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Ce qui se passe vraiment quand on s'ennuie
©Reuters

"Jm'ennuie"

Mary Mann, une auteure Américaine va publier cette semaine aux Etats-Unis "Yawn : Adventures in Boredom", un essai sur l'ennui. Ce dernier Un manque d'excitation dans ce que l'on fait, son travail ou sa vie amoureuse peut amener les gens à un état d'ennui. Ce dernier est beaucoup plus que la simple absence de stimulation, d'intérêt ou de source d'amusement .

Christian Bourion

Christian Bourion

Christian Bourion est Professeur à l'ICN business school Nancy Metz, rédacteur en chef de la Revue internationale de psychosociologie et auteur de "Le bore-out syndrome" aux éditions Albin Michel en 2016.

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Dominique Desjeux

Dominique Desjeux

Dominique Desjeux est professeur émérite à la Sorbonne, université de Paris. Il est le directeur de la Formation doctorale professionnelle en sciences sociales et responsable du Centre de Recherches en SHS appliquée aux innovations, à la consommation et au développement durable. 

Il est aussi notamment co-auteur, avec Fabrice Clochard, de "Le consommateur malin face à la crise. : le consommateur stratège" (juillet 2013) aux éditions de L'Harmattant

Il vient de publier L’empreinte anthropologique du monde. Méthode inductive illustrée, Peter Lang

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Atlantico : Mary Mann, une auteure américaine publie ces prochains jours aux Etats-Unis, Yawn : Adventures in Boredom  (Bailler : Aventures au pays de l'ennui),  un livre sur l'ennui. Selon l'auteur, l'ennui serait plus profond qu'une absence de divertissement, il s'agirait plutôt d'une absence de pouvoir ou de sens pour les individus.

Christian Bourion Les études menées à Nancy en laboratoire du professeur Kraft montrent que, sur la longue période, si 3 groupes de rats sont  respectivement choyés, agressés ou s’ennuient car il ne se passe rien, ce sont les rats qui s’ennuient et qui sont privés de stimulation, qui meurent le plus vite. Même découverte par les Anglais qui ont constaté que les gens qui s’ennuient au travail, font 3 fois plus d’accidents cardiaques que les autres.

On peut donc penser que le cerveau et le corps sont des machines qui s’usent si l’on ne sert pas, un peu comme les voitures des années soixante qui, laissées au garage 6 mois, étaient fichues quand on les ressortaient.

Quels sont les moteurs réels de l'ennui ?

Christian Bourion : Le cerveau est une machine à connexion qui possède des milliards de possibilités. Mais ces connexions sont temporaires et, pour se maintenir, il faut qu’elles soient utilisées. Pour rester en état, la cerveau a besoin de « grain à moudre », de « dossiers » à traiter : chaque nouveau dossier inconnu est certes stressant, et il n’est pas rare que l’individu se plaigne, voie se révolte, exige qu’on le forme, etc.  Mais le seul apprentissage qui vaille c’est d’apprendre à apprendre :  on apprend alors par soi-même (on établit de nouvelle connexion, de nouvelles représentations s’établissent) et on s’enrichit ; « Je ne perds jamais, soit je gagne, soit j’apprends » (sauf s’il ne se passe rien). C’est pour cette raison que, quand je dirigeais une grande école de commerce, j’emmenai mes élèves chaque année dans le désert ou je leur faisais descendre la Durance en raft. Expériences banales pour les sportifs, elles s’avéraient incroyablement enrichissante pour des élèves de grandes école que leurs cursus avaient collés à leur ordi pendant 5 ans. Le rôle formateur de la multiplication de traitement de dossier qui sort l’individu de ces habitudes,  est bien connu dans toutes les professions de haut niveau où, quand on veut punir quelqu’un,  on le met au placard ; plus un coup de téléphone, plus un courriel, plus une lettre. Il arrive que la personne se suicide.

L’ennui déclenche quatre comportements plus ou moins successifs. Dans le premier cas, la personne attends et ne fait rien, elle peut par exemple, se balader dans les couloirs, aller causer, prendre des cafés, etc. Ensuite, la personne cherche à s’occuper, elle peut, par exemple, « voler » le travail des autres. S’inventer un nouveau travail, lire au travail ou faire du tricot. Il peut arriver que la personne passe en bore-out aie fait une dépression. Enfin, si la personne sort de la dépression « par le haut », elle a appris à « ne rien faire » et se trouve maintenant très heureuse et bien adapté à un poste sans activité.

Dominique Desjeux : L'un des moteurs de l'ennui est le manque de sens que procure certaines activités. Ce manque de sens est lié à ce que les psychologues appellent le manque d'excitation. J’ai retrouvé ceproblème de manque d'excitation qui entraîne l'ennuidans mes enquêtes anthropologiques sur les jeux de société ou les jeux vidéo avec l'addiction. Elle est développée par les joueurs qui ont un besoin élevé d'excitation. L'ennui est le symétrique inversé de l'excitation.Le manque d'excitation conduit à une perte de sens qui poussé à l’extrême peut conduire au suicide, même si bien sûr toutes les personnes qui s’ennuientne se suicident pas. Cette perte de sens peut-être forte au moment de l’adolescence, étapes du cycle de vie entre 15 et 19 ans où les suicides sont plus nombreux. Un article de l'édition internationale du New York Times montre en 2017 que le taux de suicide des adolescents a baissé ces dernières années. Plusieurs explications sont avancées par les chercheurs pour justifier cette observation. L'une d'entre-elles serait l'apparition des téléphones mobiles qui a permis de relever le taux d'excitation des jeunes et donc de diminuer l’ennui.

Un sondage publié en janvier 2015 montre que pour l'année 2014, 70 % des Américains ne trouvent pas d'intérêt dans leur travail. Qu'est-ce qui peut expliquer qu'on ne trouve plus d'intérêt dans son travail ? 

Christian Bourion30 % pour le bore out, 46 % pour l’ennui en France. Le travail doit avoir un sens. Je me souviens d’un de mes élèves en stage qui m’appelle et me dit : « mon patron est un … et mon travail est inintéressant ». Et je lui réponds : « Formidable ! ». Vous avez la chance inouïe d’apprendre ce qui est le plus dur de toute la vie professionnelle : travailler sous les ordres d’un … en faisant un travail sans intérêt ! Si vous apprenez  ça, vous vous en sortirez toute votre vie ! »

Tout à un sens mais  il faut une aptitude au « traitement de signal » pour trouver le sens de chaque chose. La science a très peu développée ses recherches là-dessus et il en résulte le plus souvent des cursus avec L’absence totale de formation  à la recherche et compréhension du sens dans les études universitaires et grandes écoles, ce qui explique que ce besoin soit souvent satisfait par appel à des sciences molles, comme l’astrologie, la numérologie, la morphopsychologie, etc. Généralement, il faut de multiples expériences, changements, mutations ou promotions, pour accéder à une capacité accrue à saisir le sens des choses qui permet de traiter des dossiers de plus en plus compliqués. Mais l’expérience ne suffit pas, il faut aussi un débriefing, une explication. On dit souvent que, pour les communs des mortels, le sens apparaît à la fin de la vie (si jeunesse savait, si vieillesse pouvait »). Pour développer cette aptitude, il existe aussi des cercles ésotériques qui initient les adultes à développer leur capacité à découvrir le sens.

Dominique Desjeux : Le manque d'intérêt que les gens peuvent éprouver dans le cadre de leur travail peut relever du même système d’interaction entre excitation et ennui. Après plusieurs années la routine s’installe et avec elle le manque d’excitation qui peut conduire au bore-out, à l’épuisement par l’ennui, qui représente l’inverse du burnout, l’épuisement par l’excès de travail. L’ennui dans le travail n’est acceptable que s’il peut être compensé par des activités extérieures qui vont redonner de l’excitation et donc du sens à la vie, que ce soit par le militantisme syndical ou politique, des activités sportives ou religieuses. L’ennui au travail devient supportable si une activité parallèle permet de produire un supplément de sens. Il est probable que l’entrepreneur relève de ce même besoin de stimulations, ce besoin de lutte contre l’ennui.

Le livre s'intéresse à une sociologie très variée de personnages qui ont cherché ou qui ont vécu l'ennui. Cela va des moines chrétiens aux couples monogames qui s'ennuient dans leur relation. Qu'est-ce qui provoque l'ennui et pourquoi les gens en ont peur, ou, le recherchent ?

Christian Bourion : L’ennui, c’est la mort des neurones. Le meilleur moyen de « tuer » les neurones des vieilles personnes, c’est de tout faire à leur place. Le meilleur moyen de leur permettre de survivre un peu plus longtemps, c’est de leur permettre de résoudre eux-mêmes toutes sortes de petits problèmes quotidiens. Dans la vie professionnelle, il faut simplifier sa vie car on a trop de choses à faire. Quand on est vieux et à la retraite, il faut, au contraire, la compliquer. Dans la vie professionnelle, on résout des problèmes. Quand on est vieux, ce sont les problèmes qui nous maintiennent en vie. C’est pourquoi les médecins disent aux vieilles personnes « Prenez un chien ! », là, ils ne pourront plus s’ennuyer.

Dominique Desjeux : Il est bien évident que le jeu de la stimulation et de l’ennui varie en fonction des individus, des moments du cycle de vie et des périodes historiques. Au Moyen Âge par exemple, avec les chartreux que l’on retrouve dans le roman historique de Freddy Bastin, Le trésor du dauphin, la France a connu un renouveau du mouvement monarchique très important, c’est-à-dire un mouvement de retrait du monde qui permet d’éviter les stimuli profanes et superficiels en devenant moine. Au XVIIe siècle, Blaise Pascal dénonçait le divertissement mondain au profit aussi d’une forme de retrait du monde à Port-Royal au sein du mouvement janséniste. Dans les deux cas, on assiste à un refus du monde et à ses stimuli. L’ennui est choisi de façon positive. Ces moments religieux de retrait du monde sont associés à des grandes réformes qui tentent à purifier les religions instituées qui se sont perdues dans les plaisirs du monde.

Les quelques moments historiques qui sont évoqués montrent qu’il peut exister un lien entre la perte de sens et le rejet du monde. Cette perte de sens quand elle conduit au retrait du monde peut amener au mysticisme qui est une grande source de stimulus. Il semble que les moments d’extases de Sainte Thérèse d’Avila étaient proches de l’orgasme. Une partie des mouvements idéologiques écologiques peuvent être rapprochée de ces tendances religieuses de refus d’un monde impur qui peut conduire au retrait, sans préjuger bien sûr de l’importance de la question écologique qui est centrale aujourd’hui.

De même une partie du militantisme politique peut être analysée en termes d’effets de cycle de vie et de recherche de sens. Il est frappant de voir que le vote des jeunes s’est réparti en 2017 entre Mélenchon, Macron et Le Pen, trois visions du monde très différentes mais dont le point commun est de se présenter comme anti système, contre le monde tel qu’il est. Il faudrait ajouter à cette recherche de stimulations l’islam radical qui donne un sens à une partie des jeunes dont les parents sont d’origine étrangère.

Si on se place d’un point de vue individuel et biologique, on comprend très bien la montée de l’ennui dans les couples, si on accepte la théorie de Françoise Vincent, une biologiste, qui montre que le sentiment amoureux est lié au taux de phéromones qui monte quand deux personnes se rencontrent et s’aiment, mais qu’une fois le taux redescendu, l’ennui menace le couple…

Quelles sont les vertus que l'on peut trouver dans l'ennui ? Faut-il vraiment combattre la notion d'ennui ? 

Christian Bourion : L’ennui peut être inévitable et, dans certains cas, on doit apprendre à vivre avec et il faut se « déprogrammer ». Un des moyens de se déprogrammer, c’est l’EMDR. Si on a un impérieux besoin d’être utile, d’être reconnu, ce n’est pas compatible avec l’ennui ; il faut donc déprogrammer ces deux besoins pour s’en sortir et retrouver le bonheur en ne faisant rien...

Dominique Desjeux : L'ennui est une chose normale, sauf pour les parents qui ont peur quand leur enfant s’ennuie. Dans les sociétés asiatiques, et tout particulièrement Chine où j’ai fait de nombreuses enquêtes, les familles cherchent à stimuler les enfants aussi bien pendant la semaine scolaire que pendant le week-end.

La production de stimulations ne relève pas seulement d’un effet individuel, il est aussi le produit d’un effet de société. Or ce que l’on appelle l’ennui, c’est-à-dire un moment sans stimulations, sans excitation, ou l’esprit de repos, et probablement un élément nécessaire à l’équilibre de la vie personnelle. Il permet de méditer, de réfléchir, de ne pas réagir émotionnellement à tout ce qui peut nous toucher. Il est un moyen d’échapper à l’agitation du monde. L’ennui est donc ambivalent. Il est en même temps une perte de sens et un moyen de produire du sens.

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