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Comment l’élite inquiétée par la justice tombe dans le populisme anti-magistrats pour delégitimer l’institution
©Sameer Al-Doumy / AFP

Bonnes feuilles

Philippe Bilger publie "Le mur des cons" aux éditions Albin Michel. Ce fut ce qu'on a appelé le "mur de la honte". Cette politisation de certains magistrats a ouvert une faille, un espace dans lequel le monde politique s'est engouffré pour délégitimer l'oeuvre de la justice. Le préjudice est irréparable. Il est urgent de nommer les dérives pour y mettre fin. Extrait 2/2.

Philippe Bilger

Philippe Bilger

Philippe Bilger est président de l'Institut de la parole. Il a exercé pendant plus de vingt ans la fonction d'avocat général à la Cour d'assises de Paris, et est aujourd'hui magistrat honoraire. Il a été amené à requérir dans des grandes affaires qui ont défrayé la chronique judiciaire et politique (Le Pen, Duverger-Pétain, René Bousquet, Bob Denard, le gang des Barbares, Hélène Castel, etc.), mais aussi dans les grands scandales financiers des années 1990 (affaire Carrefour du développement, Pasqua). Il est l'auteur de La France en miettes (éditions Fayard), Ordre et Désordre (éditions Le Passeur, 2015). En 2017, il a publié La parole, rien qu'elle et Moi, Emmanuel Macron, je me dis que..., tous les deux aux Editions Le Cerf.

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Les choses ont changé sous le mandat de Nicolas Sarkozy et elles ont dérivé vers un antagonisme agressif nourri de suspicions mutuelles. Chaque provocation d’un camp appelant en retour une réponse plus violente de l’autre, comme les épisodes des « petits pois » et du « mur des cons » – éloignés dans le temps mais reliés par un fil logique de l’attaque à la riposte – l’ont illustré avec la plus grande netteté. 

Cette gradation de la brutalité et de l’irresponsabilité a atteint un sommet avec la dénonciation furieuse de pratiques judiciaires, la mise en cause insultante de certains juges comme les diatribes d’Henri Guaino contre le juge Jean-Michel Gentil puisqu’il était acquis, pour cet homme dont la nuance n’était pas le fort, que ce magistrat ne pouvait qu’être partial et injuste et que, pire, il déshonorait la France. 

Je ne connaissais pas Jean-Michel Gentil et les critiques contre lui auraient été admissibles pour peu qu’elles sachent distinguer ce qui relevait de l’administration de la justice d’un côté et des salissures personnelles, des outrances injurieuses de l’autre. Mais, comme il ne s’agissait que de défendre la « peau » judiciaire de Nicolas Sarkozy, on devine bien de quel côté penchait la balance. 

Cette effervescence à la fois politique et judiciaire, qui laissait le ministère de la Justice trop indifférent, a, en effet, été surtout liée aux procédures qui de près ou de loin concernaient Nicolas Sarkozy, pour des soupçons attachés à des agissements lors de son mandat présidentiel ou après celui-ci. Qu’on songe à l’affaire Bygmalion, à la Libye ou encore à Paul Bismuth. Il était presque comique de voir ses soutiens et ses affidés, craignant qu’une perverse contagion rejaillisse sur eux, s’acharner à ressasser la présomption d’innocence dont il devait bénéficier alors que, surabondamment exploitée, elle finissait par s’user. 

Un autre angle d’attaque consistait à s’en prendre vigoureusement, voire violemment, à la magistrature évidemment coupable de politisation comme si ceux qui l’accablaient étaient eux-mêmes neutres. Certains de ses membres étaient stigmatisés comme s’ils avaient inventé les infractions dont ils avaient été saisis. Politiques, avocats et médias ne se sont pas ménagés dans cette « chasse au magistrat » à sens unique puisqu’aucune réplique n’était possible et que le terrain était libre et grand ouvert pour les partisans approximatifs de tous poils. 

Malheureusement, cette détestation avait trouvé, avec le désastreux « mur des cons », une justification qui ne cesse pas de produire ses effets. À cause de cette ignominie, quelque chose s’est définitivement brisé entre les citoyens et leur justice et l’hostilité anti-juges a naturellement battu son plein, sans aucune modération, dans ce registre tellement pratique. 

À un certain moment, Nicolas Sarkozy lui-même et son avocat remarquable et dévoué, Thierry Herzog, ont décidé d’abandonner cette argumentation qui à force de prendre les magistrats pour cibles finissait par être contre-productive. Et on a vu l’ancien président de la République s’en tenir aux voies de recours sans ajouter une hostilité institutionnelle qui s’accordait mal à une personnalité de son calibre. Quand une innocence paraît-il éclatante se sent contrainte de vitupérer en permanence les magistrats concernés, on peut légitimement en douter. 

L’ancien président, par le sentiment d’impunité qu’il avait installé dans les têtes et les sensibilités et diffusé chez ses proches, me semblait plus coupable que ses serviteurs et ses collaborateurs qui en avaient profité. On ne pouvait pas manquer d’être frappé par ces destinées honnêtes, honorables, exemplaires, qui au fil du temps, à cause d’une toute-puissance assurée de l’immunité et d’un soutien constant, se sont dégradées, découvrant les charmes de l’illicite, empruntant les chemins du sulfureux et vivant la volupté trouble d’un lien exclusif et inconditionnel avec lui. Qu’on songe notamment à Claude Guéant, aux époux Balkany, à Patrick Buisson ou, sur un autre plan, à Philippe Courroye et aux liens troubles qui ont été entretenus, par tel ou tel, avec des personnalités aussi discutées et omniprésentes que, par exemple, celle d’Alexandre Djouhri !

Ce climat qui avait relégué l’état de droit – à proportion de son invocation formelle – dans un coin de la démocratie était d’autant plus néfaste à la République qu’il mêlait une suspicion estimée plausible et vraisemblable à des procédures effectives dont l’instruction était malaisée à cause de l’éloignement dans le temps et la déperdition des preuves. 

On pouvait comprendre alors cette tentation d’une certaine magistrature non pas de battre en brèche les limites et les garanties procédurales, mais de les pousser jusqu’à des extrémités discutables au nom d’une vérité qu’on savait certaine mais qu’on aurait du mal à prouver. Entre le justicier et le juge, il n’y a parfois que l’épaisseur d’une conviction si proche que le premier fait tout pour s’en emparer au nom d’une conception absolutiste de la justice quand le second accepte de jeter l’éponge, à son grand dam, au nom du droit ! 

Cette atmosphère qui laissait trop souvent sans soutien des juges vaillants, courageux et obsédés par la recherche de ce qui se dissimulait derrière les apparences, face à des intellectuels et des citoyens hostiles était en effet aggravée par ce qu’on pourrait qualifier de double populisme. Celui du peuple qui éprouvait un malaise, une crainte à cause d’une distance entre lui et les magistrats et du peu de considération qu’il percevait chez eux pour ses attentes, ses doléances et son rêve d’une justice équitable, fuyant le « deux poids deux mesures ». Dans l’interminable agitation parfois stimulante des Gilets jaunes, cette revendication a été mise en évidence non seulement pour dénoncer la répression trop vigoureuse dont certains ont été l’objet mais, plus globalement, pour révéler cette préoccupation démocratique d’une justice donnant encore trop l’impression d’une inégalité entre les puissants et les modestes. 

Pour juger cette accusation infondée – on est sorti de la justice de classe  –, on ne pouvait pas faire comme si l’opinion publique n’y croyait pas encore ; tellement persuadée que les riches et les pauvres, les privilégiés et les démunis n’étaient pas appréhendés judiciairement de la même manière que le découragement pouvait vous saisir face à l’impossibilité de la faire revenir sur ce préjugé ! 

L’autre populisme était plus subtil mais beaucoup plus pervers. Parce qu’on lui donnait plus d’écho et qu’il émanait de l’élite, il avait du prestige dans la conviction et l’influence. Je fais référence par exemple à Alain Finkielkraut et à Éric Zemmour qui sans se lasser, à chaque fois qu’ils en ont l’occasion et l’actualité ne les dissuade pas de poursuivre sur cette pente, pourfendent l’institution judiciaire et les juges en usant de leur prestige pour soutenir une cause douteuse et sommaire. Ou à Denis Tillinac qui, au sujet du procès Tapie, ne peut pas s’empêcher d’écrire : « La justice qui tranchera m’inspire trop de scepticisme. » 

C’est d’autant plus négatif et agaçant qu’ils plaquent leurs pétitions de principe sur une réalité judiciaire qu’ils connaissent mal et qui a beaucoup changé. Ce populisme d’une certaine élite qui par ailleurs ne succombe jamais au politiquement et au socialement corrects est dévastateur car il favorise un mouvement à la fois injuste et stérile. Comme il vaudrait mieux, pour ces critiques dont on pourrait attendre une réflexion plus fine, moins médiocrement consensuelle, proposer des pistes de progrès au lieu d’enfoncer encore davantage une institution dans un pessimisme sans espoir !

Loin de moi l’idée de tresser des couronnes à un service public qui déçoit encore trop, pas seulement à cause d’un manque de moyens mais par son inaptitude à mettre au premier rang de ses priorités le  service du public. Mais il ne faut pas exagérer et je déplore que ces personnalités n’aient pas usé de leur incontestable intelligence pour faire sortir le débat judiciaire de la démagogie et de la caricature. Il n’est peut-être pas trop tard ?

Extrait du live de Philippe Bilger, "Le mur des cons le vrai pouvoir des juges", publié aux éditions Albin Michel 

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