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Cette révolution politique que les masques pourraient bien déclencher en France
©PHILIPPE DESMAZES / AFP

Onde de choc

Les masques sont devenus le symbole d'une double faillite : faillite administrative, et faillite politique en ce sens que les Français ont le sentiment que leurs dirigeants n'ont pas su leur tenir, sur le sujet, un discours de vérité.

Edouard Husson

Edouard Husson

Universitaire, Edouard Husson a dirigé ESCP Europe Business School de 2012 à 2014 puis a été vice-président de l’Université Paris Sciences & Lettres (PSL). Il est actuellement professeur à l’Institut Franco-Allemand d’Etudes Européennes (à l’Université de Cergy-Pontoise). Spécialiste de l’histoire de l’Allemagne et de l’Europe, il travaille en particulier sur la modernisation politique des sociétés depuis la Révolution française. Il est l’auteur d’ouvrages et de nombreux articles sur l’histoire de l’Allemagne depuis la Révolution française, l’histoire des mondialisations, l’histoire de la monnaie, l’histoire du nazisme et des autres violences de masse au XXème siècle  ou l’histoire des relations internationales et des conflits contemporains. Il écrit en ce moment une biographie de Benjamin Disraëli. 

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Chloé Morin

Chloé Morin

Chloé Morin est ex-conseillère Opinion du Premier ministre de 2012 à 2017, et Experte-associée à la Fondation Jean Jaurès.

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Atlantico : Quelles peuvent être les conséquences politiques du fait que les Français, si habitués à être "sauvés" par l'État, ne doivent compter que sur eux-même pour fabriquer et donc porter des masques ?

Cholé Morin : Je ne sais pas si les Français ont tant que cela l'habitude d'être sauvés par l'Etat. C'est vrai qu'ils en attendent beaucoup, et se heurtent constamment - depuis des années - à ce qu'ils perçoivent être l'incapacité de la politique à changer leur quotidien. Mais cette exigence persistante n'empêche pas que les Français sachent s'organiser, prendre des initiatives autonomes. D'ailleurs, lorsqu'on observe la période des dernières semaines, c'est l'initiative "bottom-up" qui a souvent pallié les défaillances de l'administration. Que ce soit dans le secteur associatif, qui a su s'organiser en dépit de la pénurie de bénévoles - ceux-ci étant souvent des personnes âgées, confinées -, des entreprises mobilisées partout pour fabriquer ici des masques, là du gel hydro-alcoolique, des services d'urgence qui n'ont pas attendu les consignes des ARS pour trouver des solutions pour parrer au plus pressé, ou encore des collectivités petites et grandes qui ont accompagné, coordonné les actions de leur bassin de vie... à l'épreuve de la crise, le "bas" n'a pas attendu que le "haut" réagisse pour s'organiser. Nous sommes assez habitués au système D, et ça ne fonctionne pas si mal... Maintenant, c'est vrai que les masques sont devenus le symbole d'une double faillite : faillite administrative, et faillite politique en ce sens que les Français ont le sentiment que leurs dirigeants n'ont pas su leur tenir, sur le sujet, un discours de vérité. Mais je pense que derrière l'appropriation collective des masques, ce n'est pas uniquement ce rapport à l'Etat qui se joue. C'est aussi et avant tout notre rapport à l'autre, à nos concitoyens. Dans la période, on souligne en effet souvent la défiance verticale, vis à vis de l'Etat, mais il faut aussi souligner la défiance horizontale. Selon le baromètre Opinionway-CEVIPOF de la confiance politique, 65% des Français jugent qu'on "est jamais trop prudent quand on a affaire aux autres". C'est beaucoup plus qu'en Allemagne (51%) ou en Grande Bretagne (47%). Cette défiance nous incite à ne pas vouloir dépendre du bon respect des "gestes barrière" par nos concitoyens pour notre santé. Fabriquer son masque, mettre un masque, c'est au fond garder le contrôle de sa santé, ne pas dépendre de l'altruisme de ces autres dont nous nous méfions profondément... Le port du masque qui se généralise dans nos rues sans que l'on ait eu à attendre les consignes gouvernementales n'est à mon sens pas tant un exemple d'altruisme que le symbole d'une société de défiance.
Edouard Husson : Nous devons nous rappeler cette constante de l'histoire. Les périodes d'individualisme militant se finissent toujours par une poussée du rôle de l'Etat. L'individualisme absolu des cinquante dernières années a débouché sur sur un Etat omniprésent. L'excès d'Etat l'a rendu obèse et inefficace. Nous cumulons tous les excès d'un Etat envahissant: nos vies sont contrôlées à un point qui semblerait inadmissible à nos pères qui combattaient pour la liberté dans les tranchées. Pensons par exemple aux atteintes à la liberté d'expression, permanentes, sur les réseaux sociaux, exercées par les grands pourvoyeurs, avec la complicité de l'Etat. Pensons aux données que nos banques, régulièrement renflouées par l'argent public, accumulent sur chacun d'entre nous. Pensons aux radars de contrôle de vitesse sur les doutes, aux 80 km/h etc...Ce dernier exemple nous dit aussi l'impuissance de cet Etat obèse: il met toute son énergie dans la sécurité routière et il est totalement impuissant ailleurs, comme le montre son incapacité à nous fournir des masques et des tests pour permettre un déconfinement dans de bonnes conditions. Alors oui, les Français sont devenus extrêmement sceptiques. L'état d'esprit général consiste à penser que d'autres gouvernements ne feraient pas mieux que l'actuel face à la même épidémie. C'est faux, sans aucun doute - rappelons-nous par exemple comme le gouvernement de François Fillon avait pourvu le pays en masques en cas d'épidémie il y a un peu plus d'une décennie. Mais l'un des effets de l'Etat omniprésent, c'est aussi la perte de mémoire. 

Les multiples injonctions contradictoires aux sujets des masques peuvent cristalliser tout le mécontentement de la société vis-à-vis des politiques ultra-techniques du gouvernement ?

Cholé Morin : Evidemment, ce sujet illustre une tendance des administrations et élus à être complexes, techniques, tatillons et donc inaudibles et illisibles pour la majorité. Mais je crois que le principal sujet n'est pas là. L'exemple des masques est surtout venu illustrer une idée ancrée depuis longtemps dans l'opinion publique : l'idée que les élites sont déconnectées du réel, occupées à sauver leurs postes et promouvoir leurs carrières, plutôt qu'à promouvoir l'intérêt général. Dans le baromètre CEVIPOF que je citais à l'instant, 26% des Français seulement considèrent que "pour promouvoir l'intérêt général, le gouvernement doit pouvoir cacher certaines informations aux citoyens". Ce résultat contraste avec celui des britanniques, qui sont 54% à accepter cette idée. Il ne dit pas la naïveté des Français, qui savent bien que certaines opérations militaires par exemple nécessitent un certain secret. Il dit surtout les doutes sur la capacité des élus à se faire les gardiens de l'intérêt du "citoyen ordinaire"... Dès lors, la propension à voir dans toute ambiguïté une tentative de manipulation - plutôt qu'une tendance de l'administration à être déconnectée, complexe... - est très grande.
Il faut souligner que les injonctions contradictoires ne proviennent pas uniquement des autorités politiques, s'agissant des masques : de nombreux experts ont pu les dire inutiles, en dehors des personnels soignants et citoyens fragiles. Cela pose donc la question du rapport à l'autorité scientifique, qui sortira vraisemblablement très abîmé de cette crise. 47% des Français considèrent, selon le CEVIPOF, que la science apporte aujourd'hui à l'homme "autant de bien que de mal", contre 37% en Allemagne et 26% au Royaume Uni. 64% des Français considèrent que "le bon sens est plus utile que les connaissances scientifiques" - un avis partagé dans les mêmes proportions que nos voisins. Il est évident que l'épisode des masques va renforcer cette tendance : les scientifiques et autorités politiques nous disaient, au début de la crise, que les masques ne servaient à rien, alors que de nombreux Français ont tenté de s'en procurer. Ces derniers auront vu les mêmes scientifiques leur donner raison à postériori. Il y a fort à parier qu'à l'avenir, nombreux soient les Français qui disent, face à une recommandation scientifiquement fondée mais "contre-intuitive" pour le citoyen moyen, "ouais, on a vu ce qu'il en était pour les masques"...
C'est aussi cette défiance vis à vis de la parole scientifique "autorisée" qui s'illustre dans le soutien de l'opinion à Didier Raoult. Derrière ce que l'on peut appeler le "populisme médical", il y a surtout le sentiment que les scientifiques sont pour beaucoup sortis de leur rôle - émettre des hypothèses, proposer des solutions, les tester, ré-émettre des hypothèses, etc - pour soit s'engager dans des batailles d'égos qui n'ont pas lieu d'être, soit empiéter sur le domaine du politique et prétendre à engager des choix des relèvent, en démocratie, des élus de la Nation.
Edouard Husson : En fait nous en sommes à la troisième très grave crise sous ce quinquennat. Nous avons affaire à l'un des plus mauvais gouvernements de notre histoire ! La crise des Gilets Jaunes a vu le pouvoir vaciller et si une opposition structurée avait existé, nous aurions eu des élections et une alternance. La crise de la réforme des retraites mérite de rentrer dans un manuel comme l'exemple de tout ce qu'il ne faut pas faire quand on veut entreprendre une réforme. Par conséquent, l'incapacité de ce gouvernement, de cette présidence dans la crise du Coronavirus n'est rien de nouveau. C'est une nouvelle illustration de ce que nous savions déjà. Le problème, c'est que l'opposition parlementaire est peu active, ne structure aucune riposte. Il est donc très difficile de dire quel va être l'effet boomerang. Quand l'opposition existe et s'active, on voir où en est l'opinion. Nous risquons de voir surgir une nouvelle crise des "Gilets Jaunes", sous une forme inattendue.  

Pourrait-on assister à un éveil d'une version française du "take back control", c'est-à-dire une forme de désobéissance permettant à la société civile de recouvrer une certaine liberté ?

Cholé Morin : Les masques sont en train de devenir un symbole politique. Le symbole d'une faillite conjointe des autorités politiques, administratives et scientifiques, pour le moment. Mais demain, si les mêmes autorités ne parvenaient pas à reconstruire un minimum d'unité et de confiance - autour d'un projet de reconstruction à la fois juste et ambitieux -, ce symbole pourrait évidemment prendre une autre dimension, à l'image de ce qu'est devenu le gilet jaune. Le symbole du "bon sens populaire" prenant le dessus sur la parole autorisée. Le symbole d'une reprise de contrôle sur sa propre sécurité, sur sa propre santé, sur sa propre vie. Nous n'en sommes pas là, évidemment. Mais le terreau de la défiance politique, de la crainte du déclassement social et économique, de la peur vitale, est évidemment propice au retour de mouvements du type Gilets jaunes. Encore une fois, cela dépendra de la manière dont le gouvernement gèrera le déconfinement et organisera les conditions d'une reconstruction nationale permettant à chacun de se sentir reconnu et pris en compte.
Edouard Husson : La crise des Gilets Jaunes n'a pas débouché sur une force d'opposition parce que personne, dans la classe politique, n'a structuré de réponse. Le mouvement se méfiait de la récupération mais ce n'est pas la seule explication. C'est aussi l'incapacité des partis actuels à penser le (vrai) nouveau monde, celui de la Troisième Révolution industrielle. Pour qu'il y ait "take back control", comme en Italie, au Brésil, en Grande-Bretagne ou aux USA ces dernières années, il faut qu'il y ait une ou deux personnalités politiques, un ou plusieurs mouvements capables d'exprimer, canaliser, faire fructifier le mouvement de mécontentement populaire. Nous en sommes encore loin en France. 

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