Cigarettes électroniques : les dessous de la bataille rangée au Parlement européen<!-- --> | Atlantico.fr
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L’industrie des e-cigarettes et des vapoteurs tente de faire son lobbying à Bruxelles.
L’industrie des e-cigarettes et des vapoteurs tente de faire son lobbying à Bruxelles.
©Reuters

Incandescent

Les eurodéputés se sont prononcés ce mardi contre le classement de la cigarette électronique au rayon des médicaments.

Atlantico : Quelles sont les forces en présence dans la lutte d’influence qui se joue à Bruxelles et pourrait changer le visage du "monde de la vape" tel que nous le connaissons aujourd’hui ?

Jean-François Etter : Nous assistons à une guerre économique entre d’un côté les fabricants chinois qui ont inventé la cigarette électronique et, de l’autre, les deux industries du tabac et pharmaceutique. Cette lutte se justifie en raison du marché en jeu qui est énorme. Rien que pour l’année 2013 aux Etats-Unis, le marché de la cigarette électronique va représenter 2 milliards de dollars de chiffre d’affaires. Et pour l’Europe le montant est probablement comparable. A l’horizon de la fin de la décennie, ce marché atteindra plusieurs dizaines de milliards de dollars si des réglementations excessives comme celle que nous prépare le Parlement européen ne bloquent pas tout.

L’industrie du tabac ne veut pas connaître ce que l’on appelle le "Kodak moment", lorsque Kodak, qui vendait toujours des pellicules photo, s’est aperçu que toute sa clientèle était passée au digital et a réalisé qu’il était trop tard pour la rattraper… Elle refuse de subir cette situation où elle se rendra compte que toute sa clientèle est passée à la cigarette électronique. Pour l’éviter elle fabrique et vend elle-même des cigarettes électroniques après avoir investi des centaines de millions dans ce domaine. Et ce n’est pas une image : la firme américaine Lorillard a par exemple racheté la compagnie Blue Cigs, pour 135 millions de dollars et s’apprête à racheter une autre compagnie anglaise prochainement.

Gérard Audureau : Le visage du monde de la vape s’est constitué en bousculant sans précaution les normes établies et tente de s’imposer par un double chantage aux emplois créés (en toute insécurité juridique) et à la non assistance à fumeurs en danger (tout en refusant les contrôles nécessaires pour ce type d’assistance).

Le Parlement européen propose qu’au-delà d’une certaine quantité de Nicotine par cartouche d’e-liquide et d’une certaine concentration de cet e-liquide en Nicotine, la cigarette électronique soit considérée et commercialisée comme un substitut nicotinique. Par ailleurs, la législation française considère que tout produit revendiquant une qualité curative soit assujetti à une autorisation de mise sur le marché (AMM)

Le monde de la "vape" réclame lui-même un encadrement de son commerce ; il doit, pour cela, accepter de considérer que l’innocuité apparente de ce produit n’est pas démontrée avec suffisamment de recul. Il doit également accepter d’entendre les recommandations de ceux qui, depuis 37 ans, ont construit jour après jour ce rempart contre le fléau de santé publique que représente le tabagisme face à une industrie dont les seules ressources proviennent d’un produit qui tue un de ses consommateurs sur deux et qui ne recule devant aucun artifice pour recruter ses futures victimes de plus en plus jeunes. La dérégulation que la "vape" tente d’obtenir pour ses produits permettrait rapidement aux multinationales, qui s’emparent du marché, d’étendre sournoisement cette dérégulation à leurs propres produits.   

Pourquoi les lobbys du tabac ont-ils intérêt à soutenir le statut médicamenteux de la cigarette électronique et comment ont-ils tenté d’influencer dans cette direction ?

Jean-François Etter : Le but de l’industrie du tabac est tout simplement d’éliminer toute concurrence. Car elle est actuellement la seule en Europe capable de mettre sur le marché des produits conformes à cette nouvelle législation : tant sur le plan financier, qu’en termes d’effectifs de scientifiques et d’avocats nécessaires pour obtenir les autorisations de classification de leurs produits en tant que médicament.

Toutes les grandes marques de tabac ont ainsi déjà sorti leur propre cigarette électronique. L’un de ces produits, le Nicadex, est même déjà en cours de test pharmaco-cinétique c’est-à-dire de mesure de la vitesse de passage de la nicotine dans le sang. Et un autre inhalateur de nicotine, le Voke, conçu cette fois par la société Nicoventure s’apprête également à sortir. Or tous deux sont la propriété de British American Tobacco. Les compagnies pharmaceutiques s’y mettent aussi mais elles ont au moins deux ans de retard. Or, à la vitesse où se développe ce marché, il double ou triple tous les ans, ces deux ou trois ans de retard seront fatals aux laboratoires.

L’industrie du tabac a déjà gagné cette lutte d’influence en calculant à l’avance les majorités dont elle avait besoin pour remporter ce vote. Comment ? C’est un travail de lobbyiste extrêmement professionnel : les fabricants de cigarettes ont contacté les parlementaires un par un. Ils sont extrêmement actifs à Bruxelles, et savent exactement ce que chaque parlementaire pense et comment il s’apprête à voter.

Gérard Audureau : Il n’est pas impossible, mais cela reste à prouver, que les fabricants de tabac aient, dans un premier réflexe, tenté de lobbyier pour obtenir un statut de l’e-cigarette qui la marginalise. Ce n’est, en tout cas, pas la position actuelle de leurs centaines de lobbyistes qui ne manœuvrent que dans l’objectif de retarder les travaux de la commission afin que l’adoption de la directive soit reportée sine die, élections européennes proches obligent.

Quelles sont les propositions et actions des associations d’usagers et de prévention du tabagisme ?

Jean-François Etter : De l’autre côté, l’industrie des e-cigarettes et les vapoteurs tentent également de faire leur lobbying. Mais ce sont des petites structures, moins aguerries, moins riches et surtout divisées car elles n’ont pas toutes la même opinion et ne sont pas organisées au niveau européen. Elles n’ont pas du tout la même force d’impact que leurs adversaires du secteur du tabac qui pratiquent cet exercice depuis des années déjà. 

En raison de leurs divisions, les propositions des défenseurs du statut actuel de la cigarette électronique sont très variables. Par exemple, une lettre ouverte signée hier par des médecins dans les journaux anglais demandait aux parlementaires européens de classer ce produit en tant que médicaments, tandis qu’en France un communiqué de l’OFT (Office français du tabagisme) et de l’Aiduce, l’association des usagers indépendants de la cigarette électronique, dit exactement le contraire…

Gérard Audureau : La position des usagers n’est pas univoque. Une grande partie d’entre eux se contente d’apprécier sa libération, pas toujours totale, d’un produit dont ils n’arrivaient pas à se passer. Ils souhaitent pouvoir continuer dans cette voie sans faire de vagues. Une minorité agissante, manipulée, semble-t-il, par ceux qui profitent financièrement de ce nouvel "Eldorado", s’est regroupée dans des forums de discussions, environ 36000 inscrits pour le plus important, et se conduit en milice d’autodéfense décidée à ferrailler pour sauver l’humanité. Pour eux, tout ce qui peut entraver ou ralentir le développement de l’e-fumage est assimilé à un crime contre l’humanité, et particulièrement le fait de devoir acheter son substitut nicotinique en pharmacie car, aux doses nicotiniques actuellement utilisées, il s’agit bien de substituts nicotiniques au même titre que les patches.

La position unanime des associations de prévention du tabagisme est résumée dans le communiqué de presse de l’Alliance contre le tabac qui regroupe une trentaine de ces associations. Elles considèrent que la consommation de la cigarette électronique est à l’évidence infiniment moins nocive que celle de la cigarette, qu’elle peut aider à se libérer du tabac sans pour autant devenir un produit d’entrée dans le tabagisme ni un moyen de promouvoir l’acte de fumer.

Pour ces associations, l’adoption de la directive est d’une importance capitale pour le contrôle du tabac, particulièrement pour ce qui concerne le conditionnement et l’étiquetage, les ingrédients et additifs, l’interdiction des ventes à distance, la traçabilité des produits et l’encadrement des produits du tabac sans combustion, des produits contenant de la nicotine et des produits à fumer à base de plante

Entre l’industrie du tabac et pharmaceutique : à qui la décision du Parlement devrait être plus favorable ? Qui va gagner à la fin ?

Jean-François Etter : Le vote d’aujourd’hui tournera très probablement en faveur du classement de l’e-cigarette comme médicament. Il risque de tuer toute la concurrence et livrer l’entièreté de ce marché à l’industrie du tabac. La décision du Parlement européen sera d’abord défavorable aux fabricants chinois, qui sont pourtant les inventeurs de la cigarette électroniques. Elle sera ensuite défavorable aux vapoteurs mais surtout envers la santé publique : plus de consommateurs vont continuer à fumer des cigarettes, car ils seront moins nombreux à utiliser ce produit qui va devenir plus cher et plus difficiles à trouver.

Les parlementaires ont perdu de vue les deux objectifs d’une bonne législation dans ce domaine : diminuer la mortalité et les cas de maladies causés par le tabac mais surtout ne pas porter atteinte à la liberté de choix des consommateurs. On ne peut pas entraver la liberté des gens à moins d’avoir une très bonne raison de le faire. Mais ici, il n’y en a pas : la cigarette électronique n’est pas un produit dangereux, elle aide les gens à arrêter de fumer. Et il n’y a aucune raison de la classer en tant que médicament puisqu’elle n’a pas d’intention thérapeutique.

Pour cette raison, cette directive et toutes les lois nationales qui vont découler de son application seront attaqués devant les tribunaux nationaux qui jugent de la constitutionnalité des lois. Cela a déjà été le cas plusieurs fois en Allemagne où les réglementations qui voulaient classer la cigarette électronique comme médicaments ont été cassées, tout comme aux Etats-Unis en 2010, et ce sera encore le cas dans d’autres pays à l’avenir. Ces lois ne sont pas proportionnées, elles sont excessives et ne respectent pas les principes constitutionnels fondamentaux de la liberté du commerce. Or en éliminant la cigarette électronique, on contrevient de manière très directe à ce principe de base, ce qui ne sera pas tenable à long terme.

Gérard Audureau : La plus grande crainte résiderait dans le fait que le lobbying des cigarrettiers arrive à retarder le vote du Parlement. Mais la cigarette électronique n’est absolument pas concernée par cette guerre acharnée contre la directive. La guerre n’est menée que par les fabricants de cigarettes qui craignent avant tout de voir disparaitre l’un de leurs derniers refuges légaux de communication, le paquet de cigarette qui est menacé de devenir neutre. Le Parlement ne devrait pas prendre sa décision en ne regardant que l’arbre qui cache la forêt.

Propos recueillis par Pierre Havez

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