Clichy-sous-Bois : 10 ans après les émeutes, où en sont les relations entre les forces de l’ordre et les habitants des cités ? <!-- --> | Atlantico.fr
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Les manifestations de Clichy-sous-Bois.
Les manifestations de Clichy-sous-Bois.
©Reuters

Police en procès

Les deux policiers accusés d'avoir provoqué la mort de Zyed et de Bouna se retrouvent au tribunal cette semaine. Si cet événement a marqué les esprits, il s'inscrit dans une séquence de confrontation entre forces de l'ordre et habitants des banlieues commencée dans les années 80.

Mathieu Zagrodzki

Mathieu Zagrodzki

Mathieu Zagrodzki est politologue spécialiste des questions de sécurité. Il est chercheur associé au Centre de recherches sociologiques sur le droit et les institutions pénales et chargé de cours à l'université de Versailles-St-Quentin.

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Atlantico : Le procès des deux policiers accusés de la mort de Zyed et de Bouna, en 2005, s’ouvre cette semaine à Rennes. Ce fait-divers tragique avait déclenché les émeutes des banlieues. Comment décrire les rapports entre la police est les habitants de ces banlieues depuis lors ?

Mathieu Zagrodzki : Ce n’est pas tant qu’elles ont laissé des séquelles, mais plutôt qu’elles s’inscrivent dans une continuité qui a débuté il y a environ 35 ans, lors des premières émeutes dans les banlieues, c’est-à-dire au début des années 80. Mais les émeutes de 2005 ne sont qu’un épisode de plus, certes exceptionnel par son ampleur, mais pas une exception par la nature même de l’évènement. Je dirais donc qu’il s’agissait plus d’un symptôme des problèmes entre la police et les habitants de certains quartiers que de la cause en soi. 

Il faut déjà préciser une chose sur la société française, en général, c’est que la police n’est pas mal-aimée. Et là je ne parle pas de la suite des attentats de janvier. Bien que la tendance soit plutôt à la baisse depuis environ deux décennies, les forces de l’ordre sont appréciées par environ deux-tiers de la population française. Il y a une exception dans les banlieues défavorisées des grandes villes, il s’agit d’une forme d’incompréhension entre les deux camps : c’est-à-dire des policiers qui affirment que les jeunes ne les respectent pas, qu’ils sont irrévérencieux, voire agressifs, et non coopératifs lors des opérations, et à l’inverse des jeunes qui disent être sur-contrôlés, souvent pour des mauvaises raisons, ou sans raison, alors que quand ils demandent l’assistance de la police, elles ne fournit pas l’aide demandée. Ils sont donc dans une forme de cercle vicieux, qui, comme tous les cercles vicieux, s’alimente de façon automatique : chacun pense que l’autre ne l’aime pas et le traite de façon irrespectueuse et donc se comporte en fonction. De là à dire qui a démarré, c’est bien entendu impossible, mais nous sommes dans une sorte de cycle qui ne s’est jamais arrêté depuis une trentaine d’années.

Très concrètement, comment se manifestent ces tensions quotidiennement dans les cités ?

Cela va de choses mineures, comme un échange verbal un peu ironique ou acerbe lors d’un contrôle d’identité, c’est-à-dire des jeunes qui vont refuser de répondre aux questions des policiers et en face des policiers qui vont user d’un ton agressif ou moqueur, à des choses beaucoup plus graves comme des jets de projectile et en retour des tirs de flashball. Evidemment le premier cas est beaucoup plus fréquent que le second, mais voilà l’éventail que vous pourrez rencontrer. 

A quand remonte cette cassure et temporellement comment a-t-elle évolué ?

La premières explosion de violence a eu lieu en 1979 à Vaulx-en-Velin, dans la banlieue lyonnaise, où il y a eu un soulèvement de la jeunesse locale, essentiellement maghrébine, contre ce qu’ils qualifiaient de "harcèlement policier". Ensuite c’est quelque chose qui n’a jamais vraiment cessé, avec beaucoup d’épisodes émeutiers dans l’histoire française récente, il y a eu par exemple Mantes La Jolie en 1991, celles de 2005, Villiers le Bel en 2007, Grenoble en 2010. C’est donc un feuilleton qui ne s’est jamais vraiment arrêté. Il faut ajouter que les émeutes, et cela vaut pour la France mais aussi pour l’essentiel du monde occidental (Grande Bretagne ou Etats-Unis), partent souvent d’un incident entre un membre de la population, généralement un jeune issu d’une minorité ethnique, et un policier dont l’intervention tourne mal, et qui est perçu par la population locale comme le signe d’une agressivité excessive de la police à leur égard. C’est un scénario typique qui s’observe dans tous les cas récents, en 2005 ou à Trappes il y a quelques mois. Après, je ne juge pas les interventions policières, on ne peut pas vraiment savoir à qui revient la faute, ou si elle revient aux deux. C’est une explication assez forte.

Si l’on remonte un peu plus loin peut-on trouver le même antagonisme entre les forces de l’ordre et les populations issues des quartiers populaires et périphériques ?

Oui, cela a toujours existé, et il ne faut pas complètement racialiser le débat en se disant. Dans les quartiers sensibles aujourd’hui, les jeunes sont majoritairement issus de l’immigration et les policiers des Français d’origine européenne et venant plutôt de villes petites ou moyennes, voire de milieux ruraux. Si on prend des bandes de voyous comme les Blousons noirs ou les Apaches, auparavant, ils étaient Blancs, c’était des jeunes issus des classes populaires qui trainaient dans les rues et qui faisaient des petits larcins, et non des gens issus des populations immigrées. Là dans le cas actuel, il s’agit d’un croisement entre le social, mais aussi l’ethnique, en un sens cela amplifie l’antagonisme. C’est-à-dire que les policiers voient en face d’eux des gens de couleur et ils se disent "ce sont toujours les mêmes", et de l’autre côté les jeunes issus de l’immigration se disent "si l’on nous contrôle et si la police nous réprime, c’est uniquement à cause de nos origines". Il y a une espèce d’enfermement dans cette logique qui est un peu ethnicisée, c’est un effet amplificateur à partir du moment où il est perçu comme tel. C’est une forme de prophétie auto-réalisatrice, les policiers qui affirment "les Noirs et les Beurs ne nous aiment pas", et de l’autre les jeunes "les policiers sont tous des Blancs un peu racistes qui font du contrôle au faciès", on en revient toujours à la même histoire. Après, sur la violence et sur la questions des violences en elles-mêmes, c’est un phénomène un peu plus récent, car quand on parlait d’émeutes en France auparavant, il s’agissait plutôt d’émeutes politiques : Mai 68, février 1934 … On était plutôt sur de la radicalité politique.

Souvent quand on parle de ces phénomènes, on entend des critiques sur la police française, qui est parfois perçue comme assez violente si l’on compare à d’autres pays européens. La brutalité de la police a-t-elle aussi sa part de responsabilité ?

C’est vrai qu’il faut comparer, mais très honnêtement je ne suis pas persuadé que la police des autres pays européens soit moins violente, il faudrait regarder des chiffres précis sur le nombre de plaintes ou de morts… Elle est par exemple, beaucoup moins brutale que la police américaine, il n’y qu’à comparer le nombre de morts sous les balles policières. Certes, le contexte n’est pas le même, car les armes y sont généralisées et les policiers ont parfois des menaces plus conséquentes en face d’eux qu’en France. Mais il est évident que le nombre de morts sous les coups ou balles de la police en France est beaucoup plus limité chez nous. Pour ce qui est de l’Angleterre, c’est certain que la police britannique est perçue comme plus lisse dans les quartiers à forte population immigrée. Mais il ne faut pas idéaliser la police anglaise, il y a eu plusieurs scandales de brutalité policière à l’égard des minorités ou de crimes racistes qui n’ont pas été traités sérieusement par les forces de l’ordre. Cela a été mis en lumière par deux cas célèbre dans les années 80-90, qui ont mené à des enquêtes parlementaires. Il ne faut pas jeter la pierre à la police française en disant qu’elle est plus brutale et raciste qu’ailleurs, les policiers travaillent souvent dans des conditions difficiles qui font que certains ont du mal à avoir du recul ou de la patience.

Cependant, la différence entre la police française et britannique est qu’en Angleterre, tout comme aux Etats-Unis, il y a eu un vrai débat sur le rôle de la police, sur sa relation avec la population, sur sa formation et sur son recrutement. Il y a de gros efforts faits dans ces deux pays pour essayer de recruter notamment des jeunes issus des minorités, pour expliquer l’action de la police, en affichant très fortement ces objectifs-là. Au sein des polices britanniques, qui sont régionales mais avec des standards nationaux déterminés par le Home Office, il y a un affichage très fort sur la priorité de la lutte contre les discriminations en externe, dans le sens où l’on essaye de traiter tout le monde de la même façon, et en interne, où l’on essaye de recruter des gens avec tous les profils sociaux et ethniques. En France, si l’on prend les émeutes de 2005, il n’y a eu aucun débat sur la police, les débats parlementaires qui ont suivi les émeutes portent tous sur les questions, certes importantes, d’éducation, de chômage, des valeurs républicaines, de l’importance du tissu associatif etc.

A aucun moment il n’y a eu de vraies discussions se demandant si l’on ne devrait pas réfléchir à des évolutions sur le recrutement, le management, les méthodes de travail et l’entraînement des forces de l’ordre dans le pays. Nous sommes beaucoup plus frileux en France, et nos syndicats policiers le sont aussi. 

Y a-t-il eu des améliorations mises en place depuis 2005 pour permettre qu’il y ait moins de tensions entre les populations des banlieues et la police ? 

Le souci, et cela vaut un peu pour toutes les politiques publiques, est que l'on fait beaucoup de pas en avant et autant de pas en arrière. La majorité nouvellement élue défait systématiquement ce qu’a fait la précédente. Si on prend la chronologie de la police depuis 15 ou 20 ans : Jospin a mis en place la police de proximité, qui est imparfaite, mais qui comporte des bonnes idées, notamment sur l’action territoriale de la police (le fait qu’il faille que les policiers soient en charge de petits territoires) ; en 2002 Nicolas Sarkozy arrive et quelques mois après il publie une circulaire ministérielle à tous les commissaires pour déclarer que la sectorisation des patrouilles n’était pas la priorité par rapport à l’investigation judiciaire et à l’interpellation. En 2009, on s’aperçoit qu’il y aurait besoin, notamment dans les quartiers difficiles, de policiers qui connaissent le terrain et maintenus en permanence dans un territoire limité, on crée les unités territoriales de quartier (les UTEQ), qui un an plus tard changent de nom et deviennent les brigades spéciales de terrains (les BST), avec Hortefeux qui souhaite un virage plus musclé. En 2012 arrivent les zones de sécurité prioritaire, qui signent une sorte de retour de la police de proximité, mais uniquement sur des territoires précis, on fait des partenariats locaux, on nomme des délégués police-population. 

Mais pourquoi dans ces zones fait-on des partenariats où tout le monde est assis autour de la table alors qu’on a depuis 30 ans en France des conseils locaux de sécurité ? Il y a cette espèce de successions d’affichages politiques, de changements, qui font que les policiers, quand on les interroge, et c’est parfaitement compréhensible, sont sceptiques par rapport à cela, ont l’impression que le gouvernement dit toujours la même chose, fait de la cuisine politicienne sans rien changer sur le terrain.

Ils ne s’y plieront pas, parce que dans trois ans une nouvelle majorité changera encore les choses. Les policiers ont développé, de leur côté, une forme de résistance, et un scepticisme vis-à-vis du changement, car ils considèrent, à juste titre, qu’au fond rien n’est stable et tout est dépendant du jeu politicien.

Selon vous, quelles seraient les quelques mesures d’importance à prendre aujourd’hui pour permettre une meilleure entente entre forces de l’ordre et population des quartiers ?

Le premier enjeu, qui est assez compliqué à résoudre, est de fidéliser les effectifs en Ile-de-France. Aujourd’hui, il y a un système -sans entrer dans les détails techniques-, où 90% des élèves gardiens de la paix viennent de province alors que 90% des postes disponibles à la sortie de l’école de police sont en région parisienne. Quand ces policiers arrivent en poste, ils n’ont qu’une envie : repartir. Il faudrait trouver des moyens, y compris financiers, pour faire en sorte que ces policiers restent le plus longtemps possible et qu’il y ait des carrières longues à Paris et en banlieue. Qu’un policier ne vienne pas du coin où il a grandi n’est pas forcément une mauvaise chose, cela évite certaines connivences ou un manque d’objectivité, il faut qu’un policier ait une certaine forme de distance vis-à-vis du territoire où il travaille.

Par ailleurs, les policiers n’ont pas envie de vivre là où ils travaillent, et c’est compréhensible. En revanche, que des gens ne restent sur place qu’une poignée d’années, sans vraiment s’impliquer parce qu’ils savent qu’ils partiront à un moment ou à un autre est beaucoup plus problématique.

Deuxièmement, il faudrait mieux éduquer les policiers à la connaissance de la société. Déjà à la diversité culturelle, mais en général renforcer la sociologie, la psychologie, les sciences humaines en général, dans les écoles de police, afin que les élèves comprennent bien le monde dans lequel ils vivent. Je ne veux pas ici faire de jugement. Seulement, lorsqu'on a 22 ans, qu’on arrive d’une province tranquille après avoir passé le concours et qu’on arrive tout à coup dans le 93, on est face à une société que l’on ne comprend pas du tout et qui ne correspond aucunement aux codes qui nous ont été inculqués dans l’environnement où l’on a grandi, c’est normal qu’on soit perdu. C’est lié au système et non pas aux individus.

Il y a une troisième chose, qui est controversée et présentée comme une mesure très "de gauche", alors qu’en réalité elle ne l’est pas forcément, parce que ça dépend de la manière dont on la présente. Il y a eu tout ce débat autour du récépissé du contrôle d’identité. François Hollande l’avait plus ou moins promis avant de revenir complètement dessus parce que ça ne passait pas au niveau syndical. La mesure est présentée comme "de gauche" car ce récépissé permettrait de démontrer que la police est raciste. En réalité, ce n’est ni une mesure "de gauche" ou "de droite", ou plutôt  c’est une mesure des deux à la fois. L’interprétation de gauche sera qu’on lutte contre les discriminations, et si on les met en place, on rendra la police plus légitime auprès d’une certaine frange de la population qui se dira que ceux qui les contrôlent sont contrôlés, et qu’il est possible de démontrer qu’on a été contrôlé cinq ou six fois dans une même journée. L’argument de droite sera proche de l’argument des Britanniques, qui ont mis en place cette mesure, qui est de dire que ce récépissé permet de dire si les policiers sont efficaces. C’est un outil de management en Angleterre. Si l’équivalent du brigadier voit qu’un de ses gardiens de la paix a fait trop de contrôles qui n’ont servi à rien, qu’il a contrôlé des personnes qui n’étaient pas recherchées et ne transportaient ni armes ni drogues par exemple, il lui dira qu’il fait n’importe quoi, qu’il contrôle au hasard, ou avec des critères ethniques et que ce n’est pas efficace et lui demandera de faire moins de contrôles mais plus justifiés.

Cet outil de management permet de vérifier si la police, en tant que service public, est efficace et utilise ses ressources humaines et juridiques au mieux. Cette mesure a été très mal présentée et défendue uniquement par les associations anti-racistes, ce qui a donc été très mal reçu par les syndicats de police qui se sont dit qu’on les accusait encore. Or cet outil permet d’évaluer le travail des policiers de terrain très efficacement. Pour moi, ce n’est pas l’outil miracle bien-sûr, mais on peut tenter l’expérimentation, par exemple dans dix quartiers en France, pour voir ce que ça donne, puis on généraliserait au besoin. C’est ce qu’on a fait avec les caméras portatives sur certains policiers dans les zones de sécurité prioritaire. Il faut développer en France cette culture de l’expérimentation qui consiste à dire qu’on n’est pas obligé de tout changer du jour au lendemain mais qu’on peut mettre en place des zones pilotes dans le pays.

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