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Préservées ou en crise ? Pourquoi le ressenti des classes moyennes françaises ne correspond pas à ce que montrent les statistiques de l’OCDE
©Reuters

A la dérive ?

Un rapport publié ce 10 avril par l’OCDE revient sur le rétrécissement progressif des classes moyennes occidentales (c’est à dire les populations ayant un niveau de vie compris entre 75% et 200% du revenu médian).

Michel Ruimy

Michel Ruimy

Michel Ruimy est professeur affilié à l’ESCP, où il enseigne les principes de l’économie monétaire et les caractéristiques fondamentales des marchés de capitaux.

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Atlantico : ce rétrecissement des classes moyennes touche l’ensemble des pays de l’OCDE, mais la France parvient à juguler le phénomène pour sa plus grande part. Comment expliquer la différence entre ce qui est perçu en France et ces données fournies par l’OCDE ? Faut-il y voir le résultat de la stagnation du revenu médian (base du calcul du % de classes moyennes) sur une période de 10 ans, comme l’indique l’INSEE ?

Michel Ruimy : La classe moyenne est, en France, encore relativement importante. Le revenu médian annuel se situe à environ 21 500 euros alors qu’il s’élève à un peu plus de 16 000 euros dans l’Union européenne (Le revenu médian est le revenu qui divise la population en deux parties égales c’est-à-dire que 50 % de la population a un revenu supérieur à 21 500 euros et 50 %, un revenu inférieur à ce montant). Son poids dans la population totale est supérieur à la moyenne des pays de l’OCDE (68 % contre 61 %).

Pourtant, elle suscite, dans notre pays, régulièrement débats et controverses dans le champ politique, économique et sociologique. Déjà, en 1988, le sociologue Henri Mendras parlait de « moyennisation de la société » entre 1965 et 1985. Trente ans plus tard, le sociologue Louis Chauvel a évoqué l’effritement de cette catégorie sociale depuis la fin des « Trente glorieuses » dans son essai « La spirale du déclassement ». Aujourd’hui, au plan politique, le ministre de l’Économie Bruno Le Maire a expliqué que la crise des « Gilets jaunes » est venue d’une inquiétude profonde des classes moyennes face au risque de déclassement, au sentiment de travailler sans être suffisamment rémunéré.

Pour comprendre l’exaspération de cette catégorie, l’organisation internationale rappelle que la proportion des ménages français déclarant des difficultés pour boucler les fins de mois est supérieure à la moyenne des pays de l’OCDE (52 % contre 47 %). Cet écart est encore plus spectaculaire pour les foyers à bas revenus avec une différence de 11 points entre la France et le reste des pays (81 % contre 70 %).

Malgré la stagnation du salaire médian au cours de la dernière décennie, le coût des dépenses a augmenté plus vite que l’inflation, ce qui signifie que l’influence économique de la classe moyenne, au statut de plus en plus précaire, et son rôle en tant que « centre de gravité économique » s’est affaibli. Une situation, source potentielle d’instabilité politique, pouvant affecter la croissance.

Ce rapport sur l’écrasement des classes moyennes risque de résonner plus particulièrement en France, du fait d’un contexte marqué par le mouvement des « Gilets jaunes », interprété comme l’expression d’un ras-le-bol de la classe moyenne inférieure.

Dans quelle mesure cette situation pourrait-elle également le résultat du niveau de redistribution en France, qui parvient à corriger le phénomène, mais tout en masquant la fragilité de la croissance des revenus primaires des Français, bien plus visibles que la redistribution ?

Tout à fait. Il faut saisir que sans la redistribution opérée par les impôts et les prestations sociales, la France serait nettement plus inégalitaire qu’elle ne l’est actuellement.

La dernière livraison de « France, portait social » de l’INSEE, publiée à la fin de l’année dernière, l’avait opportunément rappelé : avant redistribution, les 10 % de personnes les plus pauvres disposaient, en 2016, d’un niveau de vie annuel moyen légèrement supérieur à 3 000 euros contre près de 72 500 euros pour les 10 % les plus aisées, soit 24 fois plus. Après redistribution, ce rapport passe à 6 ! Les 10 % les plus pauvres voient leur niveau de vie grimper à près de 10 000 euros tandis que celui du dixième le plus riche, tombe à environ 55 000 euros.

Le rôle de la redistribution dans la réduction des inégalités est ainsi déterminant. Les deux tiers de l’effort de réduction des inégalités sont dus aux prestations sociales. L’importance des aides au logement, les minima sociaux et la prime d’activité, de par leur caractère très ciblé, sont efficaces car ils contribuent pour environ 30 % au niveau de vie des 10 % les plus modestesalors qu’un quart de cette réduction des inégalités est imputable aux prestations familiales.Côté prélèvements, l’impôt sur le revenu, du fait de son caractère progressif, est le plus redistributif. Il participe pour près de 30 % à la réduction des inégalités de niveaux de vie. Des ordres de grandeur qu’il n’est pas inutile de garder en tête en ces temps de disette budgétaire…

Il n’en demeure pas moins que cette redistribution masque, dans une certaine mesure, la faiblesse des revenus primaires d’activité. Cette situation tient notamment aux mutations du marché du travail, qui s’est polarisé : les emplois intermédiaires menacés par la robotisation déclinent tandis que la part des postes exigeant des compétences élevées augmente. Ceci signifie d’une part, qu’il faut être de plus en plus diplômé pour appartenir à la classe moyenne et d’autre part, que les travailleurs occupant des emplois routiniers moyennement qualifiés sont pris en étau. Ceux qui ne parviennent pas à augmenter leurs compétences ont de grandes chances d’être relégués aux travaux de moindre qualité, et peu payés.

Aujourd’hui, 1 emploi à revenu intermédiaire sur 6 est exposé à un risque élevé d’automatisation en France. Même s’il n’existe pas de consensus sur les répercussions de l’automatisation sur le marché du travail, beaucoup d’emplois devraient subir des transformations dans les années à venir. Ce phénomène pourrait accroître la polarisation de l’emploi déjà à l’œuvre dans un grand nombre de pays développés.

Ne peut-on pas voir également, au travers de ce phénomène, d’une perception plus négative de la situation par la population, par la part des dépenses contraintes dans les dépenses des ménages, dont l’immobilier ?

Les dépenses pré-engagées résultent d’engagements contractuels difficilement renégociables à court terme. Il s’agit des dépenses d’eau, de gaz, d’électricité, des abonnements téléphoniques et à l’internet, des frais de cantine scolaire, de certaines assurances, des services financiers…Elles captent désormais près de 30 % du revenu des ménages contre 20 % en 1978.

Si elles pèsent de plus en plus, elles ne suffisent pas à elles seules à mesurer la pression sur le budget des ménages. Il faut encore y ajouter les dépenses incontournables à savoir l’alimentation, l’habillement, le transport (automobile et ferroviaire) et la santé. Ensemble tous ces postes de consommation représentent un peu moins de 30 % du revenu.

L’ensemble compte donc environ pour les deux tiers du budget... en moyenne, car il existe de profondes disparités entre les catégories sociales.Car, il est clair que la consommation pré-engagée représente une part d’autant plus forte de la consommation que le niveau de vie est faible.Le poids de certains postes emblématiques des dépenses incontournables sont également aussi très dépendants des niveaux de vie. C’est, par exemple, le cas de l’alimentaire qui s’allège considérablement plus on s’élève dans l’échelle sociale et qui reste très lourd pour les moins favorisés.

Toutefois, si, en France, le coût des soins médicaux et de l’éducation reste limité, reste que l’essentiel de la hausse tient à l’explosion du coût du logement. En effet, au cœur de cette dynamique,les remboursements d’emprunts n’y sont pas inclus, alors qu’il s'agit vraisemblablement de la dépense la plus contrainte. Les plus jeunes ont beaucoup plus de mal à devenir propriétaires que leurs parents, et à se constituer un patrimoine.

En fait, la baisse du pouvoir d’achat, du pouvoir d’achat libéré des dépenses pré-engagées et incontournables pour les classes moyenne et populaire, n’est pas une erreur de perception mais bien une réalité d’où l'extrême sensibilité d’une partie de la population à toute hausse de prix sur certaines dépenses plus subies que voulues.

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