Adhésion de la Turquie : et l’UE fit à nouveau une promesse à Ankara qu’elle ne peut (ni ne veut) pas tenir<!-- --> | Atlantico.fr
Atlantico, c'est qui, c'est quoi ?
Newsletter
Décryptages
Pépites
Dossiers
Rendez-vous
Atlantico-Light
Vidéos
Podcasts
International
Adhésion de la Turquie : et l’UE fit à nouveau une promesse à Ankara qu’elle ne peut (ni ne veut) pas tenir
©Reuters

Chantage entre amis

Angela Merkel a annoncé la relance du processus d'adhésion de la Turquie dans l'Union européenne en échange de la gestion par la Turquie des flux migratoires en provenance de sa frontière avec la Syrie. Selon Alexandre del Valle, cela n'aboutira encore une fois à rien.

Alexandre del Valle

Alexandre del Valle

Alexandre del Valle est un géopolitologue et essayiste franco-italien. Ancien éditorialiste (France SoirIl Liberal, etc.), il intervient dans des institutions patronales et européennes, et est chercheur associé au Cpfa (Center of Foreign and Political Affairs). Il a publié plusieurs essais en France et en Italie sur la faiblesse des démocraties, les guerres balkaniques, l'islamisme, la Turquie, la persécution des chrétiens, la Syrie et le terrorisme. 

Son dernier ouvrage, coécrit avec Jacques Soppelsa, Vers un choc global ? La mondialisation dangereuse, est paru en 2023 aux Editions de l'Artilleur. 

Voir la bio »

Atlantico : Jeudi 15 octobre au soir, dans le cadre des négociations entre la Turquie et l'Union européenne sur la gestion de la crise des migrants, Mme Merkel a ouvert la porte à une relance du processus d’adhésion de la Turquie à l'Union européenne (UE). Quelles sont les chances que ce processus aboutisse cette fois-ci ? 

Alexandre del Valle : Tout d’abord, Angela Merkel n’a rien promis aux Turcs, puisqu’elle rappelé qu’elle demeurait opposée à l’adhésion de la Turque à l’UE et qu’elle ne céderait pas sur ce point aux pressions de M. Erdogan, même si elle aussi dit qu’il fallait trouver un terrain d’entente avec Ankara concernant les réfugiés sachant que la Turquie y a plus pris part que l’UE, notamment en accueillant 2,2 millions de Syriens depuis 2011. Mais concernant l’adhésion de la Turquie à l’Union, il n'y pratiquement aucune chance. Pour une raison extrêmement simple - dont pratiquement personne ne parle dans les médias : Chypre est membre de l'Union européenne. En droit, l'intégralité de l'île de Chypre a adhéré en 2004 à l'UE. La partie de Chypre (37 % au Nord) qui est occupée par la Turquie est considérée comme un territoire de l'UE occupé illégalement par un tiers. Donc en droit européen, tant que la partie nord de Chypre sera envahie par la Turquie, et tant que les Chypriotes grecs résidant dans la partie non-occupée et dont l’Etat est membre de l’UE et unique représentant de l’île, n'auront pas conclu un accord avec l’entité turque du Nord de Chypre (RTCN), Nicosie pourra exercer son droit de veto sur cette candidature à laquelle au moins la France, l’Autriche et l’Allemagne s’opposent aussi depuis des années et où les opinions publiques sont hostiles à cette perspective.

A LIRE AUSSI - 
Pourquoi entretenir les Turcs dans l'idée d'une adhésion européenne sans véritable intention de le faire est politiquement bien pire que d'assumer un non immédiat

Par ailleurs, un grand nombre des trente-cinq chapitres de l'acquis communautaire concernent les échanges entre les Européens, de biens, de personnes et de capitaux. Or les chapitres concernant les domaines qui impliquent une reconnaissance de facto ou de jure de la République de Chypre par Ankara - qui s’y refuse - ne peuvent pas être ouverts ou refermés à cause du fait que la Turquie refuse notamment d’appliquer les règles de l’Union douanière et du Protocole d’Ankara qui l’oblige à ouvrir ses ports et aéroports à tous les pays européens, y compris Chypre, un véritable blocage juridique et institutionnel rend impossible la clôture des 35 chapitres de l’acquis communautaire, phase absolument incontournable pour tout Etat candidat. Or la Turquie refuse toute coopération avec le gouvernement de Chypre et refuse de le reconnaître, même indirectement à travers l’ouverture de ses ports et aéroports. Dans l'état actuel des choses, et sans parler des pressions des opinions publiques hostiles à la candidature turque en Europe, il n'y a donc aucune chance que la Turquie adhère à l'Europe. Et quand M. Erdogan dit qu'on « humilie les Turcs » et qu'on traite leur candidature selon un « traitement spécial » car nous serions « islamophobes », hostiles à l’entrée d’un pays musulman, ceci est faux ! La Turquie ne remplit pas les conditions juridiques pour adhérer à l'Union européenne, et de nombreux rapports d’étapes de la Commission déplorent la régression des libertés, notamment de presse, et la persistance de l’inégalités entre musulmans turcs et minorités non-musulmanes ou non-turques (chrétiens, alévis, Kurdes, etc).

Rappelons que les négociations avec Ankara en vue de l’adhésion, ouvertes le 3 octobre 2005, n’ont connu aucune avancée entre juin 2010 et novembre 2013 et qu’à ce jour, seuls 14 chapitres de négociations (sur les 35) ont été ouverts et un seul a été (provisoirement) clôturé, sachant que les chapitres sont ouverts et clos à l’unanimité des Etats-membres.
La Commission a présenté le 16 octobre dernier son rapport de progrès sur la Turquie, qui, en dépit de critiques importantes, demeure favorable à la relance des négociations d’adhésion.

On sait que la situation entre la Turquie et Chypre a peu de chances de se débloquer. De plus, aucun gouvernant d'un pays membre leader ne semble capable d'assumer l'entrée de la Turquie dans l'Union européenne à laquelle sont très hostiles les opinions publiques européennes. Pourquoi entretenir le flou et retarder l'annonce claire d'un refus ? 

C'est exactement ce que je dénonce dans mon livre Le complexe occidental : les Européens complexés et hostiles à toute realpolitik sont frappés par l'islamiquement correct et le politiquement correct. Ils ont peur d'avoir l'air d'être anti-musulmans ou anti-Turcs. Toute la stratégie de communication d'Erdogan qui sait que la culpabilisation est une arme de guerre contre les peuples européens complexés, consiste à jouer sur cette faiblesse. C’est d’ailleurs entre autre à ce titre et parce qu’il s’est fait passer au début pour un bon démocrate et qu’il avait l’appui des Etats-Unis et de la Grande Bretagne, alors présidente tournante de l’UE, qu'il a réussit, en 2004 et 2005, à forcer le passage pour imposer sa candidature juridiquement irrecevable ne serait-ce qu’en raison de l’occupation illégale (condamné par l’ONU, le Conseil de l’Europe et l’UE). Il est entré en quelques sortes par effraction en disant aux Européens dans les années 2000 : « si la Turquie ne rentre pas dans l'Europe c'est parce que vous ne voulez pas d'un pays musulman, c'est que l'Europe est pour le choc des civilisations. Si vous acceptez la Turquie, vous prouverez que vous n'êtes pas contre le monde musulman ».

'Europe, complexée, n'a jamais osé dire clairement non alors qu’elle le pensait très fort… et que personne ne veut réellement de la Turquie dans l'Union européenne à part les Anglo-saxons qui ont intérêt à élargir l’Europe sans fin aux pays de l’OTAN et anti-russe afin de la rendre ingouvernable et qu’elle reste un protectorat étatsunien destiné à endiguer le monde russe… Je croise régulièrement des fonctionnaires et députés européens qui m’avouent en privé que cela ne se fera jamais et qu'ils entretiennent seulement une illusion afin de ne pas avoir l’air hostiles. C'est une erreur stratégique selon moi car nous envoyons ainsi un double message de faiblesse et de manque d’honneteté. Les Turcs nous respecteraient beaucoup plus si nous avions dit non clairement, ce que proposaient Pasqua, de Villiers, Sarkozy, Merkel, Badinter, Bayrou ou Giscard D’Estaing, plutôt que d'ouvrir des négociations en pensant si fort « Non » que les Turcs l'ont entendu ! Depuis le début des négociations, M. Erdogan n'a eu donc de cesse de se plaindre du fait que l'Europe qui ne souhaite en réalité pas qu'elles aboutissent, et il n'a pas tout à fait tort. Nous avons donc alimenté sa stratégie de culpabilisation et d’intimidation.

L'erreur n'est pas de dire non, l'erreur consiste à ne pas oser clairement dire non. La conséquence c'est que cela laisse un faux espoir tout en nous faisant paraître comme faibles et hypocrites

Dans quelle mesure la crise des migrants est-elle utilisée comme un atout géopolitique pour Erdogan dans ses relations avec l'Union européenne ?

La crise des migrants est utilisée comme un véritable chantage par M. Erdogan. Le président turc a toujours utilisé une stratégie fondée sur l'intimidation, la violence verbale ou la culpabilisation. Rappelons-nous comment il avait traité Nicolas Sarkozy de fasciste et d'islamophobe en 2012, allant même jusqu'à accuser son père (ancien légionnaire) d'avoir participé à un génocide pendant la guerre d'Algérie, ce qui était faux et absurde. Il a toujours été très outrancier. Encore récemment, il est venu à Bruxelles en invitant les Turcs musulmans à ne pas s'intégrer…. Quand il est venu voir Angela Merkel en 2008, il avait choqué les Allemands et la Chancellière en déclarant que l'intégration des Turcs aux mœurs et cultures de l’Europe était un « crime contre l'humanité ». C'est un homme qui manie parfaitement la guerre psychologique, la guerre verbale et l'intimidation.

Concernant la négociation sur la levée des visas et l’aide financière pour le tri, le contrôle et la gestion de l’immigration et des réfugiés, il fait comme Kadhafi il y a quelques années qui acceptait de contrôler les flux migratoires et de bloquer l’hémorragie de clandestins en échange de milliards. L'Union européenne payait donc Kadhafi qui surveillait en échange les frontières. D'ailleurs, depuis la chute de Kadhafi, la situation s'est terriblement dégradée. Aujourd'hui, Recep Erdogan voudrait faire la même chose : il va monnayer le fait de tenir ses frontières et de contrôler les flux migratoires en échange d'un véritable racket. Il pourrait contrôler mieux les frontières de la Turquie sans l'aide de l'Europe, mais il veut utiliser cette situation comme un outil de chantage pour faire payer les Européens ou pour les faire plier sur la question des visas. Je pense que c'est absolument inacceptable.

Rappelons que M. Erdogan a reçu 2,2 millions de réfugiés syriens dans son pays sans rien contrôler. Les trois premières années de la guerre civile syrienne, le parti kémaliste d’opposition et l’opinion publique turque s'en indignaient très régulièrement, sans que l'information soit évoquée en Europe. Pendant cette période, la Turquie est devenue une véritable base-arrière des islamistes syriens, y compris les plus radicaux, qui ont bénéficié d’accueil et de camps d’entraînements. C'est donc absolument incroyable qu'Erdogan prétende aujourd'hui racketter les Européens sachant la manière irresponsable dont il s'est comporté. Il a fait venir n'importe qui sur son territoire, sans aucun contrôle, ceci afin de devenir une sorte de Sultan des musulmans sunnites du monde entier. Sa stratégie consistait à aider les sunnites persécutés en Syrie pour devenir le champion de l'islam sunnite, à la fois au niveau intérieur, par son électorat islamiste, et à l’extérieur. Tout ça en persécutant les Kurdes de Turquie et de Syrie, qu’il a fait bombarder alors qu’ils voulaient de l’aide pour combattre Daech. Maintenant, il les laisse filer massivement vers l'Europe, faisant ainsi chanter l'Union en apparaissant comme le seul en mesure de stopper les flux en échange d’aide financière, de levée des visas et d’une relance de la candidature. M. Erdogan montre-là une fois de plus sa réelle nature : il n'a jamais partagé les valeurs européennes, c'est un islamo-nationaliste hostile aux intérêts et aux valeurs de l’Occident qu’il bafoue en aidant les islamistes jihadistes du Hamas et de groupes liés à Al-Qaïda. Il a aidé tous les rebelles islamistes syriens, y compris les plus dangereux, et il continue à jouer un rôle ambiguë vis-à-vis de l’État islamique en persécutant les Kurdes qui sont la seule force qui combat vraiment contre Daesh et Al-Qaïda sur le terrain.

L'Union européenne s'honorerait en disant qu'elle refuse ce chantage. Il faudrait rendre les contrôles aux frontières plus drastiques, faire une réforme des accords de Schengen et plutôt aider les Grecs et les autres pays frontaliers de la Turquie (Grèce, Roumanie, Bulgarie) de mieux surveiller leurs frontières. Par ailleurs nous avons aussi des moyens de pressions sur la Turquie, y compris économiques. Notre dépendance à ce niveau là est réciproque. Il faut bien sûr coopérer, mais il faut que l'Europe cesse d'être faible et cesse d'agir de manière complexée vis-à-vis des Turcs.  Si l’Occident et l’Union européenne étaient cohérents, ils menaceraient la Turquie d’être exclue de l’OTAN tant que ce pays joue un jeu ambigu avec les jihadistes et qu’il occupe Chypre. Au lieu de cela, l’OTAN a dénoncé le viol de l’espace aérien par des avions turcs la semaine dernière alors que la Turquie viole l’espace aérien d’un pays-membre de l’OTAN et de l’Union, la Grèce, chaque jour… Mieux, la Turquie n’a toujours pas reconnu les frontières maritimes de la Mer Egée avec la Grèce. Rien que cela mériterait que l’on stoppe toute négociation en vue de l’adhésion avec ce pays qui viole les frontières de deux pays membres de l’UE.

En raison de débordements, nous avons fait le choix de suspendre les commentaires des articles d'Atlantico.fr.

Mais n'hésitez pas à partager cet article avec vos proches par mail, messagerie, SMS ou sur les réseaux sociaux afin de continuer le débat !