Orientation des élèves en fin de troisième : comment l’Education nationale échoue dans sa mission de correction des inégalités sociales<!-- --> | Atlantico.fr
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L'orientation de l'Education nationale est inégalitaire.
L'orientation de l'Education nationale est inégalitaire.
©Flickr

Déterminisme

D'après une note de synthèse du ministère de l’Éducation nationale, plus de 80% des enfants d’enseignants, de cadres ou dont les parents exercent une profession libérale sont orientés vers les filières générales et technologiques. Ce pourcentage passe nettement sous la barre des 50% pour les enfants d'ouvriers et d'employés.

Jean-Louis  Auduc

Jean-Louis Auduc

Jean-Louis AUDUC est agrégé d'histoire. Il a enseigné en collège et en lycée. Depuis 1992, il est directeur-adjoint de l'IUFM de Créteil, où il a mis en place des formations sur les relations parents-enseignants à partir de 1999. En 2001-2002, il a été chargé de mission sur les problèmes de violence scolaire auprès du ministre délégué à l'Enseignement professionnel. Il a publié de nombreux ouvrages et articles sur le fonctionnement du système éducatif, la violence à l'école, la citoyenneté et la laïcité.

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Atlantico : Une note de synthèse du ministère de l’Éducation nationale portant sur les orientations en fin de troisième (voir ici) témoigne d'une persistance de la sélection sociale à l’Éducation Nationale. Alors que plus de 80% des enfants d’enseignants, de cadres ou dont les parents exercent une profession libérale sont orientés vers les filières générales et technologiques, ce pourcentage passe nettement sous la barre des 50% pour les enfants d'ouvriers et d'employés. Comment expliquez-vous ce décalage persistant ? L'école censée réduire les inégalités reste-t-elle un puissant vecteur de sélection sociale ?

Jean-Louis Auduc :  Les inégalités sociales sont loin d’avoir disparu dans le système éducatif français. En 2012, un enfant de cadre obtient plus souvent le baccalauréat qu’un enfant d’employé ou d’ouvrier : 85 % contre 57 % pour la dernière génération.

Il y a donc un combat pour la démocratisation à mener. Mais, songeons qu’en 1970, pour 60% des enfants d’enseignants et de cadres supérieurs qui atteignaient l’enseignement supérieur, il n’y avait que 12% des enfants d’ouvriers et d’employés. Un écart de 1 à 5 !!! Ne rêvons donc pas ! Le système scolaire français reste très ségrégatif socialement comme il l’a hélas toujours été….

Ce qui est extrêmement significatif, c’est la répartition entre les filières. Si 76% des lauréats enfants de cadres obtiennent un baccalauréat général, 14 % un baccalauréat technologique et seulement 10% un baccalauréat professionnel, la répartition est de respectivement 31 %, 23 % et 46 % pour les enfants d’ouvriers. Il y a donc dans l’orientation en fin de classe de troisième et en fin de seconde une véritable fonction de tri social qui pose question.

Notre système éducatif comme notre enseignement supérieur restent prisonniers d’une sur-valorisation de l’abstrait sur le concret fortement portée par les "élites" de notre société. La légère démocratisation de notre système éducatif est d’ailleurs due pour l’essentiel au développement des filières professionnelles et technologiques qui s’y l’on regarde le baccalauréat 2013 par rapport au baccalauréat 1990 ont augmenté de 20% par rapport à la classe d’âge concernée alors que les filières générales ont augmenté de moins de 10% par rapport à la classe d’âge concernée.

Il en est de même dans l’enseignement supérieur où l’accroissement du pourcentage de jeunes diplômés du supérieur se fait beaucoup plus par le biais des licences professionnelles, y compris en alternance, que par le biais des licences générales. 

De plus le système est hyper-complexe et souvent très difficile à comprendre. C’est un vrai délit d’initié ! Il faut rendre le système éducatif français plus transparent. Quand la France aura-t-elle, comme les pays voisins, des émissions grand public consacrées au système scolaire, comme celles consacrées à la santé, à la cuisine, à la décoration, etc….. On pourrait y voir traités des sujets comme : Quelle langue vivante choisir ? Où en est l’apprentissage et l’alternance ? Quels débouchés pour telles ou telles filières ? Pourquoi changer ce programme ? etc, etc…

Le tri social est donc aussi généré par un manque criant d’information des familles, qui peut conduire au découragement des parents comme des enfants. Qu’on songe au sigle abscons présentés aux familles pour l’orientation dans les filières technologiques : STI2D, STD2A, ST2S,…..Qui peut s’y retrouver ?

Souhait d’une orientation en seconde générale et technologique selon la profession de la personne de référence de la famille et les notes obtenues au diplôme national du brevet (DNB)

(Source : Education nationale)
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Note de lecture : 91 % des enfants de cadres, enseignants, chefs d’entreprises et professions libérales, entrés en sixième en 2007, obtenant une moyenne comprise entre 10 et 12 au contrôle continu du DNB demandent une orientation en seconde générale et technologique. Les enfants d’ouvriers non qualifiés aux résultats scolaires équivalents ne sont que 59 % à formuler le même vœu.

Le pourcentage d'enfants d'ouvriers dans les grandes écoles est également inférieur à celui des années 1970. Comment en est-on arrivé là ? Pourquoi l'école n'arrive plus à jouer son rôle d'ascenseur social ? Quels sont les contraintes et les handicaps qui pèsent sur cette dernière ?

L’école a-t-elle jamais joué un rôle d’ascenseur social à elle toute seule ou ce rôle a-t-il été possible grâce la création de nombreux emplois dans les années 1960-1970 liés à des qualifications que seule pouvait délivrer l’école…

Au-delà de cette question, il est clair que l’élargissement du nombre de bacheliers a conduit certaines grandes écoles a accentué dans leur recrutement l’exigence de codes sociaux, notamment culturels, que ne délivrait pas l’école, mais seuls certains milieux sociaux….. Il ne s’agit pas de rejeter l’intérêt de ces codes ou comme disent les sociologues ces "habitus" culturels, mais de se poser la question : "Comment l’école peut-elle faire pour qu’un certain nombre de repères, d’habitudes culturels soient le fait du plus grand nombre et pas d’une minorité ?". Il y a là un vrai enjeu non traité dans les programmes scolaires et peu évoqué dans le débat actuel sur la refonte des rythmes scolaires. 

Il faudrait aussi se poser la question : "Comment le numérique, Internet, peut-il élargir l’accès du plus grand nombre aux codes culturels indispensables ?". 

L'égalitarisme est-il finalement un obstacle à l'égalité réelle. Dans ces conditions faut-il relancer le débat sur le collège unique ?

Le collège a-t-il jamais été unique. Jusque dans les années 1990, 40% des élèves, et c’était là les enfants des catégories sociales les plus défavorisées quittaient le collège en fin de classe de cinquième… Collège unique ne veut pas dire pour moi uniforme. Je pense qu’il y a un vrai enjeu à prendre en compte pour une scolarité réussie la personne de l’élève et notamment d’avoir une approche pédagogique différenciée selon les situations .

Tous les appels à lutter contre l’échec scolaire sont sympathiques, mais en globalisant sans distinguer qui sont "les 150 000 élèves sortant sans diplôme" ou "les 15% d’élèves ne maîtrisant pas les fondamentaux de la lecture", il passe à côté d’une véritable analyse de la réalité de l’échec scolaire en France. Toutes les statistiques montrent que les filles durant leur scolarité lisent plus vite et mieux que les garçons, redoublent beaucoup moins qu’eux à tous les niveaux du système éducatif, échouent moins dans l’obtention de qualifications, ont plus de mentions à tous les examens et diplômes, du second degré comme du supérieur. A 14 ans, les filles sont pour plus des deux-tiers en troisième contre la moitié des garçons qui, à cet âge, sont environ un tiers à être encore en quatrième contre un quart des filles. Au total  pour l’accès d'une classe d’âge au niveau Bac, on a  64% des garçons et  76% des filles. Pour la réussite au baccalauréat :  57% des garçons, 71% des filles. Pour l’obtention d’un diplôme du supérieur (Bac+2 et plus) : 37%  des garçons,  50,2% des filles. Pour l’obtention d’une licence : 21% des garçons, 32% des filles.

L’analyse de l’enquête internationale Programm for international student assessment (PISA) publiée en décembre 2010 a montré l’existence pour la France "d’une triple fracture, sociale, ethnique et sexuée". "En France, dans PISA 2009, les filles possèdent 40 points d’avance sur les garçons, contre 29 en 2000. Les résultats des garçons en lecture passent de 490 points en 2000 à 475 points en 2009, quand les résultats des filles s’est maintenu de 519 points en 2000 à 515 points en 2009." Les difficultés dans le domaine de la lecture et de l’écriture sont avant tout  ressenties par les garçons comme l’indiquait le rapport du Conseil économique environnemental et social (CESE) de septembre 2011 :

"Les principaux indicateurs de la scolarité rendent compte du meilleur comportement scolaire et de la plus grande réussite des filles jusqu’à un stade avancé de leurs études. Ce qui est préoccupant dans le cas de la France est que le différentiel de performance filles-garçons se soit creusé ( +11 points ) depuis 2000 un peu plus fortement que la moyenne de ses partenaires. La représentation par genre des niveaux les plus faibles dans les enquêtes PISA est particulièrement éloquente. Elle montre la concentration de la difficulté scolaire sur les garçons. En France, 26% des garçons (plus d’un garçon sur quatre !) et 14% des filles (moins d’un fille sur sept) n’atteignaient pas, en 2009, le niveau de compétence 2 en lecture, considéré comme un minimum à atteindre pour réussir son parcours personnel….."  

L’écart filles-garçons s’accentue fortement pendant le collège. Alors qu’en français en CM2, l’écart filles –garçons était de 6,7 points, il fait plus que doubler en troisième avec 14,3 points. La différence filles-garçons concernant le décrochage scolaire s’est accentuée ces dernières années. Il était de 5 points dans les années 1990 et ils passent à 9 points en 2010. On peut dire qu’actuellement, il y a deux garçons en décrochage scolaire pour une fille.
Comme l’a également montré le rapport du CESE, parmi les élèves dits "résilients", la part des filles est beaucoup plus importante que les garçons :

"Parmi les élèves en échec scolaire issus des milieux défavorisés, les filles sont en moindre proportion que les garçons : 3,6% pour les unes et 6,9% pour les autres. A l’inverse elles sont deux fois plus nombreuses parmi les élèves "résilients", c’est-à-dire ceux qui bien qu’issus de milieux défavorisés, obtiennent d’excellents résultats scolaires. 10,1% des filles et seulement 5,1% des garçons sont dans ce cas."

Le défaut français d’enseigner pareillement à tous les élèves sans prendre en compte leurs spécificités, leurs rythmes, apparaît comme responsable d’un échec scolaire précoce, dès la maternelle, des garçons face à des filles plus matures dans certains domaines. Prendre conscience de l’échec scolaire masculin précoce, notamment dans les  milieux défavorisés est un véritable enjeu de société. Le rapport EURYDICE Différences entre les genres en matière de réussite scolaire : Etude sur les mesures prises et la situation actuelle en Europe publié par la Commission européenne en juin 2010 a l’immense intérêt de mettre une nouvelle fois l’accent sur le fait que mettre des filles et des garçons ensemble ne suffit pas à gérer l’égalité, mais qu’il faut gérer réellement la mixité pour obtenir la réussite de tous. Ce rapport essaie de sortir du débat piégé : classe ou école non mixte ; classe mixte en mettant bien en avant les expériences où dans une classe mixte, il y a des moments séparés non mixtes pour mieux favoriser les apprentissages et  la réussite de tous. "Certaines écoles primaires (en Ecosse et dans les pays nordiques) séparent les filles des garçons pendant de courtes périodes durant la journée, sans organiser de classes non mixtes fixes. L’idée est d’offrir plus d’espace à la fois aux garçons et aux filles". 

Face à ce constat de semi-échec de l'école laïque et publique, de plus en plus de parents se tournent vers des établissements privés. Assiste-t-on à la mise en place d'un système à deux, voire plusieurs vitesses ?

S’il y a certaines villes, certaines régions où se mène une concurrence public-privé, cette concurrence, et je pense à la région parisienne notamment, se mène aussi entre établissements publics…D’ailleurs la part du privé par rapport au public ne varie pas depuis 25 ans…. Cette concurrence est d’ailleurs plus souvent basée sur les rumeurs que sur les faits. De ce point de vue là, une meilleure transparence des établissements scolaires serait un bon indicateur. Je souhaite qu’au lieu de nous présenter des palmarès souvent hasardeux, toutes les écoles primaires puissent nous dire 10 ans après ce que sont devenus leurs élèves, que les collèges puissent nous dire 10 ans après les diplômes obtenus par leurs élèves, que les lycées en fassent de même. Cela passe par la construction dans tous les établissements scolaires d’un réseau d’anciens élèves qui pourraient régulièrement témoigner devant ceux qui fréquentent à leur tour les mêmes bancs . Cela aurait un vrai impact sur les familles.

Est-ce tout simplement la fin de la méritocratie républicaine ?

Le rôle d’un système éducatif c’est de permettre à chaque jeune, chaque femme, chaque homme de développer au maximum ses potentialités, qu’ils se sentent fiers de ce qu’il fait, qu’il espère dans l’avenir, autant de finalités auxquelles répond très mal notre système éducatif qui en reste à une pratique de distillation continue basée sur un tri avant tout social tout au long du cursus scolaire.

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