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Cette économie qui se développe sur l’anxiété grandissante des Français
©DAMIEN MEYER / AFP

Prospérer sur le malheur

Il y aura toujours quelqu'un pour exploiter l'anxiété collective pour en tirer profit.

Jean-Paul Mialet

Jean-Paul Mialet

Jean-Paul Mialet est psychiatre, ancien Chef de Clinique à l’Hôpital Sainte-Anne et Directeur d’enseignement à l’Université Paris V.

Ses recherches portent essentiellement sur l'attention, la douleur, et dernièrement, la différence des sexes.

Ses travaux l'ont mené à écrire deux livres (L'attention, PUF; Sex aequo, le quiproquo des sexes, Albin Michel) et de nombreux articles dans des revues scientifiques. En 2018, il a publié le livre L'amour à l'épreuve du temps (Albin-Michel).

 

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Atlantico : Selon un article publié par le Guardian, l'économie de l'anxiété représenterait un marché de plusieurs milliards. Quels sont les produits phares de cette économie de l'anxiété, dans ce qui est parfois appelé l'ère du stress ?

Jean-Paul Mialet : Les médicaments de l’anxiété sont les tranquillisants. Ils appartiennent tous à une même famille chimique, celle des benzodiazépines. Trois représentants se partagent la vedette : l’alprazolam (dont la dénomination commerciale en France est Xanax), le bromazepam (Lexomil) et le diazepam (Valium). Les premières benzodiazépines ont été découvertes dans les années 60. Très rapidement, elles ont été largement prescrites. Ce sont des produits qui soulagent immédiatement la tension intérieure sans avoir d’effets secondaires marqués. Ils constituent donc une réponse chimique facile à tous les malaises, ou même aux simples inconforts psychologiques. 
Bien avant que l’on soit rentré dans « l’ère du stress », on avait noté qu’une très large majorité des plaintes poussant à consulter un médecin généraliste correspondait à ce que l’on qualifie de symptômes « fonctionnels » : terme pudique pour désigner des manifestations prenant l’allure d’un trouble physique mais résultant d’un malaise intérieur. Quelle que soit l’époque, la vie n’est pas un long fleuve tranquille : des remous anxieux font partie du voyage. Les tranquillisants ont  fourni au médecin une possibilité de remédier à ces malaises fonctionnels sans chercher à creuser, ce qui prend du temps et n’est pas toujours facilement accepté. 
L’évolution de la société vers l’absence de repère, la précarité et l’individualisme ont depuis lors aggravé le poids de l’anxiété dans la population générale. La demande pour des solutions d’apaisement, l’avidité pour le bien-être – une notion éminemment subjective – sont par ailleurs plus fortes qu’autrefois : en atteste l’éclosion d’innombrables « thérapies» visant l’harmonie intérieure, d’intérêt parfois discutable. Ce contexte (ainsi que les bénéfices de la consommation pour l’industrie pharmaceutique, qui ne néglige pas le marketing…) explique le triomphe des tranquillisants dans le marché de la santé : ces précieuses pilules, en apparence innocentes, offrent un soulagement immédiat à des tensions personnelles de toute nature. On conçoit que tout ait été fait pour en rappeler les dangers : dépendance avec difficulté de sevrage après quelques temps d’utilisation, effets sur la mémoire. En tombant parfois dans des excès qui, comble du paradoxe, rendent la prescription difficile chez les patients anxieux qui en ont le plus grand besoin!

Ces produits de l'anxiété permettent-ils réellement de corriger les maux qui en sont le moteur ? 

Votre question amène à s’interroger sur ce qu’est l’anxiété. Le psychiatre en a une notion précise : c’est un état émotionnel associé à une souffrance que l’on rencontre dans des troubles bien définis (troubles obsessionnels ou phobiques, attaques de panique, troubles anxieux généralisés) ou qui accompagne des états dépressifs et certaines psychoses. Face à ces troubles divers, le psychiatre pose un diagnostic et choisit un traitement. Les tranquillisants représentent une arme majeure pour soulager les patients, mais ils ne sont pas si souvent utilisés isolés. D’autres produits leur sont adjoints en fonction de la situation : antidépresseurs, neuroleptiques, etc. Et dans la plupart des cas, à distance des états aigus, des thérapies psychologiques sont également mises en œuvre. On peut donc, en résumé, conclure que pour un psychiatre, les tranquillisants permettent rarement de corriger, à eux seuls, les maux qui en sont le moteur. 
Si l’on considère la formule que vous avez employée dans la question précédente, formule qui fait intervenir la notion de stress, on rentre dans un champ beaucoup plus vague. Il est à noter que l’anxiété de stress est une émotion circonstancielle qui n’est pas forcément pathologique. Elle représente une mise en tension de l’organisme face à une situation à fort enjeu - mise en tension qui a une valeur adaptative. Elle aide à réagir en mobilisant tous ses moyens. Le stress des acteurs, des hommes publics et de tous ceux qui ont à affronter de grandes responsabilités est un stress positif, utile à la performance et finalement recherché par ceux qui ont choisi ces voies. On a fait du stress un mal endémique qu’il faudrait éviter à tout prix, et que l’on assimile à un autre mal, l’anxiété. Mais ni l’un ni l’autre ne sont forcément un mal. L’anxiété, comme on y a fait allusion précédemment, fait partie de la vie : la liberté de l’être humain, qui est capable d’anticiper son futur, ne va pas sans contrepartie ; l’anxiété est le prix à payer. Elle n’est pas inutile : elle pousse à prendre son existence en mains. Il suffit de voir ce qu’il advenait de ceux qu’autrefois, on soulageait de toute anxiété en les privant de leur lobe frontal par la lobotomie … Quant au stress, peut être n’est-il pas très heureux pour le système cardio-vasculaire, mais pour l’équilibre moral, c’est autre chose. Là où le stress devient nuisible, en fait, c’est quand il survient dans une situation d’impasse ou d’impuissance. Ou bien quand, au lieu de stimuler, il nuit à la performance en poussant à la panique. Ce type de handicap peut alors bénéficier utilement de l’aide d’un tranquillisant, mais même dans ce cas, on ne s’en remet pas seulement au traitement et l’on prend le temps d’évaluer l’enjeu symbolique de la prouesse qui conduit ainsi à la panique. 
Vous voyez donc combien, lorsqu’ils sont utilisés avec discernement, les produits de l’anxiété représentent un véritable progrès pour soulager. Le problème est que l’époque met l’anxiété à toutes les sauces et voudrait éradiquer « l’intranquillité » pour parvenir à un bien être illusoire.  Des attentes excessives se développent, et lorsqu’elles rencontrent un médecin qui les partage ou qui ne prend pas le temps d’examiner en profondeur les plaintes, le tranquillisant représente la pilule de l’insouciance qui vient combler le patient comme le prescripteur, en évitant d’aborder les vrais sujets.

Ne pourrait-on pas davantage se reposer sur le traitement des causes de notre anxiété plutôt que de tenter d'en corriger les effets ? Par quels moyens ? 

Je répondrai à cette question en laissant de côté les causes psychiatriques – dans ce domaine, beaucoup a été fait pour décourager les prescriptions à la va-vite –  et en m’interrogeant sur les facteurs sociaux de l’anxiété.  Il me semble qu’il y a aujourd’hui une contradiction qui est à l’origine d’un grand malaise : jamais nous n’avons eu autant l’aspiration à être maîtres de nos existences – il y avait autrefois au dessus de nous des références qui rappelaient que nous n’étions maîtres que partiellement de notre destinée ; et jamais nous n’avons vu aussi clairement combien notre maîtrise était limitée – la mondialisation, par exemple, nous montre en permanence combien notre collectivité n’est qu’une parmi d’autres. L’individu moderne me semble ainsi tenaillé entre deux pôles : on lui a fait miroiter qu’il était tout, et il se sent réduit à rien s’il n’est pas tout. Hélas, tout lui indique qu’il n’est pas grand-chose. Les échanges sur Internet en sont une illustration typique : chacun s’exprime devant un public innombrable, mais sa voix s’élève dans un désert peuplé d’interlocuteurs anonymes. Les discussions de café d’autrefois ne permettaient pas d’imaginer qu’on s’adressait au monde entier, mais ce public limité donnait l’assurance d’une réalité en même temps qu’il apprenait à se faire sa place dans un monde borné. 

Vous voyez que je m’éloigne de mon domaine de compétence et que je m’égare dans des réflexions philosophiques. C’est bien le problème de l’anxiété : dans la mesure où elle est consubstantielle à l’existence humaine, comment en venir à bout ? Impossible. Alors peut-être faut-il apprendre à vivre avec ? Peut-être faut-il cesser de vouloir toujours tout toiletter et de cultiver exagérément l’hygiénisme ? Et si l’anxiété naît de ce qu’on ne maîtrise pas, peut être faut-il aussi apprendre à s’abandonner en confiance à ce que l’on ne maitrise pas, tout en ayant à cœur de mieux maîtriser ce que l’on peut, ce qui est à sa portée… 

Tenez, avouons-le : finalement, votre question m’angoisse.  Posez-la donc à d’autres experts : philosophes, sociologues, politiciens… En matière d’anxiété, croyez-moi, tout le monde a ses responsabilités ; le psychiatre ou le psychologue n’en détiennent pas seuls les clés ! Vous aussi d’ailleurs avez votre part, vous les journalistes qui ne cessez d ‘en parler, ou de nous entretenir dans des informations alarmantes – parce qu’à quoi bon signaler qu’un train est arrivé à l’heure. Mes patients anxieux m’expliquent qu’ils ne peuvent plus regarder la télé… On n’y parle que de la planète bientôt transformée en fournaise, de la violence des hommes envers les femmes ou entre factions dans un point quelconque du globe. Et pour vous distraire, on ne manque pas de vous faire la leçon : êtes-vous responsable ? Savez-vous élever vos enfants ? Trier vos déchets ? Heureusement, on est bienveillant, et l’on sait aussi vous mettre en garde : êtes-vous victime d’un pervers narcissique ? Soyons honnêtes : l’anxiété fait vendre, et pas simplement des tranquillisants…

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