Colères de Bretagne et d'ailleurs : mais que peuvent faire pour s'en sortir ceux qui ont la malchance de vivre dans la France cabossée ?<!-- --> | Atlantico.fr
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Les récentes manifestations en Bretagne témoignent d'une colère généralisée des Français en difficulté.
Les récentes manifestations en Bretagne témoignent d'une colère généralisée des Français en difficulté.
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Des bleus à l'âme

De la désindustrialisation à l'écotaxe, l'exaspération monte chez les Bretons et nos concitoyens en général. Mais les cris ne suffiront pas à rendre à cette France déconnectée son dynamisme économique. Il faudrait pour cela le courage de repenser le tissu économique de notre pays, l'organisation du traitement des chômeurs et leur redirection.

Atlantico : Les récentes manifestations en Bretagne sont en partie la manifestation d'un cri de colère généralisé des Français "débranchés" de l'avenir économique du pays. Dans quelle situation réelle se trouvent ces nouveaux précaires ? Quelles difficultés concrètes rencontrent-ils ?

Augustin Landier :Beaucoup de Français n’arrivent pas à se projeter dans l’avenir ; il en résulte une très forte angoisse économique. Le gouvernement fait mine de se battre pour préserver le statu quo. Dans les discours, on prétend même aider le pays à revenir au temps béni des Trente Glorieuses : cela n’aide pas à voir l’avenir et faire des choix. Chacun sent bien que ce n’est évidemment pas une option viable, et ces réponses décalées renforcent l’inquiétude des français. Il faut aider les gens à comprendre l’évolution du mix sectoriel du pays, les secteurs qui sont prometteurs et ceux qui vont décliner. On peut distinguer deux types de victimes de la crise : tout d’abord les jeunes qui peinent à s’insérer, sur qui on fait reposer toute la flexibilité du travail. Ils sautent d’un emploi précaire à l’autre, avec de grandes difficultés pour se loger et pour emprunter. Mais ils sont prêts à bouger. Et par ailleurs, des salariés plus âgés, menacés par les évolutions technologiques, qui sont terrorisés par le déclassement : quand ils perdent leur emploi, ils se sentent « foutus », ils ne voient pas où rebondir.

Denis Clerc : Il s’agit d’abord, pour une partie des manifestants, d’ouvriers de l’agro-alimentaire, autrement dit l’un des derniers secteurs qui repose toujours sur des emplois pas ou peu qualifiés (abattoirs, conserveries...). La crise actuelle du secteur engendre depuis plusieurs années une mise au chômage de travailleurs qui sont soit peu formés soit formés de manière trop spécifique (usage d’une machine bien particulière). Ces personnes, derniers héritiers, en quelque sorte, des OS (ouvriers spécialisés) et des manœuvres des années 1950-60, vivent bien aujourd’hui une véritable catastrophe puisque leurs probabilités de retrouver un emploi, que ce soit dans la même branche ou ailleurs, sont extrêmement faibles. La possibilité d’une reconversion existe toujours, mais elle devient de plus en plus difficile avec l’âge sans un soutien important de Pôle emploi, c’est donc plutôt une longue période de chômage qui se profile pour une bonne partie d’entre eux hélas. Cela peut entraîner un basculement dans le travail précaire (temps partiels cumulés, intérim...) comme on a pu le voir dans le cas des ouvrières de Moulinex ou plus récemment en Bretagne. Le risque est de passer du prolétariat au « sous-prolétariat » n’est donc pas négligeable, il n’est pas étonnant dans ce cadre de voir des personnes se battre avec l’énergie du désespoir pour éviter une dégradation sociale et économique souvent irréversible.

De quelles options réalistes disposent-ils pour échapper à leurs conditions de chômeur ou de travailleur précaire ?

Augustin Landier : En disant cela, vous posez deux questions distinctes : quelles sont les meilleures réponses individuelles dans la situation et le cadre actuel ; et par ailleurs, quelles politiques peuvent faciliter ces transitions. Sur le premier point, toutes les réponses courent le risque de sembler un peu faciles, car il y a de la souffrance économique : il faut aider les gens à imaginer de nouvelles trajectoires, à se défaire des représentations préconçues qu’ils ont d’eux-mêmes ; dédramatiser une baisse de salaire, ne pas vivre le changement comme une perte de statut déshonorante, envisager des changements radicaux de secteurs (passer de l’industrie aux services par exemple), envisager la mobilité géographique et l’acquisition de compétences nouvelles. Évidemment, c’est beaucoup plus facile à dire qu’à faire. Pour les jeunes, l’enjeu est de faire des paris intelligents sur le secteur, la ville, l’entreprise où ils veulent travailler ; d’optimiser les réseaux et les rencontres et évidemment le choix des diplômes. L’émigration est évidemment une option à considérer sérieusement. On observe que c’est une génération très entrepreneuriale, qui comprend parfaitement que le salaire n’est pas la seule variable pour choisir un emploi : ils veulent trouver des jobs où ils peuvent s’exprimer et où ils apprennent des choses et nouent des liens qui leur seront utiles.  

Denis Clerc : Cela dépend des catégories d’âge. Si l’on prend l’exemple des personnes qui viennent d’être licenciées des abattoirs Gad, on trouve des employés de 30/40 ans mais aussi des plus de 50/55 ans, et il est clair que l’avenir sera très difficile pour la deuxième catégorie. Les plus jeunes ont toujours l’opportunité de rebondir, à condition néanmoins qu’ils engagent une formation afin de pouvoir sortir d’un secteur qui embauche logiquement de moins en moins. La vraie question est de se demander si Pôle emploi sera à la hauteur d’un tel enjeu, car il faut bien reconnaître que la formation professionnelle pour les chômeurs y est en très grande difficulté, tout particulièrement sur les emplois peu qualifiés.

La formation est souvent présentée comme l'alternative miracle pour connecter ces "oubliés" aux secteurs économiques "en bonne santé" : high-tech, tourisme, restauration, communication). Cette option vous semble-t-elle vraiment valide ?

Augustin Landier : La révolution numérique permet de faire faire par des robots un nombre toujours plus grand de tâches « codifiables ». Cela est allé très vite : un chauffeur de taxi doit aujourd’hui simplement entrer l’adresse sur un GPS, il n’a plus à connaitre les noms de rue. Dans quinze ans, la voiture conduira seule. La révolution numérique conduit à une polarisation de la société : d’un côté des emplois « high tech » très productifs mais en nombre limité (pour ceux qui conceptualisent l’automatisation notamment) et de l’autre, des emplois plus « low-tech », souvent assez peu productifs, essentiellement dans les services à la personne, où l’humain est irremplaçable. Cette polarisation, tous les pays développés la vivent : on ne peut ni la nier ni l’empêcher. Le grand réservoir d’emplois peu qualifiés en France, qui seul peut enrayer le chômage de masse, ce sont les services à la personne : santé et tourisme notamment. La politique de l’emploi doit donc aider la transition des chômeurs issus des secteurs sinistrés vers ces emplois. L’organisation de la formation est clairement un enjeu, ainsi que la mobilité géographique. Mais surtout, il faut rendre plus libre le marché du travail pour rendre viables ces emplois « low-tech » qui sont souvent peu productifs et ne peuvent donc pas être fortement rémunérés. Cela n’empêche pas par ailleurs d’envisager un niveau de redistribution élevé, compatible avec nos préférences collectives. C’est le principe de l’impôt négatif : les salaires les plus bas peuvent recevoir des compléments issus de la redistribution.

Denis Clerc : Hélas, l’expérience semble montrer qu’une telle tentative devient de plus en plus difficile à mesure que l’on vieillit. L’appétence pour la formation s’affaiblissant en même temps que les opportunités d’emplois, je suis obligé de rester assez dubitatif et pessimiste quant à l’avenir des travailleurs les plus âgés. Les emplois aidés me semblent ainsi être la seule solution pour eux. Il faut préciser que la situation est assez différente lorsque l’on ne considère que les femmes employées ou ouvrières, qui sont du reste assez présentes dans l’agro-alimentaire. On constate effectivement aujourd’hui qu’elles peuvent être plus facilement recrutées dans des secteurs comme les services à la personne, la restauration, le tourisme, l’hôtellerie ou encore la grande distribution. Une nuance est tout de même à apporter puisque ces emplois "de secours (souvent la nuit ou le dimanche) sont généralement de moins bonne « qualité » que ceux du salariat classique

On évoque souvent l'option du déménagement pour les personnes les plus éloignées des grands centres économiques. S'agit-il d'une porte de sortie viable ?

Denis Clerc : C’est là toute la difficulté. Contrairement à ce que l’on pourrait penser, la mobilité professionnelle fonctionne principalement pour les emplois qualifiées (comptable, contremaître, ingénieur, cadre supérieur, etc.) et assez mal pour les autres. Le chômage de masse, loin d’être une spécificité bretonne, est un fait que l’on retrouve dans toutes les régions de l’Hexagone. Et il y a peu de chances qu’un ancien ouvrier lorrain puisse trouver un travail équivalent en région parisienne, le travail intérimaire restant, là encore, une des rares options. On constate ainsi plus largement une disparition de plus en plus nette du salariat peu qualifié du paysage professionnel français. A cela s’ajoute la réalité immobilière, ces ouvriers ayant souvent construit des maisons qui sont difficilement vendables. Dans le même temps, partir revient à se couper de son entourage familial et amical qui reste l’un des seuls réseaux de solidarité à disposition.

Augustin Landier : Il est clair qu’en France, les chômeurs sont réticents à changer de bassin d’emploi. D’une part, ils ne veulent pas quitter leur communauté locale ; d’autre part, la très mauvaise situation du logement, notamment la difficulté à louer quand on n’est pas en CDI, rend la mobilité plus chère. Les politiques publiques ne peuvent évidemment agir que sur le second point. Mais il faut s’interroger sur cette aversion à la mobilité : il semble par exemple que passé un certain âge, une majorité de gens n’envisageraient l’émigration qu’en dernier recours. Cela a conduit à une Europe du travail complètement segmentée : seuls 3% des européens travaillent dans un autre pays européen que le leur.

Ont-ils d'autres solutions que multiplier les emplois ? Jusqu'à quel point ce modèle fonctionne-t-il ?

Denis Clerc : Les solutions sont malheureusement bien rares. Le nombre d’emplois créés dans l’industrie étant très faible et presque exclusivement composé de postes hautement qualifiés, on imagine mal ces dizaine de milliers d’ouvriers se replacer dans ces secteurs déclinants. Pour les femmes et les jeunes, l’option du cumul des petits emplois précaires est effectivement la plus évidente mais cela pose la question d’une paupérisation grandissante d’une partie non négligeable de la population. Les emplois créés actuellement sont pour une bonne partie à temps partiel ou à durée temporaire, ce qui pose le problème de la rémunération pour des durées aussi courtes. Un emploi dans les services à la personne signifie généralement 20 à 25 heures de travail, autrement dit 600 à 700 euros/mois. En cas de cumul on arrive donc dans une fourchette de 1200/1500 euros pour 40 à 50 heures de travail hebdomadaire, ce qui est clairement pénalisant en comparaison d’un salaire qui dépasse rarement le SMIC mais qui est versé toute l’année pour 35/40 heures de travail. Nous sommes donc face à un vrai défi, défi qui peut être relevé par les couples où les deux personnes travaillent, mais qui peut là encore poser problème lorsque les deux emplois sont dans la même usine, ce qui était parfois le cas pour les abattoirs Gad.

Si les options sont faibles au niveau individuel, on peut toutefois tenter d’endiguer le phénomène de manière structurelle en organisant des plans sociaux spécifiques avec objectifs de ré-industrialisation, ce qui avait été fait en 1975 pour la Lorraine, mais aussi plus tard pour la Bretagne qui était déjà touchée dans le secteur agricole. C’est à ce moment, dans le dernier cas, que l’on a lancé des « plans d’industrialisation » de la région bretonne en créant des emplois dans l’automobile, la téléphonie ou encore l’agro-alimentaire justement. On a ainsi transformé des ouvriers agricoles en employés de l’industrie afin d’assurer la continuité de l’emploi dans une zone en déclin économique. Il serait selon moi utile de réfléchir dans ce sens s’il se confirme bien que l’agro-alimentaire breton est en voie de disparition.

Augustin Landier : Il ne fonctionne que si le marché du travail est fluide : passer par la case chômage ne doit pas être un traumatisme. L’emploi statique à vie est un modèle qui est déjà révolu : de plus en plus, les gens ne dépendront pas d’un employeur unique. Le succès qu’a connu le dispositif de l’autoentrepreneur a bien montré que ce nouveau modèle post-salarial demande à émerger. 

Propos recueillis par Théophile Sourdille

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