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Le président du groupe Renaissance Sylvain Maillard (ici avec la présidente de l'Assemblée nationale Mme Braun-Pivet) a reproché à la ministre Sabrina Agresti-Roubache d'être trop conciliante avec le RN.
Le président du groupe Renaissance Sylvain Maillard (ici avec la présidente de l'Assemblée nationale Mme Braun-Pivet) a reproché à la ministre Sabrina Agresti-Roubache d'être trop conciliante avec le RN.
©Bertrand GUAY / AFP

Demi-habiles

La pratique du cordon sanitaire anti-fasciste devient de plus en plus une simple arme de disqualification de ses adversaires politiques. Ses promoteurs devraient pourtant méditer les exemples de retour de boomerang récents…

Christophe Boutin

Christophe Boutin est un politologue français et professeur de droit public à l’université de Caen-Normandie, il a notamment publié Les grand discours du XXe siècle (Flammarion 2009) et co-dirigé Le dictionnaire du conservatisme (Cerf 2017), le Le dictionnaire des populismes (Cerf 2019) et Le dictionnaire du progressisme (Seuil 2022). Christophe Boutin est membre de la Fondation du Pont-Neuf. 

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Atlantico : Ce mardi 13 février 2024, la secrétaire d’État chargée de la Citoyenneté et de la Ville, Sabrina Agresti-Roubache, s’est attirée les foudres de sa majorité, parce que jugée trop clémente avec le Rassemblement national. Peut-on encore penser que la stratégie du cordon sanitaire est efficace aujourd’hui, quand il s’agit de limiter la montée des populismes... en France comme ailleurs ?

Christophe Boutin : Rappelons si vous le voulez bien très brièvement les choses. Devant l’Assemblée nationale, lors des débats sur un projet de loi gouvernemental concernant la lutte contre les dérives sectaires - ce qui est amusant au vu de ce qui va suivre -, la présidente de séance a présenté deux amendements proposés par un député du Rassemblement national. Comme c’est le cas lorsqu’il s’agit de propositions venant de cette formation, ostracisée au Parlement, la rapporteure du texte, macroniste, a donné un avis défavorable. Or, drame pour l’assemblée, la secrétaire d’État, chargé de la citoyenneté et de la ville, Sabrina Agresti-Roubache, qui présentait le texte, a choisi de donner de ce qu’on appelle un « avis de sagesse »  c’est-à-dire, en droit parlementaire, que le gouvernement n’a donné, ni avis favorable, ni avis défavorable sur les amendements proposés, s’en remettant à « la sagesse » des parlementaires présents. Le simple fait de ne pas refuser systématiquement des amendements venant du RN a alors causé une crise au sein du groupe Renaissance, dont le président, Sylvain Maillard, a demandé une suspension de séance avant de descendre pour s’indigner devant la ministre de son choix. La séance a ensuite repris, les amendements présentés par le RN ont été repoussés, mais d’autres parlementaires se sont indignés de la collusion du gouvernement avec l’extrême droite. Fin du psychodrame. 

C’est donc plus l’extrême droite qui a été visée ici que le populisme, les deux étant différents, car il peut y avoir un populisme de droite comme un populisme de gauche. Mais cela montre bien les limites de ce choix fait par Gabriel Attal lors de sa déclaration de politique générale, comme dans d’autres déclarations, ce choix somme toute démocratique de parler avec toutes les formations présentes au Parlement, qui disposent toutes de la même légitimité démocratique – et au vu des résultats des dernières élections législatives, nul ne saurait contester celle du RN.

C’est donc plus dans le cadre de cette lutte contre l’extrémisme, qui n’est jamais qu’une lutte contre l’extrémisme de droite ou ce que l’on baptise tel, et jamais une lutte contre un extrémisme de gauche qui ne saurait, lui, être ostracisé, qu’il faut envisager la technique du cordon sanitaire. La dénonciation du populisme relève elle non de la diabolisation mais du mépris : on dénonce chez le populiste une posture irrationnelle, un discours qui ne tient pas compte des réalités et se situe en dehors, du fameux « cercle de la raison ».

Dans les deux cas, c’est un échec manifeste : le « cordon sanitaire » n’a pas empêché la progression du FN puis du RN, pas plus que les manifestations qui se succèdent en Allemagne ne gênent véritablement la progression de l’AfD. Et nombre de populistes, ou dénoncés comme tels, ont par ailleurs été élus ces dernières années dans le monde, de Bolsonaro à Trump ou de Melloni à Milei. 

Dans quelle mesure cette stratégie a-t-elle pu se montrer efficace par le passé ? Comment expliquer, dès lors, qu’elle soit parfois contre-productive aujourd’hui ?

Il est bon de rappeler que cette stratégie du cordon sanitaire face à l’extrême-droite a été une instrumentalisation lancée par François Mitterrand pour empêcher la droite de reprendre le pouvoir. Alors que François Mitterrand, favorisant l’accès aux médias de Jean-Marie Le Pen, permettait la progression en voix du Front national, car celui-ci posait un certain nombre de questions qui, déjà, étaient en résonance avec les inquiétudes des Français, la gauche politique, mais surtout la gauche médiatique, interdisait comme immorales les alliances entre le RPR de l’époque et le Front national, ce qui se traduisit par exemple par l’impossibilité pour la droite, bien que majoritaire en cas d’alliance, de prendre le contrôle de certaines régions, et ce au profit de la gauche. 

C’est comme cela qu’il faut comprendre le « cordon sanitaire », derrière les cris d’orfraie poussés par la gauche médiatique, derrière les campagnes rappelant les « heures les plus sombres de notre histoire » et évoquant un danger fasciste que la France n’a sans doute jamais couru – pas plus à l’époque du six février 34 qu’avec le Front national de Jean-Marie Le Pen. Jouant de ce fantasme, on permettait à la gauche de rester au pouvoir alors que sur bon nombre de thèmes les Français s’étaient ralliés à des positions de droite. 

Cette manoeuvre a pu fonctionner pendant quelques temps, mais encore fallait-il que les interrogations posées par cette droite, radicale, autour du Front national, restent minoritaires dans l’opinion publique. Or, les thématiques de l’immigration, de l’insécurité, ou le doute sur l’identité nationale, qui fragilise de plus en plus la cohésion de la nation, sont autant d’éléments qui, s’ils faisaient partie du corpus initial des électeurs Front National, sont maintenant devenus des éléments essentiels pour un nombre de Français beaucoup plus grand. Le choc avec le réel, au quotidien a amené ces derniers à faire évoluer leurs priorités, et dès lors que les gouvernements en place, qu’ils soient de droite ou de gauche, non seulement se refusaient à donner des réponses efficaces à ces trois inquiétudes, mais encore persistaient à nier d’évidentes réalités, le « cordon sanitaire », basé sur un mythe, ne pouvait que céder. C’est toute la question des digues : lorsqu’elles cèdent, c’est d’un coup, et c’est la submersion… 

N’a-t-on pas tendance, parfois, à ranger à "l’extrême droite" tout propos dissonant ou s’éloignant du fameux "cercle de la raison" ? Dans quelle mesure nous sommes-nous éloignés de ce que désignait la notion d’extrême-droite initialement (peut-on encore dire, par exemple, que le Rassemblement national correspond encore au FN d’il y a 30 ou 40 ans) ? 

La notion d’extrême droite, effectivement, ne veut pas dire, ou plus dire, grand-chose lorsqu’on cherche à l’appliquer à ce qu’est aujourd’hui le Rassemblement national. C’est avant tout un parti nationaliste, avec toutes les implications du terme (identité, souveraineté…), ce qui suffit d’ailleurs à le différencier de la plupart des autres formations. Un parti pour lequel l’économie n’est pas l’élément central de la vie politique, ne prime pas sur tout et, de plus, doit être partiellement au moins encadrée ou régulée par l’État. Un parti avec une dimension sociale, conservateur sur certains éléments, mais plus libéral sur le plan sociétal qu’on ne le pense souvent. Un parti dont le discours n’est pas très éloigné de celui du RPR des années 80.

Nous sommes ici très loin de « l’extrême droite » au sens classique du terme, telle qu’on l’entend depuis la Seconde Guerre mondiale, telle que la présentent nombre de médias quand ils parlent du RN, c’est-à-dire d’un mouvement néo-fasciste. On rappelle toujours pour le prouver qu’à l’origine du Front national se trouvaient au côté de Jean-Marie Le Pen des réprouvés de la Seconde Guerre mondiale ou des conflits de la décolonisation, mais c’était il y a maintenant cinquante ans, et il serait bien difficile de trouver de pareilles figures au RN. Restent peut-être quelques anciens militants d’une droite radicale qui s’est exprimée dans les années 80 – face à une gauche qui n’était pas moins radicale -, mais ces quelques individualités ne forment pas l’ossature du parti de 2024. 

Ne reste d’extrême droite en France, en dehors donc du RN, que ce que l’on qualifie maintenant d’ultra-droite, soit selon le ministère à peu près 3 000 personnes sur l’ensemble du territoire national, n’ayant pas commis de violences, comparables à celles de l’extrême gauche dans les dernières décennies, surveillées de près par les services de l’État et dont les formations sont dissoutes les unes après les autres.

Pour lutter contre les populismes, faut-il se contenter d’un argumentaire disqualifiant ou faut-il, potentiellement, aller plus loin ?

Les populismes sont beaucoup plus un effet qu’une cause, il faut bien le comprendre. Lorsque des leaders populistes apparaissent sur la scène politique et progressent, c’est parce qu’il y a une demande de la part des citoyens, qui estiment que les élites censées diriger le pays pour un bien commun sont devenus une oligarchie qui ne le dirige plus que pour son bien propre. C’est parce que cette oligarchie se refuse à prendre en compte les inquiétudes de la population – inquiétudes qui, du fait de son mode de vie, ne la concernent souvent pas –, nie les réalités et multiplie les règles, contraignantes pour imposer par la force sa vision du monde minoritaire que naît le problème. Lorsque le clivage créé entre cette oligarchie et le peuple devient trop évident, lorsque les partis politiques habituels (les « partis de gouvernement »), qui devraient jouer le rôle de relais, faire remonter les inquiétudes et tenter d’apporter une réponse politique aux demandes de la population, ne remplissent plus leur rôle, un vide se crée naturellement, et, on le sait, la nature, qu’elle soit politique ou pas, a horreur du vide. 

Apparaît alors un mouvement populiste qui préconise que le peuple puisse reprendre son destin en mains, soit en passant par des éléments de démocratie directe, en donnant au peuple le pouvoir de poser des questions et/ou de donner des réponses - par exemple avec le référendum d’initiative citoyenne. Un mouvement qui parfois, notamment lorsque la situation du pays paraît trop dégradée, joint à cette demande une recherche d’autorité, celle d’un homme fort. 

Dans ce cadre, on le comprend, lutter contre ce populisme par un argumentaire disqualifiant est tout à fait contre-productif. D’une part, cela renforce au contraire l’impression qu’a une partie de la population d’être méprisée par l’oligarchie au pouvoir, et contribue à la dresser un peu plus contre elle. D’autre part, cet argument est avancé par des spécialistes, experts et autres « sachants » du cercle de la raison qui ont conduit à cette situation dégradée, et qui ont de ce fait perdu toute légitimité. La seule méthode efficace, puisque les populismes sont un effet plus qu’une cause, serait de traiter la cause. Mais ceci est une autre histoire… 

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