Comment l’Iran tente d’étendre son influence et son hégémonie régionale au Moyen-Orient <!-- --> | Atlantico.fr
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Thierry Coville publie « L’Iran, une puissance en mouvement » aux éditions Eyrolles.
Thierry Coville publie « L’Iran, une puissance en mouvement » aux éditions Eyrolles.
©Adem ALTAN / AFP

Bonnes feuilles

Thierry Coville publie « L’Iran, une puissance en mouvement » aux éditions Eyrolles. Nationalisme fervent, politisation du religieux, modernisation de la société, économie en crise, tensions régionales… La République islamique d'Iran ne cesse d'évoluer et d'étendre son influence au Moyen-Orient. Extrait 1/2.

Thierry Coville

Thierry Coville

Thierry Coville est chercheur à l’IRIS, spécialiste de l’Iran. Il est professeur à Novancia où il enseigne la macroéconomie, l’économie internationale et le risque-pays.
 
Docteur en sciences économiques, il effectue depuis près de 20 ans des recherches sur l’Iran contemporain et a publié de nombreux articles et plusieurs ouvrages sur ce sujet.
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La politique régionale de l’Iran est un sujet qui divise profondément la communauté internationale. En effet, les dirigeants de l’Arabie saoudite, des Émirats arabes unis, d’Israël, des États-Unis et de l’Europe voient l’Iran comme voulant imposer son « hégémonie ». Plus précisément, ils considèrent que l’Iran cherche à unir tous les groupes chiites (ou proches du chiisme) de la région pour la dominer en établissant ainsi un « croissant chiite ». S’interroger sur la validité de ces accusations implique dans un premier temps de « déconstruire » la politique régionale de l’Iran en décrivant précisément ses relations avec son environnement proche. Dans un second temps, on caractérisera cette politique régionale en mettant en avant les différents facteurs qui la déterminent.

UN ENVIRONNEMENT RÉGIONAL INSTABLE

L’Iran évolue dans un contexte régional instable marqué, depuis la révolution, par de nombreux conflits – notamment la guerre Iran-Irak (1980-1988), les deux guerres du golfe Persique, entre une coalition internationale emmenée par les États-Unis et le régime de Saddam Hussein en Irak, les guerres civiles en Syrie depuis 2011 ou en Afghanistan depuis 2003. L’Iran a dû gérer ses relations avec cet environnement proche sur quatre axes. Le premier, un axe « occidental », (Irak, Syrie, Liban et Israël) que l’Iran perçoit comme stratégique et dangereux. Stratégique, puisque la lutte contre Israël est au cœur du projet révolutionnaire et dangereux car un certain nombre de menaces vitales pour l’Iran sont provenues de cette zone. Un deuxième axe, celui des monarchies pétrolières arabes. Cet axe est important puisque l’Arabie saoudite est le grand rival régional de l’Iran. Un troisième axe est celui des pays d’Asie centrale et du Caucase. On s’intéressera plus particulièrement aux relations de l’Iran avec l’Arménie et l’Azerbaïdjan, l’Iran ayant été particulièrement concerné par les deux conflits entre ces deux pays dans le Haut Karabakh. Enfin, un dernier axe, celui du front oriental avec l’Afghanistan et le Pakistan. On insistera particulièrement sur les relations de l’Iran avec l’Afghanistan, du fait notamment des risques induits par la récente arrivée au pouvoir des talibans dans ce pays, en août 2021.

L’axe occidental

Cet axe est vu comme menaçant par l’Iran tout d’abord à cause du conflit avec l’Irak, la stratégie régionale de l’Iran ayant été profondément marquée par la guerre avec ce pays. De nombreux dirigeants iraniens actuels ont développé leur expérience militaire et politique via leur participation à ce conflit au sein des pasdarans. Ils ont notamment pris conscience de l’isolement diplomatique et militaire de l’Iran durant cette période. À la fin de cette guerre, en 1988, la principale menace stratégique pour l’Iran n’est pas Israël ou les États-Unis, mais bien l’Irak de Saddam Hussein. Les dirigeants iraniens vont donc voir la décision des États-Unis d’envahir l’Irak en mars 2003, qui va conduire à la chute de Saddam Hussein, comme une formidable opportunité pour l’Iran de mettre en place un gouvernement allié en Irak. L’Iran va alors soutenir politiquement et financièrement tous les dirigeants des partis politiques chiites opposés à Saddam Hussein –  comme Dawa ou le Conseil suprême pour la Révolution islamique en Irak – réfugiés en Iran depuis 1979, et qui vont rentrer en Irak après la chute de Saddam Hussein. S’appuyant sur un environnement politique, religieux et culturel favorable, les dirigeants iraniens vont développer une stratégie visant à instaurer des « relations spéciales » avec de nombreux membres de l’appareil politique et étatique irakien. Le général Qassem Soleimani et la force Qods (l’unité chargée des opérations extérieures des pasdarans), qu’il dirige, vont jouer un rôle central dans cette stratégie. Le deuxième facteur qui va décupler l’influence de l’Iran en Irak est la fatwa émise par l’ayatollah Ali Sistani en 2014 appelant à la résistance armée face à l’invasion du Nord de l’Irak par l’État islamique. À la suite de cet appel la milice alHashd al Shaabi a été créée. Elle est composée d’une majorité de chiites, de sunnites et de membres de minorités ethniques et religieuses (notamment des yazidis et des chrétiens). Après les combats menés contre l’État islamique, cette milice est devenue une composante importante de l’armée irakienne restructurée. La milice al-Hashd al Shaabi compte près de 160 000 combattants et bénéficie d’une allocation budgétaire de près de 2,2 milliards de dollars de l’État irakien. Cette milice constitue un « État dans l’État » puisque, même si elle fait partie officiellement de l’armée irakienne, de multiples exemples démontrent l’importance de ses liens avec le corps des pasdarans iraniens.

Aujourd’hui, l’influence politique de l’Iran en Irak semble plutôt en phase de repli comme le reflète l’échec aux élections législatives irakiennes de 2021 des partis chiites proches de l’Iran. Cet échec traduit un rejet populaire de l’influence iranienne au sein même des populations chiites, ce qui a conduit à des manifestations de contestation du rôle de l’Iran en Irak en octobre 2019 : de nombreux jeunes critiquent notamment le système économique clientéliste que les milices chiites proches de l’Iran ont mis en place. Cependant, il ne faut pas non plus croire que l’influence de l’Iran sur l’Irak va disparaître. Les liens avec les milices chiites irakiennes restent très forts. Pour l’Iran, il est essentiel de disposer d’un gouvernement « ami » en Irak. De plus, cette influence sur les milices est particulièrement importante pour la stratégie régionale de la République islamique. Les milices chiites irakiennes contrôlent notamment les régions proches de la frontière syrienne, ce qui permet de mettre en place un « corridor stratégique » qui va de l’Iran au Liban, et facilite le transport d’équipements militaires pour le Hezbollah libanais. Par ailleurs, les liens avec les milices chiites en Irak permettent à l’Iran d’obtenir une « profondeur stratégique ». La stratégie de défense iranienne face à un risque d’attaque sur son territoire, notamment de la part des États-Unis ou d’Israël, consiste à menacer de porter le conflit dans tout le Moyen-Orient et notamment en Irak, où sont toujours présentes des bases militaires américaines.

L’Iran est intervenu dès 2011 dans la guerre civile syrienne à la demande du gouvernement de Damas. Cette action a pris la forme d’un envoi de conseillers de la force Qods des pasdarans, ainsi que des militaires. Parallèlement, le Hezbollah libanais a envoyé des unités en Syrie, et l’Iran a financé et organisé l’envoi de milices chiites irakiennes et afghanes dans ce pays. L’intervention iranienne en Syrie résulte, comme en Irak, surtout de la poursuite de plusieurs objectifs stratégiques. Tout d’abord, la guerre civile syrienne risquait d’aboutir à un affaiblissement de l’« axe de résistance » qui aurait profondément transformé l’équilibre des forces dans la région. Parallèlement, la République islamique ne pouvait pas accepter de voir s’installer en Syrie des groupes extrémistes sunnites, comme l’organisation de l’État islamique (EI ou Daech) ou Hayat Tahrir al-Cham (branche locale d’Al-Qaïda), compte tenu de la menace qu’ils constituent pour les alaouites et autres minorités religieuses, en Syrie et dans tout le Moyen-Orient. Depuis 2014, et l’envahissement de l’Irak par l’EI, les dirigeants iraniens ont établi un lien clair entre sécurité nationale et stabilité régionale. Le meilleur moyen d’éviter des attaques de groupes extrémistes sunnites en Iran consiste à les combattre dans la région en Irak ou en Syrie. Ensuite, la Syrie était le seul allié arabe de l’Iran en 1979 et pendant la guerre contre l’Irak (1980-1988). Enfin, les dirigeants iraniens, là aussi, face à un risque d’attaque du territoire iranien, menacent de porter le conflit dans tout le Moyen-Orient, d’où l’importance d’une présence militaire en Syrie. Au total, l’intervention de l’Iran et de la Russie a permis aux forces gouvernementales syriennes de remporter la guerre civile face à ses opposants. Israël a mené des centaines d’attaques contre les milices chiites proches de l’Iran en Syrie mais l’Iran, pour les raisons stratégiques qui viennent d’être évoquées, n’envisage pas que ses forces militaires quittent la Syrie.

Les relations entre l’Iran et le Liban sont marquées par l’histoire du Hezbollah. Les pasdarans ont aidé à la création du Hezbollah, peu après qu’Israël a envahi le Liban en 1982. Puis les relations entre l’Iran et cette organisation ont évolué ces dernières années vers une plus grande interdépendance. Plusieurs facteurs ont conduit à un plus grand équilibre en termes de rapports de forces, comme la résistance du Hezbollah à l’occupation d’une partie du Liban par Israël, qui a finalement conduit au retrait d’Israël en 2000, l’influence grandissante du Hezbollah au sein de la communauté chiite libanaise, sa popularité et sa légitimité grandissantes dans le monde arabe11. Cette tendance s’est accentuée, notamment du fait de la « victoire divine » du Hezbollah dans la guerre de 2006 contre Israël, « victoire divine » puisque l’armée israélienne n’a pas été capable d’atteindre ses deux objectifs :

la libération des deux soldats israéliens initialement capturés par le Hezbollah et la destruction de la branche armée du Hezbollah. Puis, à l’occasion du conflit en Syrie, le Hezbollah a confirmé qu’il était le membre de l’« axe de résistance » le plus efficace sur le plan militaire puisqu’il a été, sur le terrain, un acteur décisif qui a permis d’empêcher la chute du gouvernement de Bachar el-Assad. Le Hezbollah est même devenu ces dernières années l’allié militaire le plus influent de l’Iran sur les différentes scènes régionales dans lesquelles il est impliqué. Le Hezbollah participe directement à la guerre au Yémen entre les Houthis et la coalition emmenée par l’Arabie saoudite et a joué un rôle actif dans la guerre contre l’État islamique en Irak de 2014 à 2019. L’organisation chiite libanaise est donc très clairement l’acteur clé de la stratégie de « profondeur stratégique » de l’Iran.

Au moment de la révolution, les relations avec Israël ont été marquées par un « renversement stratégique » total. Alors qu’Israël avait de bonnes relations avec le régime des Pahlavi, la République islamique va en partie baser sa politique étrangère sur une opposition totale à ce pays. S’opposer à Israël permettait notamment à la jeune République de prendre le leadership du monde musulman face à l’échec des pays sunnites à donner un État aux Palestiniens. Cette lutte de l’Iran contre Israël, à travers notamment la constitution de l’« axe de résistance », est une réalité et le Hezbollah, qui disposerait de milliers de missiles fournis par l’Iran, est l’acteur clé de cet affrontement. Ce conflit explique notamment les raisons pour lesquelles il est si important stratégiquement pour l’Iran d’être présent dans le Sud de la Syrie à la frontière israélienne. L’Iran cherche plutôt à faire évoluer favorablement son rapport de forces avec Israël sans risquer un conflit ouvert qui, notamment du fait du soutien américain, tournerait en sa défaveur.

Parmi les pays voisins de l’Iran sur son front occidental, la Turquie occupe une place à part depuis la révolution. Ce pays n’est pas vu comme un ennemi par la République islamique. Ces deux pays musulmans ont de profonds liens culturels – les azéris turcophones constituent la plus importante minorité ethnique en Iran  – et historiques – ce sont les deux plus vieux États de la région. De plus, ces deux pays, accueillant chacun une minorité kurde, sont tous les deux opposés à la création d’un État kurde. En outre, la Turquie a joué un rôle important dans la stratégie iranienne de contournement des sanctions puisqu’en 2020 le commerce entre les deux pays a atteint plus de 6 milliards de dollars. Cependant, ces deux « frères ennemis » sont également en concurrence en termes d’influence au Moyen-Orient, dans le Caucase et en Asie centrale. Les dirigeants iraniens sont notamment opposés aux différentes interventions militaires turques en Syrie qui vont à l’encontre de l’objectif iranien du rétablissement de l’autorité du gouvernement syrien sur l’ensemble de son territoire. Par ailleurs, l’Iran était également en désaccord avec le soutien militaire de la Turquie à l’Azerbaïdjan, à travers l’envoi de milices pro-turques en provenance de la Syrie, dans la guerre contre l’Arménie du Nagorny-Karabakh de la fin 2021.

Extrait du livre de Thierry Coville, « L’Iran, une puissance en mouvement », publié aux éditions Eyrolles

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