Comment TikTok s’est retrouvé au cœur de la nouvelle guerre froide entre la Chine et les Etats-Unis<!-- --> | Atlantico.fr
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Alors que les États-Unis réfléchissent à l’interdiction de TikTok, l’application n’est pas disponible en Chine.
Alors que les États-Unis réfléchissent à l’interdiction de TikTok, l’application n’est pas disponible en Chine.
©Lionel BONAVENTURE / AFP

Conflit

La jeunesse américaine, massivement inscrite sur TikTok, constitue une force vive productrice de données et d’informations exploitable en temps réel par l’infrastructure chinoise.

Thierry Berthier

Thierry Berthier

Thierry Berthier est Maître de Conférences en mathématiques à l'Université de Limoges et enseigne dans un département informatique. Il est chercheur au sein de la Chaire de cybersécurité & cyberdéfense Saint-Cyr – Thales -Sogeti et est membre de l'Institut Fredrik Bull.

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Atlantico : En 2021, la Maison-Blanche a recruté des dizaines de TikTokers pour encourager les jeunes à se faire vacciner contre la Covid-19. Suite à la guerre en Ukraine, elle a décidé de se servir de TikTok comme d’une plateforme pour aider les citoyens américains à s’informer sur le conflit. Mais au même moment, l'administration Biden négociait avec le réseau social au sujet des préoccupations de sécurité nationale entourant l’application. Comment expliquer cette approche contradictoire de l’administration Biden ? 

Thierry Berthier : L’approche américaine est moins contradictoire que pragmatique. Le succès de TikTok auprès de la jeunesse américaine en fait un formidable outil de captation de données et d’influence de masse à partir de chambres d’échos animées par les communautés d’influenceurs TikToker. Il n’est donc pas surprenant que le gouvernement américain s’intéresse à cette plateforme numérique et qu’il cherche à en exploiter la puissance. C’est d’ailleurs aussi le cas pour l’ensemble des réseaux sociaux américains qui sont à la fois des sources de données et de tendances inépuisables et des dispositifs d’influence.  Lorsque qu’une idée, une idéologie ou une croyance est transmise à un ensemble de profils disposant chacun de fortes audiences, il est tentant de s’appuyer sur ces relais d’opinion au sein de la population. Avec un peu plus d’un milliard d’utilisateurs, la plateforme chinoise est devenue un média de tout premier plan déployé au sein de la jeunesse américaine. Parallèlement à ce déploiement à l’échelle continentale, la plateforme TikTok s’est aussi illustrée dans le non-respect des données de ses utilisateurs et parfois même dans l’exfiltration non consentie de données et métadonnées privées. En conséquence, l’administration américaine a logiquement joué son rôle de sheriff du numérique en condamnant à plusieurs reprise TikTok pour exfiltration et exploitation illégale de données à caractère personnel sans autorisation préalable des producteurs de ces données. Par ailleurs, les tensions géopolitiques exacerbées ont accéléré le processus global de partition du cyberespace mondial en deux univers numériques antagonistes, l’un sous influence américaine et l’autre sous influence chinoise. On notera que les interdictions des technologies chinoises ont commencé avec le hardware chinois, les infrastructures télécoms, réseaux, et 5G de Huawei et les drones DJI bannis des services et administrations américaines pour suspicion d’espionnage. La guerre froide sino-américaine dépasse le seul cadre géopolitique et s’incarne dans une conflictualité technologique séparant de plus en plus nettement les deux écosystèmes. TikTok n’échappe pas à cette tectonique de partition en suscitant la méfiance puis le rejet de la part de l’administration américaine. L’intrusion et l’expansion rapide du réseau social chinois au cœur des familles américaines inquiète d’autant plus qu’elle accompagne une baisse d’influence des grands réseaux sociaux américains, comme Facebook dont les utilisateurs vieillissent et qui ne parvient plus à séduire les plus jeune. Ce vide est comblé par la plateforme chinoise qui a très vite compris et saisi l’opportunité de croissance sur le sol américain. La jeunesse américaine, massivement inscrite sur TikTok, constitue une force vive productrice de données et d’informations exploitable en temps réel par l’infrastructure chinoise dont il est difficile de mesurer le périmètre et le degré de porosité avec l’appareil d’Etat chinois. Cette intrication techno-gouvernementale côté chinois contribue du côté américain à la perte de confiance et à la volonté d’une partition garantissant la sécurité nationale.

Christopher Wray, directeur du F.B.I, a déclaré au Congrès qu'il était « extrêmement préoccupé » par les opérations de TikTok aux États-Unis. Pourquoi TikTok dérange-t-il autant ? Le réseau social va-t-il à l’encontre des intérêts américains ? 

La présence sur le sol américain et l’ampleur de ce réseau social peuvent légitimement déranger le pouvoir américain. Un réseau social bien implanté dans une population connectée constitue une source de renseignement important en sources ouvertes. Chaque utilisateur contribue volontairement et bénévolement à alimenter le système d’information en temps réel en produisant de très grands volumes de données numériques, textes, sons, images et vidéos. La collecte et l’exploitation des ces grands volumes de données constitue le meilleur des observatoires de la société américaine, de ses gouts, de ses préférences, de ses attentes, et de ses centres d’intérêts. Le réseau social fonctionne comme un corpus de sondes activables qui renvoient l’image d’une partie de la société, celle qui sera aux commandes dans quelques années. Connaitre et comprendre cette catégorie de la population donne un avantage stratégique dans un contexte de guerre froide assumé de part et d’autre. Le réseau social peut aussi être utilisé comme un dispositif d’influence lorsqu’on en contrôle l’infrastructure. Les architectures de données fictives immersives permettent d’influencer, d’orienter ou de fracturer les opinions. Le réseau social agit comme une forge d’opinions. Le jeune âge des utilisateurs de TikTok ne doit pas induire une sous-estimation du risque associé à son déploiement au plus près du noyau familial américain. Orienter ou influencer quotidiennement, durant des heures, des millions d’adolescents produit indirectement de l’orientation sur les parents et sur l’ensemble de la société américaine. C’est ce risque qui est parfaitement pris en compte par le FBI et par les services de renseignement américains. TikTok est à la fois un réseau social et un dispositif d’ingérence. 

Alors que les États-Unis réfléchissent à l’interdiction de TikTok, l’application n’est pas disponible en Chine. Comment l’expliquer ?

Pour les mêmes raisons que celle énoncées précédemment ! Le pouvoir chinois mesure parfaitement la puissance qui résulte du déploiement d’un tel réseau social. Il le considère par défaut comme un vecteur potentiel de contestation, de fragmentation de l’opinion ou d’influence potentiellement non maitrisée. La Chine a choisi de déployer Douyin, une version « adaptée » de TikTok qui totalise tout de même plus de 690 millions d’utilisateurs produisant 200 millions de contenus par mois sous la forme de vidéos et de livestream. 90% des utilisateurs de Douyin ont moins de 40 ans et 49% ont moins de 30 ans. En 2022, plus de dix milliards de produits ont été vendus sur Douyin de janvier à avril. TikTok et Douyin fonctionnent dans deux mondes parallèles sans passerelles accessibles puisque sur Douyin, seuls les contenus chinois sont autorisés. La partition numérique est donc totale. La société Bytedance exploite les deux plateformes sans aucune mutualisation des contenus ? Ceci lui permet d’exercer une censure stricte du Douyin tout en collectant les données « occidentale » produites sur TikTok. Douyin souhaite devenir le Netflix chinois alors que TikTok s’appuie sur le modèle des communautés productrices de contenus. Les deux architectures diffèrent dans le positionnement de l’utilisateur et dans le format de production – consommation de contenus. Douyin est, comme on peut s’y attendre, parfaitement adapté aux contraintes de surveillance et de sécurité imposées par le pouvoir chinois alors que TikTok répond aux attentes des utilisateurs occidentaux. 

Malgré des décennies d'efforts, aucune entreprise chinoise n'a jamais conquis la société américaine. À titre d’exemple, quand Facebook a mis près de neuf ans pour atteindre un milliard d’utilisateurs, TikTok l'a fait en cinq ans. Faut-il craindre le soft power de TikTok ? Peut-il remodeler la société américaine de l’intérieur ? 

Craindre le soft power de TikTok ne résout rien et ne limite pas les risques associés à sa montée en puissance. Il faut par contre être en mesure d’évaluer précisément ces risques et de les contenir par la réglementation sur la protection des données des utilisateurs ou par la norme. Notons qu’à tout moment, l’administration américaine est capable d’interdire et de couper TikTok. Donc le bouton On-Off reste bien du côté américain. On peut parier que si l’influence chinoise dépasse le seuil de tolérance des services de sécurité américains alors les adolescents seront invités à déménager sur une plateforme clonée développée en Silicon Valley. Il s’agit d’une évolution probable, compatible avec la partition technologique globale en deux mondes. Reste à savoir ou se situera l’Europe et la France lorsqu’il faudra choisir vers qui se tourner. On peut aussi compter sur l’évolution darwinienne des plateformes numériques et des réseaux sociaux avec le déclin des géants originels et l’émergence de nouveaux champions. La France a vu naitre en 2019 MYM, le tout premier réseau social à contenu payant totalisant en moins de trois ans plus de dix millions d’utilisateurs inscrits plus de 150 000 créateurs de contenus rémunérés. Le développement exponentiel de MYM s’est effectué sur des bases nouvelles, sans imiter les modèles existants vieillissants mais au contraire, en innovant constamment sur les formats et leur valorisation. MYM et OnlyFans nous montrent que rien n’est figé et que le darwinisme numérique rebat constamment les cartes du cyberespace.  

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