Cette guerre sainte lancée contre l’Occident qui se cache derrière l’invasion de l’Ukraine <!-- --> | Atlantico.fr
Atlantico, c'est qui, c'est quoi ?
Newsletter
Décryptages
Pépites
Dossiers
Rendez-vous
Atlantico-Light
Vidéos
Podcasts
International
Vladimir Poutine.
Vladimir Poutine.
©Odd ANDERSEN / AFP

Géopolitico-Scanner

Pour Leonardo Dini, universitaire italien spécialiste de l’Ukraine et de la Russie, nous devrions être plus attentif à la vision développée par le patriarche de l’Eglise orthodoxe Kirill et qui a largement inspiré Vladimir Poutine. Entretien avec Alexandre Del Valle.

Alexandre del Valle

Alexandre del Valle

Alexandre del Valle est un géopolitologue et essayiste franco-italien. Ancien éditorialiste (France SoirIl Liberal, etc.), il intervient dans des institutions patronales et européennes, et est chercheur associé au Cpfa (Center of Foreign and Political Affairs). Il a publié plusieurs essais en France et en Italie sur la faiblesse des démocraties, les guerres balkaniques, l'islamisme, la Turquie, la persécution des chrétiens, la Syrie et le terrorisme. 

Son dernier ouvrage, coécrit avec Jacques Soppelsa, Vers un choc global ? La mondialisation dangereuse, est paru en 2023 aux Editions de l'Artilleur. 

Voir la bio »
Leonardo Dini

Leonardo Dini

Leonardo Dini est philosophe du droit, expert en politique nationale et internationale. Il est également auteur de plusieurs ouvrages.

Voir la bio »

Alexandre Del Valle : Vous résidez en Ukraine depuis le 5 septembre 2002 comme observateur géopolitique de terrain et soutien à la résistance ukrainienne face à l'agression russe. Vous dénoncez la dérive totalitaire néo-tsariste russe et alertez sur le risque de IIIème guerre mondiale, selon vous déjà commencée sur le plan diplomatique, commercial et idéologique, et vous estimez qu'il faut combattre la menace globale des pays "révisionnistes" (Russie-Chine, Corée du Nord, Iran, Turquie, etc). En même temps, vous critiquez le fait que l'Occident aurait commis l’erreur de ne pas intégrer la Russie à l'Europe et à l'OTAN", opinion qui rejoint celle de Henry Kissinger. Pouvez-vous développer cette apparente contradiction ?

Leonardo Dini : La grave erreur, du côté occidental, a été de ne pas intégrer la Russie dans l'OTAN et l'UE, ce que des hommes d'État comme Berlusconi, Hubert Védrine, Dominique de Villepin, Henry Kissinger ont plus d'une fois proposé, car l'Union avec l'Europe était déjà la volonté de Gorbatchev dans les années 1990. Rappelons que cela suivait aussi le projet de De Gaulle de l'Europe continentale en paix et alliée, de l'Atlantique à Oural, y compris avec la Russie. J'affirme donc que si la Russie faisait partie aujourd'hui de l'UE et de l'OTAN, il n'y aurait pas de guerre en ce moment... 

Rappelons que dans sa première phase politique (1999-2014), même s'il a fait la guerre à la Tchétchénie, créant ainsi le phénomène Kadyrov-, puis à la Géorgie (2008), en occupant les régions pro-russes du pays (Ossétie-Abkhazie), et même s'il a annexé en 2014 la Crimée, Poutine était encore constructif et dialectique dans ses rapports avec l'Occident, les Etats-Unis, l'OTAN et l'UE. Ce Poutine de la "première étape " était un chef d'État "normal", sans vocation impériale affirmée. Puis, après sa conversion d'athée à croyant orthodoxe, et même avec ses "conciles" panorthodoxes (en fait assez peu chrétiens), il a déclenché tout d'abord une guerre sainte en Syrie, puis une croisade contre les libertés occidentales. Avec le soutien du patriarche orthodoxe russe Cyrille et sous l'influence (un temps) de son "confesseur personnel", le père Tikhon, il est devenu le néo-tsar que l'on sait... et tout a changé, même avec son réseau d'oligarques qui est passé de support financier actif à un rôle passif de hiérarques au service du nouveau Tsar... 

À Lire Aussi

Le dramatique échec des accords de désarmement et de non-prolifération nucléaire sur fond de néo-guerre froide Occident-Russie et de chaos ukrainien...

Le monde des "Siloviki" (cercle étroit d'hommes proche de Poutine) a été alors renforcé, un monde intermédiaire qui sépare Poutine du monde réel et donc l'isole, sous prétexte de sécurité, dans un monde virtuel. Des accords de 2002, à Pratica di Mare, en Italie, sous Berlusconi, alors en bons termes avec Poutine, à ceux de Minsk, en Biélorussie, sous le patronage de la France et de l'Allemagne, Poutine avait développé une ligne de dialogue, tout d'abord multilatérale, puis avec la France et Allemagne. Dans le même temps, en sous-main ou en parallèle, il a développé depuis 1999 une alliance anti-occidentale avec la Corée du Nord, la Chine, l'Iran, dans le cadre de son nouveau projet stratégique militaire à long terme qui consiste à rétablir une sorte de Pacte de Varsovie à l'est, afin de (re)construire une Union soviétique 2.0 néo-tsariste et une "Eurasie", alternative à "l'empire colonial américain du XXe siècle". Bref, un "pacte de Pékin ou de Samarcande", dans sa version actuelle, et dont les alliés extérieurs sont l'Inde, la Turquie, les Émirats, la Syrie, l'Est de la Libye, des pays africains et asiatiques ou Sud-Américains, comme le Venezuela ou Cuba, la Communauté des Etats indépendants-post-soviétiques (CEI), comme le Kirghizistan ou le Kazakhstan. Ce dispositif anti-Ouest s'est également engagé militairement et l'Union eurasiatique, avec la CEI, a été conçue comme une alternative supposée "efficace" et en pleine croissance à l'Union européenne. 

Beaucoup pensent que les Russes ont un plan de conquête napoléonien qui semble évident. La question est donc : "comment les arrêter " ?

À Lire Aussi

La néo-guerre froide Occident-Russie et l'échec désastreux des accords de désarmement et de non-prolifération nucléaire: vers un monde de plus en plus incertain et dangereux...

La solution à la crise actuelle n'est bien sûr pas une Europe intégrée dans l'empire russe, ou soumise au tandem anti-occidental russo-chinois allié à des pays arabes et aux Iraniens, mais un axe Euro-Américain allié, en paix, uni et en coopération économique étroite avec en son sein une UE forte. Mais ce dispositif euro-atlanto-asiatique large doit être sans arrière-pensées "néocoloniales", ni de la part des Américains, ni des Allemands, pas plus que du côté chinois et russe...

Or l'Europe de l'Ouest (UE) semble prise en tenailles entre ces empires... La limite au projet de paix universelle réside dans la démocratie incomplète russe, mélange de démocratie et de dictature, une Russie transformée en autocratie, sans parler de la Biélorussie, otage idolâtre de Loukachenko. Je suis en faveur d'une Europe en paix qui inclut plutôt qu'elle n'exclut; qui comprendrait l'Ukraine indépendante et pacifique, mais ramenée à ses frontières d'avant 2014 mais avec un statut spécial pour les régions russophones occupées par les Russes qui reposerait sur une "souveraineté partagée" entre la Russie et l'Ukraine, puis la Biélorussie et la Russie, traduites en nouvelles démocraties, dans l'après Poutine et l'après-Loukachenko. L'une des variantes de ce projet serait de faire de l'Ukraine le lien pacifique entre l'Eurasie et l'Europe. Pareille vision d'une paix européenne serait basée sur l'économie et la finance et non pas sur l'industrie militaire et les invasions... Or aujourd'hui, l'objectif minimum des Russes c'est l'occupation de toute l'Ukraine... Dans la doctrine de la guerre sainte contre l'Occident lancée par le Patriarche orthodoxe russe Kirill, la posture impériale est maximale, et l'objectif maximaliste serait d'arriver jusqu'à Rome pour en faire la capitale d'une Eurasie alternative à l'UE... 

À Lire Aussi

Ukraine : la Troisième Guerre mondiale est déjà là pour ceux qui ne feignent pas de l’ignorer et voilà pourquoi

Un projet fou qui est dans l’idéologie des plus durs du Kremlin et du Patriarcat, ce dernier étant animé du projet d'imitation de la Rome antique, capitale d'un nouvel empire russo-chinois qui procéderait à ses couronnements à Saint-Pierre de Rome, comme jadis les empereurs Charlemagne, ou Napoléon Ier... Les Russes néo-tsaristes rappellent la vocation russe-orthodoxe d'une Moscou vue comme la "Troisième Rome" post-byzantine. 

Vous croyez vraiment à cette géopolitique mégalomaniaque de Poutine et Kirill ? Est-ce réaliste ?

Pour moi, une fois effectuée la mobilisation de l'armée russe, l'avalanche d'un million presque de nouvelles recrues permettra aux Russes d'envahir le reste de l'Ukraine [une hypothèse contestée par une grande majorité des experts militaires occidentaux et dont viennent même à douter publiquement des soutiens du Kremlin en Russie, NDLR]. Et pour Poutine et les faucons comme le président du Conseil National de Sécurité Patrouchev ou le patriarche Kirill, ce sera facile de justifier une nouvelle invasion de l'Europe, que cela se fasse militairement ou avec des coups d'État fomentés. Les pays de l'ex-Comecon et de l'ex-Pacte de Varsovie pourront ainsi tomber dans l'escarcelle de la "Grande Russie" ou de la "Nouvelle Russie" ("nova Russia"). Un projet qui ressemble à ceux de l'empire napoléonien ou de l'empire allemand du III Reich. Toutefois, rappelons que tous deux ont conquis l'Europe... pour la perdre vite. En ce sens, la méthode des Américains, comme celle des Anglais, ou même des Allemands après la réunification de l'Allemagne, qui consiste à conquérir le continent non pas militairement mais économiquement et/ou politiquement, y compris comme on le voit en Ukraine, est plus efficace...

Comment arrêter les Russes ?

Pour arrêter les Russes, une première voie consisterait à dialoguer en termes d’Ostpolitik entre catholiques et orthodoxes, à l'instar du dialogue entamé par le Pape François entre catholiques occidentaux et Chinois. Bref, faire changer Kirill en faisant imprimer chez les Russes l'idée de paix... J'observe que tant le nouvel arc de triomphe militaire créé à Moscou près de la basilique de l'armée que les chars ukrainiens engagés dans l'avancée face aux Russes portent des symboles chrétiens-orthodoxes... Mais comme l'a averti le Pape, le christianisme, c'est la paix, pas la guerre. 

Une solution plus concrète pour arrêter la guerre serait de lancer un nouveau Yalta qui déterminerait avec clarté les limites respectives des zones de puissance de l'Amérique, de l'Europe, de la Russie et de la Chine. Ce Yalta Mondial délimiterait également les zones géopolitiques en Asie.

Enfin, une troisième voie pourrait être d'inviter les dirigeants des puissances orientales qui veulent diriger le nouvel ordre mondial alternatif à s'impliquer dans la construction d'une alternative globale à l'Occident qui ne serait pas militaire et guerrière mais économique et financière, comme les pays des BRICS le font déjà en Afrique et en Asie. Ce leadership mondial alternatif ne serait pas obtenu par une troisième guerre mondiale, comme cela se profile, mais par des garanties géopolitiques de zones d'influence respectées données à la Chine, à la Russie et aux autres puissances émergentes comme l'Inde, la Turquie, ou l'Iran. Bref, une golden-share économique et aussi géopolitique qui a l'avantage, à long terme, d'être flexible et d'éviter les problèmes résultant des victoires/ défaites militaires ou des débâcles politiques.

Quels sont les scénarios, du plus optimiste au plus pessimiste ?

J'ai déjà décrit dans les réponses précédentes, les scénarios possibles, mais d'autres subsistent: ceux d'une crise interne en Chine et en Russie, par exemple. Le plus grand allié de la Russie, bien que formellement neutre, a reconduit,+ le président Xi Jimping, qui va probablement prendre vite des mesures contre Taiwan... Concernant la Russie, les oligarques russes eux-mêmes admettent que, même sans Poutine, la Russie développerait une politique expansionniste similaire, une revanche de l'histoire, face à un ennemi juré et face à "l'humiliation" subie en 1989-1992 avec la fin de l'Union Soviétique.

Cependant, la génération des jeunes Russes est celle qui avait vingt ans en 1991 et qui ne ressent pas cette revendication du personnalisme poutinien comme la sienne. L'armée française a conquis l'Europe parce qu'elle était une armée populaire et un peuple tout juste libéré du féodalisme qui voulait exporter militairement les valeurs de liberté et d'égalité de la République, deux siècles avant les États-Unis et l'OTAN actuels.

L'armée allemande a conquis l'Europe avec Hitler, parce qu'elle avait endoctrinée pendant six années de nazisme la jeunesse allemande appelée à se battre. Et tous les Allemands avaient un désir partagé de revanche. Cette fois, c'est le sommet de la Russie qui, exactement comme les tsars, jadis, utilise le peuple comme chair à canon pour reconstruire un Empire.

Mais les Ukrainiens impliquent de plus en plus les Occidentaux dans les sanctions, de plus en plus sévères et dans l'envoi d'armes et de soldats ?

Question essentielle : c'est un problème grave qui touche tout le monde : si l'approvisionnement en armes de l’Ukraine venait à être freiné ou stoppé -et si la guerre dure, la question se posera tôt ou tard- la liberté et la démocratie chuteraient en Ukraine qui deviendrait alors - à jeu facile- un territoire annexé à la Grande Russie. C'est ce que Poutine dit et a espéré faire en quelques semaines et qu'il est déterminé à continuer de faire d'ici 2023 ou dans les années qui suivent. Dans un scénario très négatif pour les Ukrainiens et pour les républiques post-soviétiques qui voudraient être indépendantes et qui ont droit à la liberté d'auto-détermination et à la démocratie, un processus d'absorption de l'Ukraine par la Russie dictatoriale est aussi possible que le risque d'un Taïwan absorbé par la Chine.

L'URSS s'est  effondrée car elle n'a pas su, même avec Gorbatchev, évoluer vers une démocratie. Aujourd'hui, la Russie de Poutine et de ses successeurs ne peut pas continuer dans cette voie néfaste d'Ivan le Terrible, de Pierre le Grand, de Staline. Elle doit repartir de là où ont commencé et échoué Michail Gorbatchev et Boris Eltsine avant Poutine, c'est-à-dire tenter de renforcer une vraie démocratie parlementaire fondée sur la souveraineté du peuple, et l'exemple de la France est bien meilleur que celui de la Chine en ce sens.  En réalité, pour la Russie, l'Ukraine est un problème non pas parce que atlantiste ou du côté de l'Otan (donc "nazie" pour Medvedev!), mais parce que depuis 1991, même avec ses défauts innés (corruption, désordre local), elle est une démocratie, ce que ni la Biélorussie, ni la Russie et leurs alliés (Corée du Nord, Iran, etc) ne sont... mais finiront  inévitablement par devenir dans le futur (après la chute de la théocratie des mollahs et la réunification des Corées par le Sud).

Par conséquent, il vaudrait mieux que la Russie prenne l'exemple de l'Ukraine et devienne une démocratie en paix avec l'Europe et géographiquement proche de l'Ukraine démocratique et indépendante, plutôt que de se lancer dans une guerre sans fin qui, comme l'Empire romain d'Orient, finira par la faire se soumettre aux Chinois, aux Arabes, aux Turcs et aux Iraniens, bref, aux puissances émergentes, perdant ainsi ces caractéristiques orthodoxes, post-tsaristes et chrétiennes, que Moscou prétend pourtant justement exporter militairement...

Pour retrouver la seconde partie de l'entretien d'Alexandre del Valle et Leonardo Dini, cliquez ICI

En raison de débordements, nous avons fait le choix de suspendre les commentaires des articles d'Atlantico.fr.

Mais n'hésitez pas à partager cet article avec vos proches par mail, messagerie, SMS ou sur les réseaux sociaux afin de continuer le débat !