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Crise des migrants, acte 2 : comment le défi humanitaire est en train de basculer vers une immigration majoritairement économique
©Reuters

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Selon l'agence Frontex, 60% des migrants arrivés en Europe en décembre 2015 sont des migrants économiques et non des réfugiés politiques. Un constat qui pose question et qui place l'Europe face à ses responsabilités.

Yves Montenay

Yves Montenay

Yves Montenay est centralien, Sciences Po et docteur en démographie politique (pays arabes), ancien chef d'entreprise et ancien directeur d'une école de management Il a enseigné à Sciences-po et à l'ESCP et est actuellement blogueur et enseignant au géopolitique

Son site web : http://yvesmontenay.fr/

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Christophe Bouillaud

Christophe Bouillaud

Christophe Bouillaud est professeur de sciences politiques à l’Institut d’études politiques de Grenoble depuis 1999. Il est spécialiste à la fois de la vie politique italienne, et de la vie politique européenne, en particulier sous l’angle des partis.

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Michèle Tribalat

Michèle Tribalat

Michèle Tribalat est démographe, spécialisée dans le domaine de l'immigration. Elle a notamment écrit Assimilation : la fin du modèle français aux éditions du Toucan (2013). Son dernier ouvrage Immigration, idéologie et souci de la vérité vient d'être publié (éditions de l'Artilleur). Son site : www.micheletribalat.fr

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Atlantico : Selon Frans Timmermans, vice-président de la Commission européenne, se basant sur des chiffres de l'agence Frontex non encore publiés, 60% des migrants arrivés en décembre 2015 en Europe sont des migrants économiques et non des réfugiés. Comment expliquer cette mutation ? Quelles sont les dynamiques migratoires permettant d'expliquer cette transformation ?

Michèle Tribalat : Nous ne connaissons pas exactement la proportion de migrants arrivés avant qui ne remplissaient pas non plus les conditions pour obtenir l’asile politique. Mais nous savions que, par exemple, des ressortissants des Balkans se joignaient aux colonnes d’étrangers en direction de l’UE et principalement de l’Allemagne. Si le phénomène s’est accru, cela pourrait s’expliquer par le fait que la voie pour entrer en Europe est suffisamment attractive pour être empruntée massivement par des migrants venant d’Afrique subsaharienne, du Maghreb ou d’ailleurs. La situation politique et économique dans ces pays n’est pas brillante et les opportunités pour les jeunes se font rares. En Algérie, par exemple, 56% des habitants ont moins de 30 ans. La taille du flux a fait qu’aucun contrôle réel n’a pu s’exercer en Grèce et que tous les pays se trouvant sur le chemin de l’Allemagne avaient intérêt à ce que les migrants finissent leur voyage ailleurs que chez eux. Le succès des entreprises crée des vocations.

Yves Montenay : Ces 60 % sont supérieurs aux chiffres des mois précédents et les premiers chiffrent de janvier montreraient une diminution de pourcentage. Cela signifierait que les personnes qui débarquent dans les îles grecques viendraient proportionnellement moins des pays en guerre civile (Syrie principalement mais aussi Afghanistan, Érythrée…). Je n’en connais pas l'explication mais il y a deux causes vraisemblables :

- l'une est que l'hiver dans les montagnes turques, qui sont habituellement sous la neige à cette époque, a freiné des arrivées venant de l'est, c'est-à-dire justement de Syrie et d’Afghanistan. Si c'était le cas, ce serait une explication simple et suffisante, et on verrait les nouveaux réfugiés arriver au printemps.

- l’autre est que la publicité faite à l'arrivée des réfugiés en Grèce a attiré les migrants économiques en leur faisant prendre conscience qu'il est plus facile de traverser les quelques kilomètres séparant les nombreuses îles grecques de la côte turque que de se lancer dans la traversée de la Méditerranée là où elle fait des centaines de kilomètres de large.

On a en effet remarqué que les migrants économiques changent d'itinéraire en fonction des circonstances : du Maroc au sud de l'Espagne, puis du Portugal, ensuite de la Tunisie ou de l’est algérien vers les îles italiennes, puis de Libye vers ces mêmes îles.

Peut-être aussi le bon accueil fait par l'Allemagne pendant plusieurs semaines aux migrants venant de Grèce a-t-il attiré l'attention sur cet itinéraire. Je parle ici de ce qu'il s'est passé au mois de décembre et non du problème de fond, qui est permanent : la pauvreté d’une grande partie de l'Afrique et de certaines régions d'Asie occidentale, aggravée par des répressions et des guerres civiles. Cela dure depuis longtemps et durera encore, probablement en bien plus aigu. C’est certes en partie encouragé par les déclarations de nombreuses associations et partis politiques européens, propos soit humanitaires comme ceux de Madame Merkel, soit multiculturalistes. Mais le fond du problème demeure la situation dans les pays de départ, dont les régimes sont à la fois répressifs et inefficaces économiquement.

Si jamais ces chiffres venaient à se confirmer dans la durée, quels seraient les enjeux politiques derrière ce changement de profil des migrants ?

Michèle Tribalat : Le constat d’impuissance de l’Union européenne est inévitable. L’argument humanitaire ne valant plus, il lui faudrait mettre en place, pour de bon, une politique visant à stopper les flux spontanés à ses frontières. La Grèce n’ayant pas les moyens de ce contrôle, sa mise à l’écart déjà évoquée aujourd’hui n’en deviendrait que plus pressante. On lui demande aujourd’hui de patrouiller à ses frontières pour empêcher les embarcations d’arriver en Grèce et d’envoyer ses bateaux à la frontière turque. Compte tenu de l’histoire gréco-turque, c’est de la folie. On risque donc, pour réparer la faute politique de Mme Merkel, de faire sortir la Grèce et la laisser se débrouiller seule. Le chacun pour soi est plus que jamais en vue.

Yves Montenay : Ce qui peut changer, c'est l'image des migrants qui ne seraient plus "de malheureux réfugiés". Ce ne serait qu'un retour à la perception que l'on en avait jusqu'en 2014, avec les mêmes clivages politiques. En simplifiant, on peut dire que les opinions nationales se répartissent en trois courants : le premier hostile à toute immigration ; le second, dans les milieux économiques, est que l'Europe a besoin d'une population active supplémentaire pour pouvoir faire face aux retraites et faire tourner l'économie ; et le troisième qu'il faut accueillir ceux qui se présentent indépendamment de leur rôle économique, avec parfois des arguments idéologiques (multiculturalisme, compensation pour la période coloniale qui serait la cause du sous-développement, etc.). Mon avis personnel est que les arguments économiques sont justifiés, malgré la légende qui veut que les immigrants ne travaillent pas, mais que ces arguments ignorent les problèmes culturels que peut poser l'immigration de masse. Ces problèmes culturels, qui disparaissaient jadis au fur et à mesure de l’assimilation, sont aujourd'hui aggravés par l'option "multiculturaliste" en faveur à Bruxelles et chez certains responsables politiques.

La Suède vient de prendre la décision d'expulser 80 000 migrants, soit près de la moitié des demandeurs d'asile de l'année 2015. Si les migrants économiques sont aujourd'hui plus nombreux que les réfugiés politiques, quel est le potentiel de voir l'opinion publique européenne tourner le dos aux réfugiés ?

MIchèle Tribalat : L’éloignement de 80 000 personnes me paraît très difficile à réaliser. Le Spiegel a fait remarquer récemment que les décisions d’éloignement ont du mal à se concrétiser en raison de la mauvaise volonté des pays d’origine. L’Allemagne avait pris 5500 décisions d’éloignement de Maghrébins en 2015 mais 53 seulement ont été exécutées au cours de six premiers mois. Les problèmes qui se posent d’ores et déjà avec les violences du nouvel an dans plusieurs grandes villes allemandes, et en Suède sont suffisamment inquiétants pour rebuter les opinions publiques. Le conte de fée de Mme Merkel a d’ores et déjà tourné au cauchemar.

Christophe Bouillaud : Que les migrants soient qualifiés d’économiques pour disqualifier leur droit de s’installer en Europe ou qu’ils soient qualifiés de réfugiés (de guerre) pour le justifier, cela ne change pas grand-chose pour ce qui est de l’opinion publique. Dès qu’il est question de l’arrivée, présentée comme massive par les médias, de personnes destinées à s’installer durablement dans l’espace européen, l’opinion publique s’inquiète dans tous les pays, y compris en Allemagne ou en Suède où il existe pourtant une grande expérience d’accueil de réfugiés. Il y a certes des poussées d’émotions, là aussi entretenues par les médias, quand on souligne le drame que vivent ces migrants ou ces réfugiés en individualisant leur souffrance, en en faisant des hommes ou des femmes ordinaires qui fuient le malheur absolu, mais elles ne modifient pas en profondeur la tendance de fond à une hostilité des populations européennes à toute migration sur leur sol. Nous sommes en pleine vague de nativisme pour user du terme exact qui désigne cette hostilité à toute arrivée de nouveaux habitants sur un territoire de la part des natifs de ce dernier. Il faut noter par ailleurs que les réfugiés politiques des années 2010 ne semblent bénéficier d’aucune sympathie particulière à raison de la situation politique qu’ils fuient. Contrairement aux réfugiés hongrois d’après 1956, aux réfugiés vietnamiens, khmers ou laotiens, d’après 1975, ou aux réfugiés polonais d’après 1981, ils ne sont pas considérés par l’opinion européenne comme des bons réfugiés. Ce ne sont pas des personnes maltraitées par le communisme réel.

La raison de ce mépris ou même de cette hostilité est simple : ces réfugiés sont majoritairement des musulmans, que l’opinion publique soupçonne à tort ou à raison de n’avoir aucune attirance pour les valeurs laïques ou, si l’on veut, postchrétiennes de l’Europe. De fait, au lieu de voir ces gens comme des victimes, qu’ils le soient d’ailleurs du régime de Bachar al-Assad ou des djihadistes, ou qu’ils le soient simplement de la guerre civile en Syrie, domine la narration selon laquelle ce sont avant toute chose des musulmans. Il n’est même pas admis qu’on puisse être né dans une famille musulmane en Syrie et n’avoir pas très envie pourtant de vivre sous le règne des djihadistes. Les déclarations des dirigeants slovaques qui ne veulent accueillir que des réfugiés chrétiens sont très significatives de cette image négative qui prévaut dans l’opinion publique européenne aussi à propos des réfugiés des années 2010. Si j’ose dire, entre le migrant économique qui risquera de prendre votre travail et le réfugié politique qui risquera de rendre l’islam majoritaire dans votre pays, il n’y a pas dans le fond, tout au moins pour le citoyen inquiet de cette migration de masse, une si gros différence, et presque toutes les extrêmes-droites européennes jouent pleinement sur les deux tableaux.

Yves Montenay : Cela favorisera bien sûr une évolution vers le rejet. En fait, la seule façon pour les migrants de se faire accepter est de s'intégrer au moins économiquement en travaillant rapidement. A mon avis cela se fera à terme, mais c'est actuellement compliqué d'une part parce que dans beaucoup de pays un demandeur d'asile n'a pas le droit de travailler jusqu'à la réponse de l'administration, d'autre part pour des questions de langue (c'est un problème en Allemagne, même pour les nombreux Italiens qui viennent y travailler). Sur le plan purement économique, on met souvent en avant le manque de qualification des migrants. À mon avis ce n'est pas un problème, d'une part parce que certains sont assez qualifiés, et d’autre part parce que l'Europe a besoin de nouveaux actifs à tous les niveaux, y compris non qualifiés. L'opinion publique a néanmoins toujours du mal à comprendre que les nouveaux venus trouvent un emploi en période de chômage, alors que c'est pourtant une vérité mille fois vérifiée dans l'histoire. Les États-Unis depuis un siècle et demi et l'Allemagne depuis 70 ans ont accueilli énormément de migrants et ont peu de chômage.

Je parle bien sûr de l'immigration légale. Les clandestins doivent se contenter d'activités souterraines souvent illégales, ce qui choque évidemment l'opinion. Juridiquement, ils doivent retourner chez eux, mais il est toujours difficile dans un pays démocratique de les mettre de force dans un avion, et ce n’est possible que si le pays de départ accepte leur retour, ce qui n'est pas toujours le cas : l'Allemagne est encore en négociation sur ce sujet avec le Maroc.

En quoi cette modification de la nature de la crise migratoire doit elle être suivie d'un changement de politique des autorités européennes ? De quelle façon ?

Michèle Tribalat : La crise migratoire actuelle donne l’impression d’une absence totale de maîtrise des gouvernements européens et de l’UE. Ils doivent démontrer qu’ils sont capables de reprendre la situation en mains d’une façon ou d’une autre. Laisser entre tout le monde et faire le tri ensuite n’est plus une option. Mme Merkel a mis l’Europe dans une situation dramatique et l’a entraînée dans un marchandage avec la Turquie qui échange un contrôle hypothétique des départs de Turquie contre la suppression des visas pour les Turcs à partir d’octobre 2016 : retenez vos réfugiés et nous laisserons vos Turcs circuler librement dans l’Union européenne. Il faudrait que Mme Merkel revienne sur ses positions de principe qui s’avèrent intenables.

Christophe Bouillaud : Il n’y a pas à mon avis de modification de la crise migratoire, parce qu’en réalité il existe un continuum entre les pays d’où proviennent les migrants économiques et ceux d’où proviennent les réfugiés. J’ai l’impression que les autorités européennes distinguent les cas pour se rassurer eux-mêmes face aux défis qu’ils ont à affronter. Prenez l’exemple du Pakistan : typiquement, on dira que les Pakistanais qui cherchent à s’installer dans l’Union européenne le font pour des raisons économiques, or une grande partie du Pakistan se trouve en état de guerre civile entre ce qu’on appelle les Talibans pakistanais dans leurs diverses obédiences et l’armée pakistanaise. Je ne parle même pas du sort des rares chrétiens qui vivent dans ce pays. La réalité est que le Pakistan est un pays qui va presque aussi mal politiquement qu’économiquement. Il est assez logique de vouloir le fuir. On pourrait dire la même chose de l’Egypte. En fait, l’Union européenne est entourée à ses frontières sud et sud-est de toute une série de pays qui vont très mal économiquement et politiquement. La faiblesse économique conduit aux troubles politiques, et inversement.

L’International Crisis Group a fait au début de l’année un point de toutes les crises géopolitiques qui menacent la sécurité humaine sur la planète : il se trouve que la majorité de ces crises sont à nos portes. Or, l’Union européenne n’a ni les moyens ni la stratégie adéquate pour régler ces crises. Un seul petit exemple : la Tunisie vit les conséquences de la crise libyenne à ses portes, et son tourisme ne risque pas de repartir de sitôt au vu de la situation chez son voisin. Que font les Etats européens pour aider le gouvernement tunisien à répondre aux besoins de sa population ? A-t-on vraiment fait le maximum pour que ce pays connaisse un vrai renouveau économique ? De fait, la crise migratoire va continuer tant que les parages de l’Union européenne ne seront pas de nouveau apaisés. Or, cela ne dépend pas en plus que de l’action de l’Union européenne seule, loin de là, même si on peut encore sauver quelques meubles à mon avis. Les dynamiques internes de chaque pays ou sous-région dominent. Il faut donc minimiser les dégâts en essayant d’aider les pays qui nous sont proches et qui ne sont pas encore dans le chaos.

Par ailleurs, j’ai bien peur que l’Union européenne, ou des pays de l’Union européenne, face à l’afflux de migrants, soient obligés d’en venir aux méthodes de contrôle des migrations en vigueur dans les pays du reste du monde. Les migrants devront être mis durablement dans des camps, et cela ne va pas du tout améliorer l’image de l’Union européenne dans le monde. J’ai déjà vu qu’un spécialiste grec de ces questions migratoires indiquait qu’on évoquerait l’idée d’un camp pouvant héberger dans son pays 400 000 personnes, ou plusieurs camps de plus petite taille mais pouvant héberger au total une telle masse de réfugiés. La mauvaise solution des camps de réfugiés, qui interdit tout avenir d’insertion économique ou presque aux réfugiés dans le pays d’accueil et qui en font des assistés de la communauté internationale, possèdera au moins le mérite de rassurer les populations européennes sur la nature de cette migration.

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