"Corps et âme" de Nicolas Zeller : un témoignage fort de la violence du monde

Au moment où je terminais ce livre, une guerre commençait. 

Ailleurs, à l’Est, en grand, en Ukraine comme dans tant d’endroits tus ou cachés, sans autre lien avec ce qui est raconté ici par un médecin militaire, que la guerre dans ce qu’elle a en commun partout où l’on se bat, quel que soit le jour de l’attaque, le lieu précis ou le théâtre des opérations, le moment où la mort frappe.

Nicolas Zeller a passé un long bout de son existence au sein des forces spéciales, ces gens qui côtoient et font la guerre plus souvent que les autres, à effectif réduit, mêlant l’engagement hardi, la maîtrise aboutie des gestes techniques quasi chirurgicaux, l’emploi d’équipements de pointe, pour traiter des objectifs symboliques dits « spéciaux » ou « à haute valeur ajoutée ».

Derrière la solidité du roc, le calme dans les tempêtes, l’assurance de l’équilibre, la modestie de l’anonymat et du travail en équipe, percent dans ces pages la fragilité de la mort tutoyée, des absences répétées, des courts moments de grande solitude, l’accumulation de fatigues que la force morale et la condition physique n’éliminent pas toujours.

Et sans cesse, omniprésents, le sens, le pourquoi et le comment qui s’interpellent à chaque rare instant inoccupé. Dans cette triangulation entre corps, âme et esprit, le docteur Zeller interroge plus qu’il n’ausculte, comprend plus qu’il ne soigne, apaise plus qu’il ne guérit.

Il scrute dans le regard de son patient reçu comme un ami le mal qu’il rumine, la douleur secrète, l’angoisse qui gagne du terrain. Jusqu’aux larmes de l’épuisement, jusqu’à l’effondrement de l’abandon, jusqu’à ce craquement de l’âme qui s’empare ensuite du reste de l’être.

Dans le témoignage fort de ce grand témoin de la violence du monde, il y des histoires, des sentiments, des remontées d’humanité face à la détresse. Il y a aussi un diagnostic qui va bien au-delà de cette patientèle de soldats d’élite, qu’ils tombent ou qu'ils tiennent. L’auteur porte un regard juste et sévère sur les faiblesses qui dégoulinent de nos zones de confort face à l’engagement, à la peur, à la blessure, à la mort, à tout ce qui fait la vie ordinaire d’aujourd’hui autant que la guerre. On peut moins aimer l’ordonnance ; moi, je voudrais bien la suivre à la lettre.

De cette double vocation d’officier et de médecin, ou l’inverse, l’auteur dresse un portrait de sueur, de chair et de sang du paysage de la guerre, ce conservatoire cruel des anomalies historiques et humaines. Il dépeint la complicité amicale du premier mot et du dernier geste pour sauver tout ce qui peut l’être, la découverte commune de l’autre et de soi-même, les bonheurs simples du quotidien au plus près de la poussière.

Le temps et le courage sont nos meilleurs alliés.

Le silence est une anomalie. Il est presque dérangeant.

Ici seulement il est possible de se rendre compte qu’un homme est mort pour vous.

Nicolas Zeller, né en 1976, est issu de l’école du service de santé des armées de Lyon. Il a servi dans plusieurs unités de l’armée de Terre et des forces spéciales. Médecin en chef (colonel), « Corps et âme » est son premier livre et a été lauréat du prix « Erwan Bergot » 2021 de l’armée de Terre.