Ce wokisme qui ne cesse de gagner du terrain dans l’opinion aux Etats-Unis<!-- --> | Atlantico.fr
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Le wokisme est donc clairement dans une dynamique de progression.
Le wokisme est donc clairement dans une dynamique de progression.
©JOSEP LAGO / AFP

Danger

Dans une tribune pour le Washington Post, l’éditorialiste Eugene Robinson estime, en s’appuyant sur un sondage de NORC de l’Université de Chicago, que le « wokisme est en train de gagner » et s'en félicite.

Vincent Tournier

Vincent Tournier

Vincent Tournier est maître de conférence de science politique à l’Institut d’études politiques de Grenoble.

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Atlantico : Dans une tribune pour le Washington Post, l’éditorialiste Eugene Robinson estime, en s’appuyant sur un sondage de NORC de l’Université de Chicago, que le « wokisme est en train de gagner » et s'en félicite. Voit-on effectivement une montée des postures « woke » dans ce sondage ?

Vincent Tournier : Cet éditorialiste n’a pas tort sur un point : les opinions que l’on peut qualifier de « woke » obtiennent un relatif succès auprès du public américain.

Toutefois, son triomphalisme est ici très excessif. Si on regarde bien, on voit que l’éditorialiste force un peu les résultats, et ce pour une raison simple : il additionne les chiffres qui l’arrangent en ajoutant les réponses neutres et les réponses favorables au wokisme.

Voici en effet le tableau qu’il commente, et que nous avons traduit pour exposer le problème. 

Pour chacune des phrases suivantes, diriez-vous que la société est allée trop loin, pas assez loin, ou c’est bien comme cela.

Notre société est allée trop loin

Notre société n’est pas allée assez loin

Notre société est comme il faut

Ne sait pas

Ne se prononce pas

L’acceptation des personnes transgenres

43

33

23

-

1

La promotion de l’égalité entre les hommes et les femmes

12

48

38

-

2

L’acceptation des personnes gay, lesbiennes ou bisexuelles

29

37

32

-

1

La promotion par les entreprises de la diversité raciale

28

39

31

-

2

La promotion par les écoles et les universités de la diversité raciale

30

34

33

1

2

Prenons l’exemple de l’acceptation des personnes transgenres. Pour cette question comme pour les suivantes, trois réponses ont été proposées : notre société est allée trop loin (qui recueille 43%), notre société n’est pas allée assez loin (33%) et notre société est comme il faut (23%). On trouve donc deux réponses dites « pleines » (l’une favorable, l’autre défavorable) et une réponse intermédiaire (« comme il faut »).

Notons que ce type de configuration est rarement choisi par les sondeurs car on ne sait pas comment interpréter les réponses intermédiaires, lesquelles servent généralement de refuge pour les répondants.

Quoiqu’il en soit, notre éditorialiste a choisi d’additionner les 23% (la société est comme il faut) avec les 33% (elle n’est pas allée assez loin), ce qui fait un total de 56%. D’où sa conclusion triomphante disant que les anti-woke sont minoritaires. Le problème est qu’on peut parfaitement faire une autre interprétation en additionnant 43% (trop loin) et 23% (comm il faut). Dans ce cas, ce sont les opinions woke qui sont minoritaires, avec à peine 33% des réponses.

Le même raisonnement peut être appliqué aux autres opinions. A chaque fois, un tiers des répondants souhaitent aller plus loin, tandis que les autres trouvent que la société est allée trop loin ou qu’elle est comme il faut. La seule exception concerne l’égalité entre les hommes et les femmes, pour laquelle 48% des répondants souhaitent aller plus loin. Ce chiffre est plus élevé mais il reste minoritaire.

Le reste du sondage n’est-il cependant pas plus favorable au wokisme ?

Les autres résultats désavouent encore plus fortement l’enthousiasme de notre éditorialiste. On voit par exemple qu’une nette majorité des répondants (56%) considère que, pour les compétitions sportives, les athlètes doivent rester dans la catégorie de leur sexe de naissance, contre seulement 17% qui estiment qu’ils peuvent se présenter dans la catégorie de leur genre actuel (les autres répondants se disent indifférents). De même, ce sont à peine 18% des répondants qui approuvent l’usage de pronoms neutres, et seulement 21% qui se disent favorables à ce que les gens fassent figurer leurs pronoms sur leur communication dans les réseaux sociaux.

On relève aussi que 63% des répondants s’opposent à ce que les entreprises s’engagent sur les enjeux de société (contre 36% qui souhaitent le contraire) ou encore que 56% sont opposés à ce que les universités instaurent des critères raciaux dans leurs procédures d’admission (contre 15% qui sont pour et 28% qui se disent neutres).

Bref, ce sondage ne permet certainement pas de conclure que le wokisme a gagné. Ce dernier est certes bien implanté, mais il ne concerne qu’une minorité de personnes.

Notons enfin que le chroniqueur du Washington Post fait une interprétation étrangement optimiste d’une question problématique. Cette question demande en effet aux répondants si les écoles doivent pouvoir bannir certains livres ou sujets ou si elles doivent présenter ces livres et ces sujets aux élèves en sachant que les parents peuvent les trouver inappropriés. Or, 61% des répondants ont choisi la première réponse (donc la censure) contre 36%. Ce résultat mériterait réflexion parce qu’on peut y voir une convergence entre les puritains et les wokes, qui se retrouvent sur la même opinion mais pour des raisons différentes. C’est un point qui devrait interpeller les wokes, eux qui se targuent de progressisme.

Pour autant, l’égalité des genres ou le respect des minorités n’est pas en soi woke, où commence le wokisme ?

Il est évident que l’égalité entre les personnes, indépendamment du sexe ou de la race, constitue un principe majeur de nos sociétés démocratiques. Mais le wokisme ne s’en tient pas à ce principe général. Les wokes partent du postulat que les sociétés démocratiques sont structurellement hostiles aux femmes et aux minorités raciales. A leurs yeux, il y a un vice congénital : ils pensent, comme jadis les communistes, que la démocratie occidentale est une mystification car, sous couvert de principes universels et égalitaires, elle repose sur un mécanisme systématique de domination et d’oppression. Ce mécanisme était autrefois constitué par la classe sociale, il est aujourd’hui constitué par la race et le sexe. C’est la raison pour laquelle les wokes ont lancé une croisade qui consiste à traquer de manière obsessionnelle tous les signes qui confirment leur théorie, quitte à nier tout ce qui ne va pas dans leur sens, et à rejeter violemment tous ceux qui osent exprimer des désaccords, ou même simplement des doutes.

Or, une telle démarche soulève deux problèmes majeurs : d’une part elle conduit à plaquer une interprétation idéologique sur la réalité, ce qui conduit à refuser toute discussion rationnelle, voire toute contradiction sur le plan factuel, d’où le côté obscurantiste et anti-scientifique du wokisme ; d’autre part, elle ne propose aucun projet alternatif, contrairement aux activistes révolutionnaires d’autrefois qui pouvaient au moins se référer à un autre système politique, que ce soit l’URSS de Staline ou la Chine de Mao, de sorte que le wokisme s’enferme dans une logique nihiliste et destructrice. C’est une forme de haine de soi qui atteint des seuils inquiétants car elle repose sur une promesse de libération qui n’est pas de ce monde. 

Au-delà de ce sondage, quels sont les éléments qui indiquent qu’il y a, effectivement, une montée du wokisme dans la société américaine ?

Concernant l’opinion publique, il est difficile de se prononcer puisque le sondage précité n’a pas de comparaisons dans le temps.

Concernant les élites, tout indique en revanche que le wokisme est en pleine ascension. D’ailleurs, celui-ci n’existait pas voici encore quelques années. De plus, de nombreux signes montrent que sa diffusion ne cesse de progresser. Dans les universités, lieu de formation et de diffusion des idées woke, les incidents se sont multipliés et les thèmes wokistes se retrouvent désormais dans les revues académiques ou les colloques. Le wokisme s’étend au-delà des départements de sciences sociales : on le retrouve dans l’ensemble de la recherche, comme le montrent les recensions qui sont réalisées par l’Observatoire du décolonialisme (https://decolonialisme.fr/). On lira par exemple avec effarement l’article du pharmacologue Joseph Ciccolini qui montre que l’idéologie woke se diffuse même dans la cancérologie, où de grands esprits en viennent à considérer que la recherche est au service des Blancs

 (https://decolonialisme.fr/theorie-critique-de-la-race-quand-la-cancerologie-se-prend-les-pieds-dans-le-tapis-du-wokisme/). Au-delà de l’université, on voit que le wokisme est relayé par les entreprises qui y trouvent un moyen pour accroître leur notoriété et leurs parts de marché à peu de frais, signe qu’il existe une demande dans une partie de l’opinion.

Le wokisme est donc clairement dans une dynamique de progression, et ce pour deux grandes raisons. La première est qu’il bénéficie d’un terreau culturel favorable en Occident en raison d’une culpabilisation par rapport au passé et d’une insatisfaction permanente par rapport aux promesses démocratiques dont les wokes jugent qu’elles ne sont pas tenues.

La seconde raison est que les wokes sont animés par la force et l’exaltation qui caractérisent tous les mouvements spirituels. Le wokisme a effectivement les traits d’un phénomène religieux, comme l’a très bien montré Jean-François Braunstein (https://www.grasset.fr/livres/la-religion-woke-9782246830313). Or, comme tous les nouveaux convertis convaincus d’avoir trouvé la vraie foi et la réponse à leurs angoisses, les wokes sont portés par une passion qui les rend sûrs d’eux-mêmes, donc intimidants. La plupart des gens préfèrent se taire pour éviter l’excommunication.  

À quel point la polarisation politique est-elle forte sur ces enjeux ?

Elle est considérable car, comme tous les phénomènes sectaires, le wokisme génère une réaction qui peut s’avérer redoutable. C’est l’une des grandes leçons de l’histoire : les idéologies se construisent toujours dans une logique conflictuelle. C’est toujours en réaction à une idéologie que se constitue une autre idéologie. Le communisme a ainsi été une réaction contre le libéralisme, et le fascisme a lui-même été une réaction contre le communisme.

Aux Etats-Unis, la polarisation idéologique est devenue très forte. La France prend le même chemin, l’enjeu environnemental en plus. Les wokes parlent d’une « panique morale » ce qui leur permet de n’accorder aucun crédit aux arguments de leurs opposants. Ces derniers peuvent à leur tour être conduits à une certaine radicalité en rejetant sans autre forme de procès tous les éléments mis en avant par le wokisme, même ceux qui mériteraient d’être pris en considération.

Le risque est donc d’être pris dans un engrenage mutuel qui s’autoentretient et que plus rien ne peut arrêter. L’expression de « guerre culturelle » illustre bien toute l’intensité de ces désaccords, un peu comme en France on a pu longtemps parler d’une « guerre scolaire » pour désigner le clivage entre le camp laïque et les partisans de l’école privée. Le XXIème siècle va probablement nous replonger dans un nouveau cycle de polarisation idéologique, situation qui avait disparu au cours des dernières décennies mais qui renaît actuellement de ses cendres.

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