus mal, bien au contraire.

Reste une dissymétrie, qu’il faut tout de même relever : Finkielkraut, pour des propos que je désapprouve sur le fond, subit pour la centième fois une campagne de censure, avec une pétition en ligne qui demande le retrait de son émission Répliques sur France Culture, une des plus remarquables heures d’intelligence et d’ouverture d’esprit, qu’on soit d’accord ou pas avec les idées de celui qui la conduit, du paysage audiovisuel français. La directrice de la station Sandrine Treiner a immédiatement coupé court à ces spéculations. Tout le monde n’a pas cette chance : plusieurs conférences ont été annulées récemment dans des universités françaises, du fait de pressions politiques ou syndicales inspirées par une même vision, somme toute très particulière, de la liberté d’expression. Les victimes s’appellent Sylviane Agacinski, Mohammed Sifaoui, et même François Hollande. Que leur reprochaient leurs contradicteurs ? Non d’avoir tort, mais d’être des salauds ou des imposteurs. Non pas exposer le vide ou l’incongruité de leurs idées, mais les empêcher coûte que coûte de les produire, au nom d’une idée bien à eux, que bien entendu ils ne discutent pas, de ce qu’il est convenable et juste de dire ou de ne pas dire.

Ce n’est pas le lieu de détailler ici combien ces censeurs sont bêtes, incultes, ignorants et sectaires. Qu’on se contente de relever le mal qu’ils font à la démocratie en croyant la défendre, et combien ils se sont éloignés de ce qu’ils croient être leur famille politique, la gauche, et combien l’esprit critique leur est devenue une notion étrangère. On peut certes leur concéder, comme dans le cas de madame De Haas, que cette colère exagérée est un expédient commode pour faire oublier ses bourdes de patronage sur les trottoirs trop étroits de La Chapelle, ou sur sa participation à une manifestation « contre l’islamophobie » où elle coudoyait avec de gentils apôtres des taloches aux épouses rétives à l’autorité patriarcale. Il n’empêche que, si la gauche n’est plus dans les sepias de Finkie, elle n’est pas davantage dans ce néo-puritanisme roide, menaçant et terriblement opportuniste de ses contemptrices.

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