Combats contre les paradis fiscaux : cette brèche dans le secret bancaire que l’OCDE a réussi à ouvrir dans les années 2000 <!-- --> | Atlantico.fr
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Des militants d'Oxfam se mettent en scène pour dénoncer les paradis fiscaux, le 5 décembre 2017, près des institutions européennes à Bruxelles.
Des militants d'Oxfam se mettent en scène pour dénoncer les paradis fiscaux, le 5 décembre 2017, près des institutions européennes à Bruxelles.
©EMMANUEL DUNAND / AFP

Bonnes feuilles

Pascal Saint-Amans publie « Paradis fiscaux Comment on a changé le cours de l'histoire » aux éditions du Seuil. Avec la libéralisation économique des années 1980, les paradis fiscaux se sont placés au cœur du réacteur de la globalisation. Secret bancaire, trusts et évasion fiscale des multinationales ont coûté des centaines de milliards aux Etats et ont contribué à l’envolée des inégalités. Avec la crise financière de 2008, les gouvernements ont été contraints de réagir. Extrait 1/2.

Pascal Saint-Amans

Pascal Saint-Amans

Pascal Saint-Amans a été l’architecte de la réforme de la fiscalité internationale au cours des 15 dernières années en tant que Directeur fiscal de l’OCDE. Ancien élève de l’ENA, il est aujourd’hui Professeur de politique fiscale à l’université de Lausanne.

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J'aurais pu ne pas être le protagoniste de toute cette histoire, de ces quinze ans de combats contre les paradis fiscaux. J'ai rejoint l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) le 27 octobre 2007. C'est une organisation internationale, créée au lendemain de la Seconde Guerre mondiale pour répartir les fonds du Plan Marshall de reconstruction de l'Europe de l'Ouest fournis par les États-Unis. Transformée depuis longtemps essentiellement en centre d'analyse économique, elle regroupe des fonctionnaires des pays membres, une grosse trentaine de pays riches.

Dix ans auparavant, récemment nommé chargé de mission du sous-directeur de la fiscalité internationale à la direction de la législation fiscale du ministère des Finances, j'avais fait ma visite de courtoisie à Jeffrey Owens, le directeur de l'activité fiscale de l'OCDE, bientôt érigée en Centre de politique et d'administration fiscales. « Ne jamais finir dans cet endroit » avait été mon cri du coeur de jeune fonctionnaire (on n'ose plus dire énarque) en sortant de mon entretien ! Mon premier contact avec des travaux techniques aussi obscurs que les couloirs de l'annexe au Château de la Muette où se trouvait le centre ne donnait pas franchement envie.

Le château lui-même, construit pour la famille Rothschild dans un beau parc à la porte de la Muette au début du xxe siècle, était alors vieillissant, un peu sombre, avec quelques salles de réunion à la décoration très datée années 1960. Bref, l'OCDE, à la fin des années 1990, est une belle endormie, qui a perdu de son influence après avoir échoué à conclure en 1998 un Accord multilatéral sur l'investissement (AMI) après que Bill Clinton et Lionel Jospin eurent finalement décidé qu'il donnait trop de poids aux multinationales dans leurs décisions d'investissements internationaux au détriment des États. C'est d'ailleurs plutôt une « moche endormie » (pardon pour le sexisme de l'expression) avant l'arrivée d'un secrétaire général énergique et chaleureux, le Mexicain Angel Gurria.

En 2007, l'OCDE végète mais ma carrière à Bercy n'est guère plus prometteuse. Grâce à la magie de la gestion des ressources humaines de l'État, moi qui adore l'international, j'ai été promu... sous-directeur en charge du contentieux, où une pile de dossiers à la gauche du grand bureau directoire le matin doit être traitée et passée à droite, le soir. De toute façon, les perspectives sont limitées, au temps du sarkozysme, pour un fonctionnaire de gauche (qui plus est battu local avec le parti socialiste à Commentry, dans l'Allier).

Je rejoins donc néanmoins le Centre de politique et d'administration fiscales et Jeffrey, pour être en charge de la « division de la concurrence fiscale » établie quelques années plus tôt pour lutter contre les paradis fiscaux. En 1996, le G7, sous l'impulsion du président Clinton, a en effet mandaté l'OCDE pour lutter contre la course au moins disant fiscal. Après un rapport (« Conçurrence fiscale dommageable. Un problème mondial ») en 1998, un peu de progrès est fait avec l'adoption de critères pour définir les paradis fiscaux et l'élaboration d'une norme d'échange de renseignements fiscaux entre administrations pour limiter le secret bancaire. L'OCDE publie alors une liste de 38 « paradis fiscaux » (aucun des membres de l'organisation ne figurait sur cette liste noire) qui ne contribuent pas à ces échanges.

Assez vite cependant, les travaux s'enrayent du fait de l'arrivée au pouvoir en 2001 de George W. Bush comme 43' président des États-Unis. Pour les républicains américains, la concurrence fiscale est vue positivement comme un moyen de limiter les recettes publiques et donc le rôle de l'État. Big government est souvent associé, de l'autre côté de l'Atlantique, à un risque de dérive « socialiste », ce qui veut dire « communiste » en américain. Le problème, pour les think tanks républicains comme la Tax Fondation, ce ne sont pas les paradis fiscaux mais les enfers fiscaux ! Une officine à Washington, le Centre pour la liberté et la prospérité, s'est même spécialisée dans l'attaque de l'OCDE, dépeinte comme une organisation visant à priver les Américains de leurs libertés en raison de l'action de fonctionnaires internationaux illégitimes, défiscalisés (c'est hélas vrai) mais amoureux des impôts pour les autres

Il y avait toutefois un petit espoir que les démocrates reviennent aux affaires en 2009, même si personne n'avait encore identifié le jeune sénateur Obama comme probable vainqueur de la prochaine présidentielle américaine, lui qui avait signé avec deux autres sénateurs démocrates, Cari Levin et Norm Coleman, un projet de loi pour arrêter les paradis fiscaux (Stop Tax Haven Abuse Act).

1. Tristes tropiques

7 Mile Beach, Grand Cayman — 13 février 2008

Mon premier travail consiste à aller rendre visite aux paradis fiscaux. Autant se plonger tout de suite dans le bain. J'enchaîne les Bahamas, puis les Caïmans. Températures élevées en ce mois de février 2008, mais accueil glacial.

Depuis 2000, la relation entre l'OCDE et les juridictions' des Caraïbes est exécrable et c'est précisément en raison de ces tensions que je me dois, dans ces premiers mois en fonction, d'aller voir les autorités sur place. Les conversations difficiles ne sont pas agréables mais ne doivent jamais être évitées. Pourquoi ces tensions ? À la suite de ses travaux sur la concurrence fiscale et les pratiques fiscales dommageables, l'OCDE a listé les pays et juridictions répondant à quatre critères (aucune fiscalité, un régime fiscal opaque, pas d'échange de renseignements et pas d'activité économique réelle sur le territoire). La liste compte 38 juridictions, dont 18 dans les Caraïbes et en Amérique centrale, mais ne comprend aucun pays de l'OCDE. Elle a été établie sans consulter les pays concernés, jugés en quelque sorte par contumace. Face à la levée de boucliers, aux accusations de colonialisme, mais aussi en raison du retrait du soutien des États-Unis, à la suite de l'élection de Georges W. Bush, l'OCDE a un peu lâché l'affaire.

Une nouvelle liste est établie en 2002, qui ne comprend plus que les juridictions n'ayant pas pris l'engagement d'appliquer les normes minimales d'échange d'informations fiscales développées par l'OCDE. Or, sur la simple déclaration que ce sera bientôt fait, il est possible de sortir de la liste et c'est sans surprise que le nouveau décompte publié le 18 avril 2002 ne compte plus que 7 juridictions.

Pour calmer le jeu, mais aussi pour garder en vie le projet d'une surveillance des pratiques fiscales, Jeffrey Owens, alors directeur du Centre de politique fiscale, a alors proposé l'établissement d'un Forum mondial qui se réunit une fois par an jusqu'en 2005 et produit un rapport annuel sur l'état de la transparence fiscale dans le monde. 11 couvre près de 100 pays, ceux qui ont été listés, les pays de l'OCDE et quelques invités comme Singapour et Hong Kong. Ce rapport est une compilation des lois et règlements relatifs à la transparence fiscale dans les juridictions membres. Il est long, obscur et il est impossible, à sa lecture, de savoir ce qu'il en est vraiment dans chaque territoire. C'est d'ailleurs une condition implicite que les pays ont posée pour accepter sa publication ! Les travaux sont conduits au niveau technique et ceux qui donnent le plus de la voix sont alors ceux qui ont le plus à perdre, tandis que les délégués des pays qui ont le plus intérêt aux progrès ont en quelque sorte renoncé.

Jeffrey Owens a compris qu'il fallait maintenir le projet en respiration artificielle jusqu'à ce que de meilleurs jours adviennent. Un autre prix à payer pour cela est la création d'un sous-groupe sur « les règles du jeu équitable » ; il réunit les délégués de huit « paradis fiscaux » et de huit pays membres de l'OCDE. Le véritable nom de ce sous-groupe est « Level Playing Field », littéralement « niveler le terrain de jeu », faire en sorte que tout le monde obéisse aux mêmes règles (une expression intraduisible en français). Ce groupe est une demande des juridictions listées comme paradis fiscaux qui réclament, à juste titre, que la pression soit exercée sur tous les pays simultanément, à défaut de quoi ceux qui bougeraient seraient pénalisés au profit de ceux qui ne bougent pas. Sont clairement visés les pays de l'OCDE à secret bancaire, l'Autriche, la Belgique, mais surtout le Luxembourg et la Suisse.

C'est cette rengaine du level playing field qui m'a été réservée aux Bahamas et que j'entendrai à nouveau aux Îles Caïmans. Rowena Bethel, la déléguée bahamienne, en charge des questions de transparence et des relations avec l'OCDE au ministère des Finances, est une femme charismatique, têtue mais honnête : les Bahamas ne bougeront que lorsque la Suisse bougera, et les États-Unis aussi d'ailleurs. À quelques encablures de l'archipel Keys de Floride et à moins d'une heure de vol de Miami, Nassau, la capitale des Bahamas, est bien sûr sensible au fait que les États-Unis, qui sont les seuls à avoir obtenu des accords d'échange de renseignements avec tous les pays, sont eux-mêmes opaques. Il est possible dans quelques États, notamment le Delaware, d'enregistrer des sociétés « offshore ». Si le propriétaire d'une société personnelle à responsabilité limitée n'est pas de nationalité américaine et n'a pas d'activité aux États-Unis, il n'est pas même besoin d'indiquer qui est le bénéficiaire légal de la société ! Seul le nom de l'avocat ayant enregistré la société, l'« homme de paille » diraient certains, peut être accessible aux autorités.

Rowena est pleine de bonne volonté, elle qui me confiera des années plus tard avoir commencé sa carrière au ministère des Finances, après une expérience d'avocate, à une époque où elle devait expliquer à ses autorités politiques que laisser des narcotrafiquants, sur le tarmac de l'aéroport, échanger des valises remplies de dollars, au vu et au su de tous, n'était pas accepable. L'échange avec le ministre des Finances et la gouverneure de la banque centrale est glacial. Je ne peux m'empêcher de noter que le ministère des Finances partage un immeuble avec la Scotiabank, une banque canadienne très active dans l'offshore. Le symbole est parfait : la banque occupe les bureaux en façade, tandis que le ministère est à l'arrière du bâtiment !

C'est la British Airways qui prolonge le vol entre Londres et Nassau jusqu'à Georgetown, sur l'île de Grand Cayman. Elle y déverse plusieurs fois par semaine une cargaison de touristes, mélangés avec quelques avocats et financiers en provenance directe de la City. Malgré son nom, l'île est petite : un aéroport minuscule, d'où l'on peut apercevoir des lézards géants déambuler, un tas d'ordures non traitées, qui en font le point culminant quoique non visible, et une plage immense de sable immaculé et d'eau turquoise, bordée d'hôtels luxueux et de blocs de béton où les appartements avec vue sur la mer, et les pieds de plus en plus dans l'eau avec le réchauffement climatique, s'arrachent à prix d'or. Comme aux Bahamas, tout y est extrêmement cher non seulement à cause des coûts d'acheminement des marchandises, mais surtout des droits de douane et de la fiscalité élevée sur la consommation, nécessaires pour compenser l'absence de fiscalité directe sur le revenu des personnes physiques et des sociétés.

Les réunions se tiennent à Georgetown, la capitale dont les échoppes entretiennent le folklore d'une île de pirates, pour les milliers de touristes qui envahissent les rues, déversés régulièrement par les paquebots géants de croisières. L'accueil au ministère est aussi froid que la température extérieure est élevée et il est difficile de ne pas penser aux pirates en écoutant Rebecca Drummond, la représentante du gouvernement pour l'OCDE, et surtout Chris Rose, un consultant anglais. Les deux interlocuteurs m'expliquent sans sourciller que non seulement les Caïmans ne bougeront que lorsque tout le monde bougera (le fameux level playing field) mais qu'ils ne le feront qu'à la condition supplémentaire d'obtenir, en échange de l'information bancaire, des traités fiscaux visant à l'élimination de la double imposition. Pour le non-initié, cela veut dire qu'ils essaient d'obtenir du reste du monde la légalisation d'un système de défiscalisation complet pour les investissements transitant par les Caïmans. Une stratégie de pirates dont ils me disent qu'elle est bien avancée avec des négociations en cours.

Les Îles Caïmans sont alors l'archétype du paradis fiscal. Pour une population de près de 50 000 habitants, le centre financier pèse des milliers de milliards de dollars. Le futur président Obama, pour dénoncer la toxicité des paradis fiscaux, a lui-même pris publiquement pour exemple une adresse de domiciliation « Ugland House » où, dans un petit immeuble de deux ou trois étages, sont enregistrées plus de 40 000 sociétés « offshore ». « Offshore » désigne l'utilisation de territoires offrant aux étrangers la possibilité d'y localiser des structures juridiques ou des comptes bancaires, sans le moindre lien physique ou de substance, c'est-à-dire d'activité économique concrète, avec le territoire. Nul besoin de venir sur place pour y enregistrer une société ou y faire gérer sa fortune, les deux allant d'ailleurs de pair. Les entreprises enregistrées sont donc des coquilles vides de substance mais pas de contenu financier ! Un avocat les enregistre mais n'a aucune obligation de tenir à la disposition des autorités l'information sur les véritables propriétaires, aussi appelés « bénéficiaires effectifs ».

L'offre juridique, dans ces anciennes dépendances du Royaume-Uni, soumise à la Common law — les règles se bâtissent progressivement selon les décisions des juges — comrend aussi les « trusts », parfaits arrangements pour dissimuler sa fortune au fisc, mais aussi à tout autre créancier. Les Français sont toujours sidérés par les trusts et toujours suspicieux sans arriver à les comprendre. Un trust est un arrangement par lequel le propriétaire d'un bien (une maison, un yacht, ou un portefeuille de titres) en confie la gestion à une personne de confiance (le trustee). L'acte établissant le trust (le deed) peut prévoir presque tous les cas de figure : les fonds peuvent être repris par le propriétaire, revenir à des bénéficiaires désignés, qui en sont ou non informés, avec ou sans condition. Bref, avec un trust, impossible de savoir qui a la propriété, d'autant plus que l'acte fondateur est gardé secret ! En Angleterre et dans les pays de Common law, et malgré leur réputation sulfureuse, les trusts peuvent être utilisés à des fins parfaitement légitimes de gestion ou de transmission patrimoniales. Combinés avec une dimension offshore, ils peuvent en revanche être très facilement utilisés à des fins de dissimulation.

Instruments juridiques flexibles et sûrs se combinent avec l'absence totale de fiscalité et une confidentialité robuste. Non seulement les autorités locales ne demandent aucune information mais surtout, elles offrent la garantie de ne jamais échanger de renseignements avec les pays où résident les propriétaires. En d'autres mots, une place offshore est une sorte de « trou noir » où fortunes et investissements disparaissent des écrans radars des régulateurs et des administrations fiscales des pays de résidence des investisseurs.

Les Caraïbes, et elles sont loin d'être les seules, se sont spécialisées dans l'offre offshore depuis les années 1980. Les territoires d'outre-mer du Royaume-Uni occupent un rôle privilégié : les Îles Vierges britanniques sont ainsi spécialisées dans l'enregistrement de sociétés (plus de 800 000 en 2008), qu'on appelle familièrement des « BVI » (pour l'acronyme anglais « British Virgin Islands ») ; les Bermudes, dans la réassurance et les Caïmans, dans l'industrie des fonds d'investissement. Les États indépendants de la région (Antigua et Barbuda, Saint-Kitts-et-Nevis, les Barbades) ne sont pas en reste, offrant une fiscalité nulle ou quasi nulle combinée à l'opacité la plus complète. C'est ce qui explique le poids particulièrement élevé des services financiers dans ces économies, qui représentent jusqu'à 30 % de leur produit intérieur brut (PIB), avec une communauté d'avocats et de trustees, en partie composée d'expatriés et assez peu connectés avec le reste de l'économie, qui ressemble trop souvent à celle de pays en voie de développement.

J'ai donc à faire dans ce premier voyage à des dirigeants dont le principal souci est de préserver ce système. C'est un peu déprimé que le soir, après une baignade dans l'eau tiède de la Caraïbe, je me repose au bord de la piscine de l'hôtel. Rien de glamour néanmoins lors de cette première mission : l'hôtel n'est pas du bon côté de la route et ne donne pas sur la plage mais sur une sorte de friche. C'est en regardant le ciel étoilé que j'entends mon téléphone vibrer. Une jeune journaliste du Monde, Élise Vincent, veut des informations sur les travaux de l'OCDE sur les paradis fiscaux pour un article à paraître le lendemain. La conversation dure. Les questions sont précises et je me dis que la journée ne finit pas si mal, sans vraiment comprendre cet engouement pour des travaux qui stagnent...

Extrait du livre de Pascal Saint-Amans, « Paradis fiscaux Comment on a changé le cours de l'histoire », publié aux éditions du Seuil

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