Comment TikTok est en train de faire de Ben Laden le héros de la génération Z dans le monde anglo-saxon <!-- --> | Atlantico.fr
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Une affiche avec une photo d'identification d'Oussama Ben Laden, exposée au mémorial du 11 septembre à New York.
Une affiche avec une photo d'identification d'Oussama Ben Laden, exposée au mémorial du 11 septembre à New York.
©SPENCER PLATT / Getty Images via AFP

Dérive inquiétante

Le journal britannique The Guardian a supprimé un lien vers une lettre attribuée à Oussama Ben Laden, publiée en 2002, qui revendiquait les attentats du 11 septembre 2001. Dans ce texte, il dénonçait le soutien des Etats-Unis à Israël et appelait à venger le peuple palestinien. Ce texte est devenu viral ces derniers jours sur les réseaux sociaux.

Fabrice Epelboin

Fabrice Epelboin

Fabrice Epelboin est enseignant à Sciences Po et cofondateur de Yogosha, une startup à la croisée de la sécurité informatique et de l'économie collaborative.

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Atlantico : Une lettre écrite par Oussama Ben Laden a récemment refait surface sur TikTok. Elle vise à justifier les attentats du 11 septembre 2001 et appelle à "venger le peuple palestinien". A en croire le New York Magazine, qui a fait une compilation des TikTok réalisés par un certain nombre d’internautes anglo-saxons, de nombreux jeunes ont expliqué sur la plateforme que ce texte avait changé leur perception des événements. D’aucuns sont allés jusqu’à affirmer que le terroriste avait "raison". Que dire de la façon dont ce contenu a pu percer sur le réseau social plus de 20 ans après sa publication ? Comment expliquer qu’il soit devenu viral aussi vite ?

Fabrice Epelboin : Il n’est pas très étonnant que ce contenu résonne : la Palestine faisait effectivement partie des préoccupations de Ben Laden il y a 20 ans et elle refait aujourd’hui surface dans l’actualité internationale. Du reste, il faut aussi comprendre qu’un nombre conséquent de jeunes découvrent aujourd’hui l’Histoire et replacent le présent actuel dans l’Histoire. Dans l’absolu, c’est une démarche intellectuelle intéressante, mais cela se combine mal avec la faillite du système scolaire qui ne leur donne plus les outils pour faire cela de façon intelligente… 

En outre, il faut aussi dire que le Guardian est en partie responsable. La lettre à l’Amérique écrite par Oussama Ben Laden y était publiée depuis 20 ans. La première réaction de la rédaction, quand des jeunes ont commencé à faire des vidéos à propos de ce texte sur TikTok a été la censure. C’est un réflexe terrifiant. L’une des plus grandes institutions du journalisme au monde a eu comme première idée de censurer plutôt que d’expliquer. Ils ont mis le feu aux poudres de ce buzz.

Quand un média aussi prestigieux que le Guardian décide de censurer un texte ainsi, il ne fait qu’attirer l’attention de millions de gens sur ce contenu, des millions de gens qui aurait tout aussi bien pu arriver sur une version annotée et contextualisée de cette lettre de Ben Laden que les journalistes du Guardian auraient pu mettre en ligne très rapidement, parce que théoriquement c’est leur métier de contextualiser et d'expliquer les faits qui constituent notre Histoire au fur et à mesure qu’ils font l’actualité. 

Il faut aussi mentionner l’appétence malsaine de la presse pour les sujets qui font du clic, le fait qu’elle a sombré dans le sillage des réseaux sociaux dans l'économie de l’attention et qu’elle en est devenue totalement tributaire. De nombreux médias ont préféré commenter la situation plutôt que de recontextualiser et expliquer la réalité autour de la lettre d’Oussama Ben Laden. Cela constitue, de fait, un carburant pour un tel buzz, tout en feignant de s’en émouvoir afin de ne pas regarder en face le fait qu’elle déverse de l’essence sur un incendie.

La lettre a initialement été publiée sur le Guardian, qui a fini par supprimer son article après la publication de vidéos, dont certaines ont été vues près de 2 millions de fois. Pourquoi la presse anglo-saxonne s’est-elle fait le relais de cette vieille propagande ? 

C’est un document historique, ne l’oublions pas, qui doit être accessible au public. Si l’on veut comprendre ce qui a pu se passer, cette lettre – que son auteur a d’ailleurs voulu rendre publique – est absolument indispensable. Elle doit rester accessible, et pas seulement pour les historiens.

Le problème ne vient pas du fait qu’elle soit publiée dans les pages du Guardian. Le problème c’est que sa lecture n’ait pas été accompagnée, tout comme on dispose de version annotée de Mein Kampf, le problème c’est qu’il n’y ai plus d’institution scolaire en mesure de la replacer dans un contexte historique, même s’il faut reconnaître qu’il s’agit d’une Histoire assez récente et qu’elle n’est pas nécessairement déjà enseignée, et que vu le climat actuel, enseigner de tels faits représente sans doute une véritable mise en danger pour de nombreux enseignants, d’où le fait qu’il est sans doute trop tard pour imaginer que l’Education Nationale puisse être une solution. 

Dans ce contexte, il est évident que des enfants pour qui le 11 septembre est un fait historique sorti du passé au même titre que la seconde guerre mondiale – la plupart d’entre eux n’étant soit pas nés, soit trop jeunes – peuvent être secoués par un tel texte. Pour beaucoup d’entre eux, ils n’ont connu qu’un Moyen-Orient bombardé par les Etats-Unis et une Histoire falsifiée de toutes parts, qu’il s’agisse des réécritures ahurissantes qu’on entend sur les plateaux de Cyril Hanouna ou, soyons honnêtes, de la fiole d'Anthrax de Colin Powell aux Nations Unis. 

La rédaction n’a pris aucune mesure de précaution ? Qu’aurait-elle dû faire ?

Quand ce texte a initialement été publié, sans contextualisation, cela ne posait pas de problème. Il y a 20 ans, les événements étaient encore frais dans la tête de tout un chacun. Cependant, quand le Guardian a réalisé qu’il y avait un regain d’intérêt pour la lettre de Oussama Ben Laden, il aurait fallu accompagner le document d’une contextualisation, de documents secondaires, d’explications. C’est le travail journalistique qu’il aurait fallu mener, pas un travail de censeur, et le réflexe du Guardian en dit long sur la façon dont même les titres de presse les plus prestigieux envisagent leur contribution à la société de nos jours.

Amender la page n’avait rien, sur le plan technique, de complexe. Nous avons raté l’occasion de faire une explication digne et remise-en perspective à la fois historique et journalistique et d’assumer le débat public qui pourrait s’en suivre. Au lieu de quoi, le Guardian s’est vautré dans la censure. C’est d’autant plus décevant que c’est le Guardian… et que c’est particulièrement dangereux. Ne perdons pas de vue que ce document n’est pas moins accessible : il est particulièrement aisé de le retrouver sur internet, à l’aide de plateformes telles que archive.org, mais il est certain que cela aura un effet considérable sur sa nature désirable et que l’attitude du Guardian a fait qu’aujourd’hui, ce qui circule, c’est la version original de la lettre et non une version commentée dont ils auraient pû être à l’initiative. Si le Guardian s’était comporté en journalistes, ils auraient des millions de visites chaque jour sur cette page et pourraient y apporter un complément très utile. Ils ont raté cette opportunité de faire preuve de leur utilité sociale pour le monde qui vient, à un moment où en Occident le rôle et la confiance attribué à la presse est plus que jamais en chute libre.

TikTok a fini par retirer les vidéos concernées, jugeant qu’elles relevaient de l’apologie du terrorisme. Pourquoi ne pas l’avoir fait plus tôt ? Ses algorithmes n’ont rien détecté ?

Il y a, chez les journalistes et chez les professionnels du marketing, une incompréhension profonde de ce que peuvent ou non réaliser les algorithmes en matière de modération. Un algorithme ne peut rien faire contre des gamins qui, face caméra, expliquent leur réaction à un texte, il est incapable d’identifier qu’il s’agit de cela et la censure, qui ne date pas d’hier, a donné naissance à une génération qui parle l’algotalk, une forme d’argot qui permet de passer outre la censure algorithmique et qui fait qu’on peut malgré tout aborder et discuter des sujets comme la pédophilie sur Youtube en employant des mots de substitution qui ne sont pas repérés par les algorithmes. 

Le tri que fait Tiktok nécessite de le faire manuellement. Or, du fait que les besoins en modération ne sont pas constants alors que les ressources humaines, elles, le sont, on crée nécessairement des goulots d’étranglement. La seule alternative qui permettrait de monter en charge en fonction des besoins à l’occasion d’un pic de contenus à censurer, ce serait de faire appel à la foule, une approche introduite par Twitter depuis sa reprise en main par Musk. Mais à défaut d’avoir une telle approche, il faut se résoudre à voir ce genre de latence dans la modération à chaque pic, à chaque crise.

Comment expliquer que la jeune génération adhère à ce type de discours ? S’agit-il d’un défaut de culture générale ou les réseaux sociaux ont un effet "lobotomiseur" ?

Dans ma génération, on se sensibilisait à la défense de l’opprimé contre l’oppresseur autour de la question de l’Afrique du Sud et de l’appartheid, et dans la génération de mes parents, c’était la guerre du Vietnam. C’était la façon dont nous, adolescents, nous nous découvrions (ou non) une sensibilité politique que l’on faisait ensuite évoluer avec l'âge, les rencontres et les connaissances qui s’accumulent. Pour énormément de gens, à gauche notamment, cela a constitué un point de départ important. Aujourd’hui, la Palestine est un point de départ de la sensibilisation à la politique pour l’immense majorité des jeunes en occident et dans le monde arabe, où c’est un point de départ de la sensibilisation à la politique depuis 60 ans. C’est plus récent dans le monde occidental.

A cela s'ajoutent les éléments précédemment évoqués : l’absence d’encadrement de la part des média comme le Guardian, il faut reconnaître que les médias “de référence” qu’on a connu au XXe siècle ont disparu et laissé leur place à un militantisme généralisé plus ou moins assumé et des médias qui tentent chacun à leur façon de peser dans de multiples débats, le tout dans un environnement très mouvant et très piégeant ; l’absence d’une recontextualisation ou d’un enseignement de cette période historique… etc.

Comment nous préserver face à d’autres phénomènes de pénétration de l’opinion comparables ?

Nous ne sommes pas face à une pénétration de l’opinion. C’est un phénomène de buzz qui permet à beaucoup de gens de se confronter à la réalité des combats politiques des jeunes d’aujourd’hui, et pour beaucoup de prendre conscience d’une rupture intergénérationnelle radicale dans la façon d’envisager un nouveau contrat social, qui n’existe pour ainsi dire plus qu’à travers des slogans vide de sens inscrits sur tous les frontispices. Dans le monde occidental, la jeunesse est beaucoup plus émue par la situation de la Palestine qu’elle ne peut l’être par un pogrom, qui est un mot que la plupart ont découvert à l’occasion et dont ils se foutent comme d’un épisode parmi d’autre issu d’un vieux livre d’Histoire. Pour les gens plus âgés, qui entretiennent généralement une vision considérablement plus modérée, ils découvrent la radicalité de leurs enfants ou d’une partie de la population avec laquelle ils ne vivent pas en communauté et dont ils ignorent tout. 

Pour beaucoup d’entre nous, le 11 septembre fait partie de notre vie. Nous l’avons vécu. Il est donc plus simple de le replacer dans son contexte historique et souvent la culture historique nécessaire pour y parvenir est là. Pour des jeunes nés après, c’est un livre d’Histoire qu’ils sont seulement en train d’ouvrir. Ils apprennent que, bien avant qu’ils n’arrivent sur Terre, la Palestine était déjà utilisée comme raison pour justifier des attentats horribles.

Ne perdons pas non plus de vue que 1 million de vues sur TikTok, ce n’est pas quelque chose qui ne veut pas dire grand chose et qui semble incroyablement plus facile à obtenir que sur Youtube. Ce n’est pas 1 million de spectateurs pour un access prime time ni un million de vie sur Youtube, et n’oublions pas que Youtube comme Facebook se sont fait prendre la main dans le pot de confiture à truquer et exagérer ces chiffres. Faire confiance aux chiffres affichées par une plateforme chinoise relève soit de la bêtise soit de l’intention de vouloir exagérer un phénomène pour contribuer à ce buzz nauséabond et surfer dessus en faisant mine d’en être choqué, c’est peu glorieux et là aussi, ça raconte beaucoup de la presse et de son rôle dans la société d’aujourd’hui.

Nous n’avons pas de metrics permettant d’affirmer qu’il s’agit réellement d’un phénomène aussi important que nous le pourrions le penser au vu du traitement qu’en fait la presse. Jusqu’à preuve du contraire, cela ressemble davantage à un emballement médiatique et cette approche de l’information contribue au problème.

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