Ce poids que peut encore avoir la France face aux Etats-Unis… ou pas<!-- --> | Atlantico.fr
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Emmanuel Macron et Joe Biden se serrent la main lors de leur rencontre à l'ambassade de France à Rome, le 29 octobre 2021.
Emmanuel Macron et Joe Biden se serrent la main lors de leur rencontre à l'ambassade de France à Rome, le 29 octobre 2021.
©Ludovic MARIN / AFP

Puissance française

Le président de la République s’est envolé pour Washington accompagné d’une vaste délégation visant à défendre les atouts de la France

Gilles Babinet

Gilles Babinet

Gilles Babinet est entrepreneur, co-président du Conseil national du numérique et conseiller à l’Institut Montaigne sur les questions numériques. Son dernier ouvrage est « Refonder les politiques publiques avec le numérique » . 



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Guillaume Lagane

Guillaume Lagane

Guillaume Lagane est spécialiste des questions de défense.

Il est également maître de conférences à Science-Po Paris. 

Il est l'auteur de Questions internationales en fiches (Ellipses, 2021 (quatrième édition)) et de Premiers pas en géopolitique (Ellipses, 2012). il est également l'auteur de Théories des relations internationales (Ellipses, février 2016). Il participe au blog Eurasia Prospective.

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Atlantico : Quel est le degré de dépendance économique, technologique et militaire, de la France aux Etats-Unis ?

Guillaume Lagane : La France et les Etats-Unis sont des partenaires commerciaux et des Etats du monde occidental donc ils ont de très nombreux liens économiques et politiques. La dépendance de l’Hexagone face aux USA se présente sous deux aspects. Le premier est économique. Le commerce de la France avec les Américains est important. Sur la moyenne des cinq dernières années, cela correspond presque à un milliard d’euros chaque jour de flux commerciaux. On peut rappeler que l’Etat français possède un excédent commercial avec les Etats-Unis. Il exporte à peu près pour 40 milliards d’euros de biens et importe une trentaine de milliards. L'excédent se fait notamment dans le domaine agroalimentaire. Lorsque l’on regarde les États américains concernés par ce commerce, New-York et la Californie achètent le plus de produits français. En revanche, celui qui exporte le plus en France est le Texas avec des biens énergétiques. On peut donc dire que ces flux commerciaux constituent une première dépendance de notre pays envers l’Amérique. Même si les Etats-Unis sont des partenaires de rang secondaire sur le plan commercial par rapport aux pays européens et particulièrement à l’Allemagne. Il faut noter aussi un flux d’investissement en France qui est important. Il y a plus de 4 000 entreprises américaines présentes sur le territoire. Cela représente 500 000 emplois. Cette forme de dépendance est partagée puisque les USA sont intéressés par le commerce avec la France, par l’investissement des Français chez eux.

A côté de cette dépendance économique, il y a un aspect particulier qui est le domaine militaire. L’Etat français en possède un complet puisque c’est un pays européen qui consacre le plus de moyens à sa défense. Il est capable de mener des opérations armées, comme Barkhane en Afrique. Cependant, malgré l’indépendance nationale, symbolisée par l’arme nucléaire, la France est aujourd’hui dépendante des Etats-Unis pour mener des opérations sur le long terme. En 2011, lorsque nous sommes intervenus en Libye, au bout de deux jours les Américains ont dû intervenir pour détruire les défenses anti aériennes. En Afrique aussi, 80% du transport de l’opération Barkhane était fourni par les Américains. De manière générale, quand on achète des équipements américains, on se retrouve dépendants aux normes ITAR, ce qui provoque une dépendance technologique.

Gilles Babinet : La technologie est faite de cinq strates. D’abord, les matières premières (terres rares et autres), ensuite la fabrication (microprocesseurs, etc.), ensuite la strate des réseaux (data centers, services cloud) et enfin la strate des plateformes. Et selon la strate le niveau de la dépendance est différent. Pour les terres rares par exemple, la dépendance est principalement chinoise et dans une moindre mesure africaine. Les Etats-Unis ont la propriété intellectuelle sur toutes les autres strates. Si on s’exprime en termes de data, la dépendance de la France aux Etats-Unis est très forte. Ils concentrent une majorité des datas à échelle planétaire. La Chine qui est le second acteur a surtout des données chinoises. Hormis TikTok la pénétration à l’étranger est faible. 

Donc la France est dans une situation de dépendance, mais une dépendance aménagée, négociable. Si l’on regarde les GAFAM, la concurrence les laisse relativement tranquilles car on considère que des alternatives existent. Il y a plus de 200 moteurs de recherche dans le monde.  Même moins performants, il y a des équivalents à Apple, Amazon, Google, Facebook. Il n’y a pas de dépendance absolue et la dynamique me semble être à une forme de très lent rééquilibrage. Si l’Europe réagissait elle pourrait revenir dans la course. Mais elle ne le fait pas assez. Et la dynamique qu’il faudrait pour un rattrapage français n’existe pas. Sur les technologies numériques, L’Europe et la France sont derrière les Etats-Unis dans tous les domaines, y compris le quantique, malgré de belles pépites européennes et françaises. Seul ASML peut se prévaloir d’un leadership technologique. Pour le reste les Etats-Unis ont une maîtrise technologique significative. Et ils ont une suprématie en termes de data, même si TikTok pourrait les menacer à moyen terme.

Sommes-nous capables aujourd’hui d’être souverains sans les Etats-Unis ?

La France reste souveraine sur le plan politique. Elle est l’un des Etats membres du conseil de sécurité détenteurs de l’arme nucléaire, et possède un outil militaire que peu de pays européens peuvent détenir. L’Hexagone est aussi un pays qui compte sur le plan économique. Il est membre fondateur du G7 et son PIB est le deuxième de l’UE. Maintenant, dans le grand jeu international, face à des géants comme la Chine, la France est ce qu’on appelle une « grande puissance moyenne ». Elle n’est plus un Etat capable d’avoir une totale souveraineté. Pour défendre ses positions en Asie, elle doit s'appuyer sur des alliances, dont celle des Etats-Unis. De plus, sur le continent européen même, avec ce qu’il se passe en Ukraine, si les Américains n’étaient pas intervenus, les Français n’auraient pas pu fournir les moyens, équipements et renseignements qui ont bénéficié à l’armée ukrainienne. Cela réduit singulièrement notre souveraineté.

Quelle est notre influence politique possible ? Peut-on la maximiser ou est-elle capée par un plafond de verre ?

La France est le premier pays à avoir reconnu l’indépendance des Etats-Unis dès la révolution de 1776. Nous avons établi des relations diplomatiques en 1778, ce qui a tout de suite été suivi par un traité de commerce entre les deux pays. Cet apport initial à l’indépendance américaine a nourri aux Etats-Unis une très forte francophilie. En 1917, les Américains débarquaient en Europe en criant : "Lafayette, nous voilà!".  Il y a donc une relation très ancienne qui est globalement pacifique. La France reste l’un des seuls pays européens qui n’a pas été en conflit avec l’Amérique, contrairement à tous nos grands voisins, de l'Allemagne à l'Angleterre en passant par l'Espagne ou l'Italie. . 
L’Hexagone a donc une influence à Washington. Celle-ci s’est toutefois transformée à partir de la crise de Suez en 1956. Un Etat européen comme le Royaume-Uni a tiré de cette crise une leçon : il ne fallait jamais se distancer des USA. Il était nécessaire d’être le plus proche possible de Washington pour orienter les décisions américaines dans le sens favorable au Royaume-Uni. De son côté, la France a choisi une voie différente. Avec De Gaulle elle a fait le choix de l’indépendance nationale, elle est "alliée des Etats-Unis mais pas alignée". L’Hexagone a développé une diplomatie indépendante. Aujourd’hui, notre influence en Amérique repose sur ces deux piliers : une amitié historique et une volonté d’indépendance. Avec le conflit en Ukraine, ces nuances existent encore aujourd’hui.

Il y a deux réponses possibles quant à la manière de renforcer l’influence française aux Etats-Unis. Dans un premier temps, il faut faire en sorte que la France soit un acteur de plus en plus capable et autonome. Cela passe par un pays prospère et stable. Les Américains sont toujours inquiets de voir des pays européens gagnés par le radicalisme. De ce point de vue, le choix de la France de rester dans l’UE, contrairement à l’Angleterre, a renforcé notre influence. Puis, être capable d’augmenter nos capacités de défense, avoir une armée plus moderne et mieux équipée, est un élément valorisé à Washington. Cela fait de la France un partenaire important en Europe. Le deuxième aspect est d’être capable d’avoir une relation de proximité entre les dirigeants des deux pays. Sur ce point-là, il y a souvent eu des divergences importantes, comme l’exemple de la guerre en Irak avec Jacques Chirac et Georges Bush. Aujourd’hui, on peut dire qu’Emmanuel Macron a réussi à nouer une relation avec les administrations américaines, malgré les difficultés avec Donald Trump. Cependant, les Etats-Unis vont simplement voir la France comme un partenaire utile. Ils vont prendre en compte la politique française en fonction du poids réel de la France. Dans le monde des relations internationales, la puissance et les rapports de puissance vont se manifester.

Un contentieux oppose l'Union européenne et les Etats-Unis sur l' Inflation Réduction Act. Quels leviers, quels moyens de pression possède la France ? 

Pour moi, la bonne politique en la matière est de chercher en premier lieu le consensus européen et ensuite de parler aux Américains à partir d’un front commun. Il est évident que la France n’a pas le poids suffisant pour peser sur les décisions américaines. L’économie française représente 2% du PIB mondial tandis que les Etats-Unis sont aux alentours des 20%. C’est comme si on posait la question de savoir si la Belgique (0,5 % du PIB mondial) pouvait influencer les décisions de la France. Très généralement, dans le débat national, on s’intéresse particulièrement à la position de l’Allemagne et éventuellement de l’Italie. Je vois rarement les positions belges débattues en France. Il faut être conscient que vu de Washington, notre pays est un acteur secondaire sur la scène européenne. Ce sont les Allemands qui dominent. Et sur l’aspect mondial, l’Etat français n’est pas au même niveau que la Chine auprès des Américains. Donc, le bon niveau pour combattre le protectionnisme américain est de porter ce sujet au niveau européen. La France doit chercher avec ses partenaires une manière d’aborder le problème en étant alliée. Aujourd’hui, les Anglais avec le Brexit ont beaucoup de mal, en tant qu’Etat isolé, à défendre leur position auprès de Washington. Leur traité de libre-échange, promis par les Brexiters, n'avance pas. Ils ne sont pas considérés comme prioritaires.

Au regard des divisions européennes, la France doit-elle jouer sa propre carte ou faire valoir le poids de l’Europe pour maximiser son influence ?

C’est une position souverainiste qui peut se défendre, notamment sur les questions de défense. Les Etats ont tendance à suivre leurs propres intérêts, que ce soit dans l’industrie de défense comme dans la relation avec Washington. Certains pays européens ont choisi de renforcer leur partenariat avec les Etats-Unis. Comme l’Allemagne avec l’acquisition des F-35 ou bien la Pologne avec l’achat de centrales nucléaires d'origine américaine. Il y a une tentation au sein de chaque Etat d’instaurer une "relation spéciale" à la britannique avec Washington, en espérant une amélioration des liens. C'est sans doute le sens d cela visite d'Etat entreprise par le président Macron. Cependant, vu de Washington comme de Pékin, plus on est forts, plus on est respectés.Le chancelier Scholz a été critiqué pour être allé seul à Pékin le mois dernier. Est-il pertinent d faire pareil avec les Etats-Unis?  
Il y a un intérêt majeur à porter des positions européennes entre tous les Etats membres. Pour moi, c’est ainsi qu’il faut comprendre le projet français de souveraineté ou autonomie stratégique européenne. L’idée est de construire un consensus européen sur les questions technologiques, numériques, économiques et militaires. Celui-ci ne serait pas dans le but  de se couper des Etats-Unis. Surtout dans le climat actuel avec la guerre en Ukraine, et demain face à la Chine, aucun pays d’Europe ne serait prêt à rompre avec les USA. En revanche, pour défendre des positions européennes lorsqu’elles divergent des intérêts américains, le bon niveau reste l’UE, avec un dialogue avec Washington à travers l’UE. 
En ce qui concerne la France, historiquement il y a déjà eu des crises franco-américaines (la sortie de l’OTAN en 1966, les critiques de François Mitterrand sur l’impérialisme culturel des Etats-Unis en 1982, la guerre en Irak en 2003). L’Etat français a donc déjà marqué sa différence à plusieurs reprises. Mais en même temps, la France est aussi l’allié des mauvais jours. Lorsque les Etats-Unis se sentaient menacés, ou lors de crises internationales, le rapprochement franco-américain se faisait toujours. Je pense au 11 septembre 2001 ou tout simplement à la guerre en Ukraine. Il peut y avoir des moments où la France peut affirmer ses positions mais elle doit rester prudente. Encore une fois, nous ne sommes pas dans un partenariat d’égal à égal. L’Etat français doit accepter de faire une politique de puissance moyenne. 

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