Comment Molière a révolutionné l'art dramatique par son jeu d'acteur et sa passion pour l'imitation<!-- --> | Atlantico.fr
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Une statue représentant l'auteur français Molière est exposée lors de la 23e cérémonie de remise des prix du théâtre Molière au Théâtre de Paris, le 26 avril 2009.
Une statue représentant l'auteur français Molière est exposée lors de la 23e cérémonie de remise des prix du théâtre Molière au Théâtre de Paris, le 26 avril 2009.
©STEPHANE DE SAKUTIN / AFP

Bonnes feuilles

Christophe Barbier publie « Le Monde selon Molière » aux éditions Tallandier. Comédien né, acteur fétiche du Roi-Soleil, metteur en scène et auteur de génie, Molière (1622-1673) ne vécut que par et pour les planches. Au milieu du XVIIe siècle, Jean-Baptiste Poquelin invente la comédie sociale qui met à la portée du peuple, en le faisant à la fois rire et réfléchir, les grandes questions qui résonnent encore de notre temps. Extrait 1/2.

Christophe Barbier

Christophe Barbier

Christophe Barbier, journaliste et éditorialiste français, a été le directeur de la rédaction de L’Express de 2006 à 2016 et est chroniqueur sur BFMTV. Il est l’auteur de plusieurs essais politiques et d’un Dictionnaire amoureux du théâtre (2015).

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Pour nous, Molière est d’abord un auteur. Parce que la IIIe  République l’a statufié ainsi. Parce que les « Classiques Larousse », le Lagarde et Michard des lycées et la « Bibliothèque de la Pléiade » l’ont immortalisé. Parce que la noblesse, en France, c’est la littérature. En réalité, Molière est d’abord un comédien. C’est pour être sur les planches, pas derrière l’encrier, qu’il embrasse la profession de saltimbanque en 1643, contre toute aspiration bourgeoise et contre la vocation familiale. Le jeune Poquelin veut monter sur les planches. Ce n’est que plus tard, au fil des routes, dans de longs voyages, en apprenant à connaître tous les publics et en lisant beaucoup qu’il devient dramaturge, puis auteur, puis écrivain et poète, puis théoricien – autant de fonctions différentes…

Le comédien Molière épate, époustoufle, entraîne le public ; il sait être audacieux dans les gestes et les grimaces, il sait s’adresser au parterre autant qu’aux loges « grillées » que louent les aristocrates pour venir incognito. Il est « plastique », avec son physique sans beauté mais empli d’énergie : de larges épaules, une taille respectable, un nez et des lèvres assez forts, le front puissant, l’œil noir. Moins gracieux que nous ne le montrent ses rares portraits, mais infatigable, il est comme un taureau agile sur la scène. Il sait se distribuer en fonction de ses aptitudes : il est Orgon et non Tartuffe, il est Sganarelle et non Don Juan, il est Arnolphe à 40 ans et Harpagon à 46, il est Alceste, Scapin et Argan. Jamais ses rôles ne requièrent de grâce, toujours ils nécessitent du caractère, du ressort, de la fougue. « Il était tout comédien, écrira Donneau de Visé, depuis les pieds jusqu’à la tête ; il semblait qu’il eût plusieurs voix ; tout parlait en lui, et d’un pas, d’un sourire, d’un clin d’œil, d’un remuement de tête, il faisait plus concevoir de choses que le plus grand parleur ne l’aurait pu dire sur une heure. »

Il faut dire que le jeune Jean-Baptiste a été à bonne école quand son grand-père maternel l’emmenait voir les célèbres farceurs des années 1630  : Turlupin le bavard, qui nous a légué le verbe « turlupiner » ; Gaultier-Garguille avec sa chemise noire à manches rouges et son bâton ; Gros-Guillaume avec son ventre énorme et son béret cramoisi. Avec Madeleine et la famille Béjart, ce furent là ses professeurs –  mais l’élève était sans nul doute doué. Un spectateur de Sganarelle ou le Cocu imaginaire, en mai 1660, La Neufvillenaine, témoigne du jeu de Molière : « Il ne s’est jamais rien vu de si agréable que les postures de Sganarelle quand il est derrière sa femme  : son visage et ses gestes expriment si bien la jalousie, qu’il ne serait pas nécessaire qu’il parlât pour paraître le plus jaloux de tous les hommes. […] Jamais personne ne sut si bien démonter son visage et l’on peut dire que dans cette scène, il en change plus de vingt fois. »

Cette aptitude à changer d’aspect, à se métamorphoser, apporte à Molière une autre veine comique  : l’imitation. Il sait contrefaire à merveille voix et attitudes, et fait rire de ses ennemis en les représentant sur scène. Les spectateurs reconnaissent tous les docteurs en vue parodiés dans L’Amour Médecin, ils identifient tous les comédiens de l’hôtel de Bourgogne caricaturés dans L’Impromptu de Versailles, ils devinent qui se cache sous les traits de Tartuffe ou de Purgon. Molière est obligé de s’en défendre, sans convaincre :

Brécourt. –  Voilà de quoi j’ouïs l’autre jour se plaindre Molière, parlant à des personnes qui le chargeaient de même chose que vous. Il disait que rien ne lui donnait du déplaisir, comme d’être accusé de regarder quelqu’un dans les portraits qu’il fait. Que son dessein est de peindre les mœurs sans vouloir toucher aux personnes ; et que tous les personnages qu’il représente sont des personnages en l’air, et des fantômes proprement qu’il habille à sa fantaisie pour réjouir les spectateurs. Qu’il serait bien fâché d’y avoir jamais marqué qui que ce soit ; et que si quelque chose était capable de le dégoûter de faire des comédies, c’était les ressemblances qu’on y voulait toujours trouver, et dont ses ennemis tâchaient malicieusement d’appuyer la pensée pour lui rendre de mauvais offices auprès de certaines personnes à qui il n’a jamais pensé. Et en effet je trouve qu’il a raison, car pourquoi vouloir je vous prie appliquer tous ses gestes et toutes ses paroles, et chercher à lui faire des affaires, en disant hautement « Il joue un tel », lorsque ce sont des choses qui peuvent convenir à cent personnes ? Comme l’affaire de la comédie est de représenter en général tous les défauts des hommes, et principalement des hommes de notre siècle ; il est impossible à Molière de faire aucun caractère qui ne rencontre quelqu’un dans le monde ; et s’il faut qu’on l’accuse d’avoir songé toutes les personnes où l’on peut trouver les défauts qu’il peint, il faut sans doute qu’il ne fasse plus de comédies.

Voilà qui sent la mauvaise foi à cent pas, et l’attaque ad hominem, en mettant les rieurs de son côté, demeurera une arme moliéresque. D’ailleurs, quand il ne vise personne en particulier, comme dans L’Avare, en 1668, le succès est moindre. Pour Ramon Fernandez, c’est là une clef majeure de son art théâtral : « Molière est un prodigieux imitateur, non pas seulement des caractères, ou comme on dit du “général”, mais des individus rencontrés, de leur son fondamental, de leur manière indéfinissable. Et non pas seulement des individus mais de leur passé. »

Molière est un acteur de génie, et pourtant la postérité a conservé la mémoire de prestations inégales : il excellerait dans le genre comique, mais serait médiocre dans la tragédie. Pour Georges Forestier, c’est la vive querelle entre les auteurs de comédie, née avec le succès de L’École des femmes et animant toute l’année 1663, qui explique cette réputation. Dans deux pièces censées le dénigrer, Molière est moqué pour sa manière de jouer César dans La Mort de Pompée, de Corneille : le comédien avance de travers et déclame avec des hoquets. Or, assure le biographe, Molière avait décidé de moderniser le jeu tragique pour se distinguer des comédiens de l’hôtel de Bourgogne, maîtres en la manière classique ; il cessait donc parfois de déclamer les vers face au public pour s’adresser, de trois quarts, à son partenaire – et c’est ainsi qu’on l’accusa de jouer « en crabe ». Il tente aussi d’adoucir la déclamation, de la rendre plus naturelle et moins ronflante, comme il l’évoque dans Les Précieuses ridicules :

Mascarille. – Entre nous, j’en ai composé une que je veux faire représenter.

Cathos. – Hé, à quels comédiens la donnerez-vous ?

Mascarille. – Belle demande ! Aux grands comédiens ; il n’y a qu’eux qui soient capables de faire valoir les choses ; les autres sont des ignorants, qui récitent comme l’on parle ; ils ne savent pas faire ronfler les vers, et s’arrêter au bel endroit ; et le moyen de connaître où est le beau vers, si le comédien ne s’y arrête et ne vous avertit par là qu’il faut faire le brouhaha ?

Dans les farces et les comédies légères, Molière multiplie les interjections, les cris et les onomatopées, qu’il intégrera plus tard au texte. L’effet sur le public est immédiat, il accentue les rires et stimule les salles les plus rétives. Mais cette technique, que Louis de Funès utilisa encore de nos jours, est détournée par ses adversaires, qui l’accusent de parasiter le vers. Forestier a peut-être raison, et sans doute Molière tragédien tenait-il à peu près la route, car sa troupe ne cessa jamais de programmer de tels textes, mais les plus grands succès ne vinrent jamais de ce côté-là, et c’est pour l’art de la comédie qu’il est entré dans l’Histoire. Il tente en vain d’innover en matière de tragédie, il parvient à révolutionner la comédie. Par ailleurs, il n’est à aucun moment le chef de troupe préféré de Corneille, qui a connu le succès avec le Théâtre du Marais – Molière rencontre Corneille trop tard, sur le début du déclin de l’auteur du Cid. Quand la troupe du Palais-Royal, moyennant 2 000 livres versées à l’auteur, crée sa dernière tragédie, Attila, le 4 mars 1667, c’est le bide. Enfin, Molière est trahi par Racine, qui aurait pu être « son » auteur tragique, mais donna une même pièce, Alexandre, à deux troupes, celle de Molière au Palais-Royal, et celle de l’hôtel de Bourgogne, la seconde écrasant la première. Les auteurs tragiques n’étaient pas faits pour Molière et Molière n’était pas fait pour la tragédie.

S’il a ainsi réussi à imposer sa personne, sa troupe et son art nouveau, c’est aussi parce que le pouvoir a desserré son emprise. Le temps n’est plus où les troupes doivent payer la Confrérie de la Passion* pour avoir le droit de jouer, dans un seul lieu (l’hôtel de Bourgogne) ou sur des tréteaux de foire. Georges Poisson l’explique : « Louis XIII, qui aimait le théâtre et applaudissait Corneille, avait le 16 avril 1641, sur suggestion de Richelieu qui partageait le même goût, levé “l’infamie” pesant sur le métier de comédien et tracé le cadre dans lequel pouvait s’exercer cette activité. “En cas, disait l’édit royal, que les comédiens règlent tellement les actions du théâtre qu’elles soient exemptes d’impuretés, nous voulons que leur exercice, qui peut innocemment divertir nos peuples de diverses occupations mauvaises, ne puisse leur être imputé à blâme, ni préjudice à leur réputation dans le domaine public.” »

Faire du théâtre reste un combat, moral, social, politique et parfois juridique. Mais Molière s’est épanoui en une période demandeuse de théâtre, friande même, du petit peuple jusqu’aux nobles et au roi, et c’est ainsi qu’il a pu développer sa petite entreprise. Car la responsabilité de chef de troupe, qu’il endosse assez vite au gré des années d’itinérance, pèsera sur nombre de ses choix, lui inspirant des propos fameux :

Molière. –  Ah ! les étranges animaux à conduire que des comédiens. […] Et n’ai-je à craindre que le manquement de mémoire ? Ne comptez-vous pour rien l’inquiétude d’un succès qui ne regarde que moi seul ? Et pensez-vous que ce soit une petite affaire, que d’exposer quelque chose de comique devant une assemblée comme celle-ci ? que d’entreprendre de faire rire des personnes qui nous impriment le respect, et ne rient que quand ils veulent ?

Présentée comme râleuse et rebelle dans L’Impromptu de Versailles, la troupe de Molière est une famille fidèle, acquise à la cause et aux combats du maître. En 1660, alors que l’équipe est privée de théâtre – et donc de revenus  – par la destruction de l’hôtel du Petit-Bourbon, et que les meilleurs d’entre eux pourraient guigner une place au Marais ou à l’hôtel de Bourgogne, l’union l’emporte, et La Grange, recrue récente, écrit : « La troupe de Monsieur [le frère du roi est le protecteur de Molière et de ses camarades] demeura stable. Tous les acteurs aimaient le sieur de Molière leur chef qui joignait à un mérite et une capacité extraordinaires une honnêteté et une manière engageante qui les obligea tous à lui protester qu’ils voulaient courir sa fortune et qu’ils ne le quitteraient jamais quelque proposition qu’on leur fît et quelque avantage qu’ils pussent trouver ailleurs. » Ses comédiens, conscients qu’ils sont à l’avant-garde, préfèrent le succès et les polémiques avec lui, plutôt qu’une rente ailleurs.

Extrait du livre de Christophe Barbier, « Le Monde selon Molière », publié aux éditions Tallandier

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