Conflit d'intérêts : le vrai scandale de l'affaire Cahuzac est-il vraiment celui de l'évasion fiscale ?<!-- --> | Atlantico.fr
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Jérôme Cahuzac a reconnu mardi avoir un compte en Suisse.
Jérôme Cahuzac a reconnu mardi avoir un compte en Suisse.
©Reuters

La partie immergée de l'iceberg ?

Jérôme Cahuzac a reconnu mardi avoir un compte en Suisse. Selon Mediapart, l'argent de ce compte serrait issu de bakchichs reçus par l'ancien ministre du Budget lorsqu'il était consultant pour l'industrie pharmaceutique.

Frédéric  Pierru

Frédéric Pierru

Frédéric Pierru est sociologue, chargé de recherche au CNRS,au CERAPS-Université Lille 2 . Il travaille sur la réforme des systèmes de santé français et européens. Il a publié, entre autresHippocrate malade de ses réformes (Editions du Croquant – 2007), Manifeste pour une santé égalitaire et solidaire, Paris, Odile Jacob, 2011 ; L'hôpital en réanimation, Editions du Croquant, 2011 et L'hôpital en sursis. Idées reçues sur le système hospitalier, Le Cavalier Bleu, 2012 (avec Bernard Granger).

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Atlantico : Jérôme Cahuzac a avoué sur son blog l'existence d'un compte en Suisse. De son côté, Mediapart soupçonne que les 600 000 euros présents sur ce même compte proviennent de différents pots de vins touchés lorsqu'il était consultant pour l'industrie pharmaceutique. Plus que celui de l'évasion fiscale, le vrai scandale de l'affaire Cahuzac n'est-il pas celui d'un conflit d'intérêts et d'une confusion public/privé ?

Frédéric Pierru : Rappelons d’abord ce que l’on sait, de source sûre, à ce jour. Selon son nouvel avocat, Jean Veil, ce compte ouvert dans une banque suisse, aurait été abondé, en partie seulement, par les rémunérations que Jérôme Cahuzac aurait retirées de son activité de consultant auprès de l’industrie pharmaceutique. Le cabinet Cahuzac Conseil a été créé en 1993. Cependant, l’on ne connaît pas encore la date précise de l’ouverture de ce compte. Il l’aurait été au début des années 1990, c’est-à-dire au mieux juste après que Jérôme Cahuzac ait quitté le cabinet du ministre de la Santé de l’époque Claude Evin, dans lequel il était entré en 1988, en tant que jeune praticien hospitalier issu de la nébuleuse rocardienne. Dans ce cabinet, Claude Evin a joué un rôle important, car il était en charge du médicament et des équipements lourds. Selon les observateurs de l’époque, il a plutôt fait du bon travail. Il a notamment subi les foudres de certains groupes d’intérêt lorsque le ministre a tenté de mettre "sous enveloppe" budgétaire l’activité des professions prescrites, comme les biologistes.

Par ailleurs, 1988 - 1991 constitue une époque charnière pour la politique de santé en général, et du médicament en particulier. C’est à ce moment, en effet, où se prépare l’externalisation d’un certain nombre de fonctions d’expertise par rapport à l’administration centrale et qui donnera lieu à la création des agences sanitaires à compter de 1992. Ces agences étaient supposées être plus "indépendantes" et "transparentes" que les négociations opaques au niveau du cabinet et de l’administration centrale… C’est le cas du médicament puisqu’en janvier 1993 la direction de la pharmacie, en charge de l’octroi des AMM, disparaît pour donner naissance à l’agence du médicament. Notons qu’en 1989 avait été redéfinie la liste des spécialités pharmaceutiques admises au remboursement par la Sécurité sociale. C’est ici que le mélange des genres supposé de Jérôme Cahuzac pose un petit (ou gros) souci : c’est l’administration centrale et le cabinet qui décidaient (et décident encore) à la fois des médicaments admis au remboursement et le prix auquel ils l’étaient.

En quoi cette affaire est-elle représentative ou non d'un mélange des genres à la française ?

Jérôme Cahuzac, je l’ai dit, a été un acteur d’une séquence importante pour la politique de santé qui a vue les moyens d’expertise considérablement renforcés et externalisés par rapport à l’Etat central. La politique du médicament en était presque à ses balbutiements, au même titre que la veille et la sécurité sanitaire. L’administration de la santé était faible et déliquescente, et, de facto, très perméable aux actions des lobbies puissants du secteur, à commencer par les laboratoires pharmaceutiques. 1991 - 1992 c’est l’affaire du sang contaminé, rappelez-vous. C’est le début d’une longue et pénible série de scandales sanitaires qui a conduit les ministres de la santé successifs à remettre de l’ordre et à se doter de fusibles comme les agences. Ces dernières ont constitué un progrès.

Mais, à l’inverse, c’est aussi à cette époque que se banalise, et pas seulement dans le secteur de la santé, la pratique du pantouflage et des allers et retours public/privé dans la haute administration et dans une partie de la classe politique. De plus en plus, les décideurs politiques et administratifs ont emprunté les "revolving doors" qui ne pouvaient que conduire à la multiplication des conflits d’intérêts : au cours de leur trajectoire professionnels, ils sont parfois amenés à faire partie tantôt du camp des régulateurs, tantôt du camp des régulés. Dans le médicament comme ailleurs. Ainsi nombre de hauts fonctionnaires de la santé ont été amenés à rejoindre les assureurs puis à revenir dans l’Etat pour préparer une réforme de l’Assurance-maladie… Je reprendrais volontiers le constat du sociologue Luc Boltanski : depuis le début des années 1990 s’est enkystée la croyance selon laquelle les règles sont faites pour les autres, les "petits", et que les décideurs, en raison de leurs contraintes spécifiques et de leur excellence, peuvent s’en affranchir. Au fil du temps, s’est installé un sentiment d’impunité… Le laxisme et la tolérance ont fait le reste.

Depuis l'époque où Jérôme Cahuzac passait du ministère de la Santé à des missions pour l'industrie pharmaceutique, de nouvelles règles ont été édictées. Quelles sont-elles, sont-elles suffisantes, sont-elles appliquées ?

Il ne faut pas nier les progrès réalisés depuis le début des années 1990 et jeter le bébé avec l’eau du bain. En matière de politique du médicament on est parti de presque rien. Un Etat faible c’est un Etat partial car prisonnier des groupes d’intérêts. Je le rappelle à tous ceux qui, d’un côté, exigent des coupes dans les dépenses publiques et, de l’autre, s’offusquent des défaillances de l’Etat… D’ailleurs dans tous les pays, les groupes d’intérêts s’efforcent de jouer avec les opinions anti-Etat pour remettre en cause les budgets et les effectifs des agences censées réguler leur activité. On maintient une façade de régulation, mais dans les faits, cette dernière est largement inopérante. Depuis 1992, la politique du médicament a tenté de s’émanciper par rapport à l’industrie. Mais on voit bien avec les affaires récentes que cette autonomisation reste partielle. L’industrie s’est efforcée de garder son influence qui, en un sens, est incontournable puisque le régulateur s’appuie en partie sur les informations qu’elle fournit pour prendre ses décisions. Les moyens de l’industrie et ceux de l’Etat sont incomparables. Par ailleurs, le médicament est à la fois un bien de santé et un bien économique. Dès que le régulateur se montre trop volontariste, le chantage à l’emploi est brandi : cela calme les ardeurs du premier. Ce chantage, on s’en doute, fonctionne particulièrement bien en période de chômage de masse et de combat en faveur de l’industrie française.

Etant donné son parcours et ses aller-retour public/privé, fallait-il nommer Jérôme Cahuzac à un poste de ministre  ?

C’est ici que réside à mon avis la faute politique du gouvernement. C’est au mieux une erreur de bonne foi, au pire du laxisme. Je l’ai dit, se sont installées aux sommets de l’Etat de mauvaises habitudes en matière de pantouflage, d’allers et retours public/privé, de mélanges des genres. Cela dit, le nommer à Bercy avait une cohérence : c’est ce ministère qui est à la pointe de ce genre de pratiques ! Le pantouflage s’y pratique à grande échelle, avec un sentiment de totale impunité. Je sais que les partisans du pantouflage le défendent en disant notamment que cela leur permet d’acquérir une grande expérience qui pourra servir à l’Etat … En réalité, l’on s’aperçoit surtout que les allers et retours public/privé servent surtout à gagner beaucoup d’argent et à noyauter l’Etat qui perd ainsi en autonomie de réflexion et d’action. C’est surtout cela que montre l’affaire Cahuzac : la perte du sens de l’Etat chez bon nombre de décideurs politiques et administratifs. L’économiste américain James Galbraith appelle fort justement cette configuration "l’Etat prédateur" : plus les frontières public/privé s’effacent, plus les groupes d’intérêt le colonisent pour détourner à leur profit les sommes colossales d’argent public qu’il brasse. Il est grand temps d'en finir avec les double jeu et le mélange des genres.

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