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Contre-intuitif et pourtant… Pourquoi la présidentielle américaine 2016 représente un sursaut démocratique quel qu’en soit le résultat final
©Reuters

Renouvellement

Au cours de la campagne électorale américaine, les électeurs ont montré qu'ils ne croyaient plus aux discours traditionnels des partis républicain et démocrate et qu'ils étaient en demande d'une meilleure prise en compte de leurs intérêts économiques. Si cette rébellion de la population ne se traduit pas par un renouvellement en profondeur de la démocratie américaine, le futur locataire de la Maison blanche sera condamné à l'impuissance politique.

Éric Verhaeghe

Éric Verhaeghe

Éric Verhaeghe est le fondateur du cabinet Parménide et président de Triapalio. Il est l'auteur de Faut-il quitter la France ? (Jacob-Duvernet, avril 2012). Son site : www.eric-verhaeghe.fr Il vient de créer un nouveau site : www.lecourrierdesstrateges.fr
 

Diplômé de l'Ena (promotion Copernic) et titulaire d'une maîtrise de philosophie et d'un Dea d'histoire à l'université Paris-I, il est né à Liège en 1968.

 

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Jean-Eric Branaa

Jean-Eric Branaa

Jean-Eric Branaa est spécialiste des Etats-Unis et maître de conférences à l’université Assas-Paris II. Il est chercheur au centre Thucydide. Son dernier livre s'intitule Géopolitique des Etats-Unis (Puf, 2022).

Il est également l'auteur de Hillary, une présidente des Etats-Unis (Eyrolles, 2015), Qui veut la peau du Parti républicain ? L’incroyable Donald Trump (Passy, 2016), Trumpland, portrait d'une Amérique divisée (Privat, 2017),  1968: Quand l'Amérique gronde (Privat, 2018), Et s’il gagnait encore ? (VA éditions, 2018), Joe Biden : le 3e mandat de Barack Obama (VA éditions, 2019) et la biographie de Joe Biden (Nouveau Monde, 2020). 

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Atlantico : La campagne présidentielle américaine a montré que les électeurs ne veulent plus croire aux discours déconnectés des réalités de leur quotidien : à gauche, les références progressistes ne suffisent plus à masquer la corruption ou les liens du Parti démocrate avec le monde de la finance et des grandes entreprises ; à droite, les références morales et religieuses ne prennent plus et les électeurs ne croient plus que le rêve américain et la liberté d'entreprendre suffisent à justifier les effets pervers de la mondialisation. Dans quelle mesure cette campagne a-t-elle été celle du rejet des discours traditionnels sur le modèle de société américain des deux grands partis politiques ? Peut-on considérer que ce phénomène de rébellion des électeurs contre les fondements de la démocratie américaine a entraîné un sursaut démocratique ? 

Jean-Eric Branaa : La politique américaine semble avoir atteint un niveau de non-retour dans le divorce entre les électeurs et les partis politiques. Election après élection, on s’est bien rendu compte que le fossé s’est creusé et l’hystérisation de la campagne 2016 ressemble à la fin d’un processus qui emmène les électeurs toujours plus loin de ce qui fait l’essence même de la fonction représentative aux Etats-Unis : l’art du compromis.

Car si ce mot a longtemps été sacré entre les élus du peuple, il l’était aussi par la délégation que donnait ledit peuple à ses représentants, réclamant de leur part d’être en capacité de travailler les uns avec les autres et d’éviter de tomber dans les errements du passé, ceux qui ont fait que le pays s’est déchiré à de nombreuses reprises et notamment – de façon dramatique – entre 1861 et 1865.

L’année 2016 ressemble pourtant plus aux années d’avant la guerre civile, qu’à celles qui ont suivi la reconstruction : le pays n’a jamais été autant polarisé et dans l’incapacité de faire travailler ensemble des élus qui se haïssent et se combattent sans cesse, même dans leur propre camp. Sera-t-il bientôt en situation d’être ingouvernable ? La question peut être sérieusement posée.

Car les Américains ont perdu la foi en leur démocratie. Tous les symboles tombent un à un, et lorsque Donald Trump a déclaré qu’il n’était pas certain de reconnaître la défaite, si cela devait se produire, il n’a fait que traduire le sentiment que partagent 48% de ses supporters, d’après une étude du Pew Research Center.

Mais cela ne se limite pas à Donald Trump et à ses outrances : le président de la commission des affaires de la sécurité intérieure, Mike McCaul, a annoncé une semaine à peine avant la date du scrutin qu’il étudie le moyen de lancer la procédure d’impeachment contre celle qui n’est pas encore élue présidente. Ted Cruz, de son côté, a d’ores et déjà fait savoir qu’il ne votera pas en faveur d’un juge proposé par Hillary Clinton, quel qu’il soit, pour remplacer le juge Scalia, dont le poste est toujours vacant depuis son décès au début de l’année.

Au final, le futur président des Etats-Unis va devoir gouverner un pays dans lequel 64% des électeurs pensent avant même de l’avoir élu(e) qu’il ou elle ne pourra pas unir et pacifier le pays. S’il s’agit de Trump, on peut ajouter que deux des plus importants personnages de l’Etat, Mitch McConnell, le leader des Républicains du Sénat et Paul Ryan, le président de la Chambre des députés (en anglais : des Représentants) ont tout fait pour éviter d’avoir à se produire en public avec lui.

Comment dès lors ne pas comprendre le rejet que cette classe politique suscite de la part de gens qui les regardent fonctionner sans ne plus rien comprendre à leurs rites politiques, parce que leur attitude collective n’a plus rien à voir avec la défense des intérêts du peuple ? Hillary Clinton, à peine élue, si tel est le cas, devra composer avec les Démocrates les plus rétifs face à la mondialisation, à qui elle a promis de s’opposer aux accord du Tafta, alors même que les négociations n’ont jamais cessé au niveau des Etats et que les Etats-Unis sont ceux qui poussent le plus fort pour parvenir à un accord.

Ces électeurs très méfiants verront leurs rangs se renforcer par des hordes de supporters de Trump, qui rejettent de toutes leurs forces la mondialisation. Car ils sont tous de la même façon désabusés face à un monde qu’ils ont vu se rétrécir, mais dont les fruits ne poussent pas forcément dans leur jardin. Le rêve américain s’est éloigné et les modèles plus anciens qui devaient mener inéluctablement à la réussite, tels que la liberté d’entreprendre et le laisser-faire, ne semblent plus faire recette désormais.

Eric Verhaeghe : Il me semble qu'une grande leçon donnée par la campagne électorale aux Etats-Unis est passée complètement inaperçue en France. C'est d'abord celle d'un rejet du politiquement correct en vigueur depuis plusieurs années. Paradoxalement, il a été plus fort chez les Républicains que chez les démocrates. La victoire de Trump à la primaire l'a montré. L'appareil historique du parti a tout fait pour empêcher la victoire de Trump, et le tout sauf Trump a commencé chez les Républicains eux-mêmes. Ce mouvement profond de l'opinion publique américaine n'est d'ailleurs pas différent du mouvement à l'oeuvre en Europe, et singulièrement en France. Tout ceci dépasse largement une simple radicalisation de l'opinion, ou une droitisation de l'électorat. Il tient d'abord à une contestation globale des règles du jeu dans nos sociétés, et à une remise en cause de l'emprise des élites sur le système social. Les citoyens n'acceptent plus cette espèce de dictature éclairée où leur marge de décision est réduite à la portion congrue. C'est notamment le cas face au multilatéralisme, qui relègue les aspirations populaires au second plan, au profit d'une gouvernance fondée sur des intérêts à long terme, gérés par une technostructure. Trump l'a dénoncé vivement et a annoncé son intention de rompre avec lui. Il est ici à l'unisson de ceux qui critiquent l'Union Européenne, institution multilatérale s'il en est, pour son manque de transparence démocratique.

Dans quelle mesure cette rébellion démocratique appelle-t-elle le système américain à se renouveler ? A quels risques politiques s'expose le futur locataire de la Maison blanche s'il ne tient pas compte de la demande des électeurs pour une plus grande prise en compte de leurs intérêts réels ? 

Jean-Eric Branaa : Les discours traditionnels ont été rejetés et les électeurs ont choisi de pousser sur le devant de la scène des hommes, et des femmes, qui ne se cachaient plus derrière des formules et une timidité dans le verbe. La truculence, le parler fort, la transgression et la fin du politiquement correct ont semblé être la seule réponse face à l’immobilisme des dernières années, réelle ou supposée. Donald Trump et Bernie Sanders ont chacun parlé à un groupe d’électeurs qui avaient les même attentes et les mêmes traits communs, notamment l’appartenance à la classe ouvrière ou à la classe moyenne, peu éduqués, et avec le sentiment d’avoir été délaissés par les partis politiques. Leur frustration et leur colère de ne pas avoir reçu les dividendes d’une reprise économique américaine que tout le monde vante et commente renforcent l’idée que la démocratie américaine fait face à une panne sans précédent. L’élection 2016 était supposée apporter du changement. Mais, si on met de côté le nom de celle ou celui qui gagnera, le Congrès sera toujours divisé entre les deux partis, avec une marge tellement faible qu’il sera encore et toujours confronté aux blocages et aux querelles intestines. Et même si les Démocrates prennent le contrôle du Sénat, ce ne sera pas le cas à la Chambre des représentants et tout continuera comme avant cette élection.

C’est pourquoi il faudra que le prochain président trouve un peu de temps pour faire un diagnostic profond de la situation que vit le pays afin d’apporter une réponse à la hauteur. Car le peuple a montré qu’il savait se mobiliser, même s’il s’agissait surtout de montrer sa colère et de se rebeller contre l’immobilisme. Il saura très certainement balayer le futur président si la situation actuelle n’évolue pas rapidement.

Eric Verhaeghe : La campagne a révélé que les Etats-Unis sont structurés par quelques éléments-clés. C'est par exemple le cas du complexe militaro-industriel très opposé au principe d'une alliance avec la Russie. On peut imaginer que l'intervention du FBI durant la campagne, autour de la question de la sécurité nationale, n'est pas sans lien avec une intention de blanchir Hilary Clinton des accusations lancées par Trump, et donc de lui faciliter la tâche dans une campagne où Trump l'a finalement mise très en difficulté. Le vainqueur du scrutin devra tenir compte de ces incidents, ou événements. Il devra jongler entre des puissances ou des forces qui l'arriment à des choix rigides, peu contestables, même s'ils sont mal vécus, et la volonté du peuple américain à changer ces règles du jeu. Politiquement, la situation sera très tendue. Elle est nourrie par les dégâts de la crise de 2008. La désindustrialisation, la mondialisation des échanges, la concurrence de la Chine, des pays émergents, les relations avec la Russie, ne pourront plus être présentés éternellement comme incontournables par le prochain président. Sur ce point, le leurre qu'a constitué l'élection d'un président noir mais profondément immobiliste va se payer cash.

Néanmoins, quels sont les effets pervers de ce sursaut démocratique ? Dans quelle mesure a-t-il donné naissance à deux candidats qui ne semblent pas être à la hauteur des enjeux ?

Jean-Eric Branaa :Les effets de ces deux années de campagne sont encore difficilement perceptibles, même si on peut anticiper que la désunion est profonde et qu’il sera compliqué de panser les plaies. Du côté de Clinton, on a vu que la détestation s’est focalisée sur la représentation qu’une personnalité issue de trente ans d’occupation du pouvoir peut entraîner : la suspicion est généralisée et profondément ancrée dans l’inconscient collectif. Alors qu’elle n’est pas encore élue, il lui est quasiment impossible de prononcer la moindre parole sans être accusée de manipulation et de mensonge. Dans l’autre camp, la colère des électeurs a mis sur le devant de la scène un Donald Trump truculent et capable de se comporter en bonne caisse de résonnance de toutes les frustrations, le temps d’une campagne. Cela s’est fait au prix de l’élargissement des divisions qui existaient déjà au sein de son parti. S’il gagne, il devra gouverner sans le soutien d’un Congrès qui lui est déjà hostile. Beaucoup de parlementaires n’ont d’ailleurs pas caché l’aversion qu’ils avaient pour l’homme et pour ses idées. Si Trump ne gagne pas, le mal est peut-être encore pire, car beaucoup d’électeurs reprocheront alors à ce parti de n’avoir pas apporté toute l’aide nécessaire à la victoire de leur camp. Le risque est désormais réel de l’éclatement du parti entre deux factions qui n’ont plus rien en commun : verrions-nous alors la naissance d’une extrême-droite américaine ? C’est un risque qui n’est plus à exclure.

Eric Verhaeghe : Je serais plus nuancé sur la question de la hauteur des candidats, et je me méfierais de la formulation facile. En réalité, il est urgent d'attendre le résultat du scrutin. La machine américaine s'est mobilisée pour court-circuiter, sans succès décisif, la campagne de Trump. Le FBI a favorisé Hillary, et, comme d'habitude, on a annoncé le pire concernant la victoire de Trump et le risque d'une crise financière qui s'ensuivrait. Mais personne ne sait ce qui va passer. On peut appeler cela, comme vous le faites, un "effet pervers". J'y vois plutôt le jeu de la démocratie. Le peuple américain va s'exprimer collectivement, et il a dit sa préférence pour un changement des règles du jeu. Cette préférence est déstabilisante, dans la mesure où elle peut remettre en cause en profondeur un existant avec lequel nous étions familiers. Et si les Etats-Unis changeaient leur fusil d'épaule avec la Russie et poursuivait une politique de compromis plutôt que d'affrontement? Vous imaginez quelle modification des relations internationales peut être à l'oeuvre ici. Evidemment, il s'agit d'un bouleversement majeur, avec une traduction immédiate sur le conflit en Syrie ou au Proche-Orient, mais aussi en Ukraine. Les relations entre l'Amérique et l'Europe pourraient changer du tout au tout, notamment avec un désintérêt accru des Américains pour leur continent d'origine. A ce stade, il est urgent de dire "wait and see".   

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