Bataille de Raqqa : l'administration Obama prête à risquer gros pour redorer son bilan juste avant le changement de Président<!-- --> | Atlantico.fr
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Si Mossoul compterait quelques 1,5 million d’habitants, Raqqa n’en n’aurait que 200 000. Dans les deux cas, les pertes civiles risquent d’être élevées.
Si Mossoul compterait quelques 1,5 million d’habitants, Raqqa n’en n’aurait que 200 000. Dans les deux cas, les pertes civiles risquent d’être élevées.
©Reuters

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Quelques semaines après l'offensive sur Mossoul, c'est au tour de Raqqa de faire l'objet d'une opération menée au sol par des forces arabo-kurdes appuyées par les Américains. Au regard de la situation à Mossoul ou à Syrte, il y a peu de choses à espérer de cette nouvelle bataille.

Alain Rodier

Alain Rodier

Alain Rodier, ancien officier supérieur au sein des services de renseignement français, est directeur adjoint du Centre français de recherche sur le renseignement (CF2R). Il est particulièrement chargé de suivre le terrorisme d’origine islamique et la criminalité organisée.

Son dernier livre : Face à face Téhéran - Riyad. Vers la guerre ?, Histoire et collections, 2018.

 

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Atlantico: La grande offensive sur Raqqa (Syrie), capitale de l'Etat islamique, a débuté samedi soir. Que peut-on en attendre réellement alors que des villes comme Syrte (Libye) ou Mossoul (Irak) n'ont toujours pas été libérées? La disparition de l'EI est-elle proche?

Alain RodierDepuis la fin octobre, Washington affirmait qu’il convenait de mener une offensive sur Raqqa, la "capitale" de l’ "État" islamique parallèlement à celle déclenchée le 17 octobre sur Mossoul, ville considérée comme la "capitale économique". Jean-Yves Le Drian est aussi de cet avis. Il est vrai que cela représente une logique stratégique car, si les deux localités tombent presque simultanément, c’est la fin de ce fameux "État". De plus, obliger les activistes de Daech à se battre sur deux fronts les empêche d’aller de l’un à l’autre pour des raisons tactiques comme cela était craint.

Du point de vue opérationnel, il y a quelques similitudes entre ces deux champs de bataille : les deux villes sont entourées de zones semi-désertiques qu’il est aisé de libérer car elles ne permettent pas, en dehors des rares villages, à des défenseurs de s’accrocher au terrain. De plus ils constituent des cibles remarquables pour les frappes aériennes. Toutefois, il est ensuite nécessaire de tenir le terrain conquis ce qui demande de nombreuses troupes au sol. C’est actuellement très difficile à réaliser en Irak et, pour l’instant, impossible en Syrie tout simplement par manque d'effectifs suffisants. Daech, qui reste très mobile, est passé maître dans l’art des contre-attaques…

Ensuite, il y a la conquête des villes. Tous les militaires savent que c’est le combat le plus dur, le plus long et le plus coûteux en vies humaines qui soit. Si Mossoul compterait quelques 1,5 million d’habitants, Raqqa n’en n’aurait que 200 000. Dans les deux cas, les pertes civiles risquent d’être élevées. A titre d’exemple, je rappelle que la ville de Syrte en Libye, qui devait être reprise en quelques semaines avec l’aide des Américains, ne l’est toujours pas aujourd’hui (l’opération a débuté le 12 mai 2016). Enfin, il y a une chose fondamentale dans les combats dans les localités : la volonté de se battre des hommes au sol. Pour l’instant, les activistes de Daech semblent beaucoup plus déterminés que leurs adversaires, en dehors des Kurdes quand ces derniers se battent sur leurs terres, mais ni Mossoul ni Raqqa ne sont kurdes…

Et même, si les deux villes tombent (ce qui est souhaitable mais qui va prendre du temps), la fin de l’entité géographique contrôlée par Daech (le fameux "État") ne signifie en aucun cas la défaite militaire du mouvement. Daech aura effectivement perdu deux batailles mais pas la guerre. Elle va tout simplement retomber au niveau inférieur, celui de la guérilla et du terrorisme. Et cela, les salafistes-djihadistes savent faire.

D'un point de vue stratégique, que penser du lancement de ces offensives espacées de quelques semaines/mois, qui engagent les combattants et la coalition internationale sur plusieurs fronts en même temps ?

Le problème majeur ne vient pas de la coalition anti-Daech qui, en fin de comptes, a relativement peu d’hommes au sol. La majeure partie de l’appui apporté en Irak - et maintenant en Syrie - provient de la troisième dimension si l’on excepte les forces spéciales et les artilleurs. Il ne va donc pas être bien compliqué d’aller bombarder les alentours de Raqqa, ce qui a été déjà beaucoup pratiqué par le passé. La différence, c’est qu’il s’agit désormais d’appuyer au plus près les forces au sol. Cela nécessite une prise de risques plus importante pour les aviateurs. Pour que les tirs soient efficaces, il est préférable que les appareils décollent de bases proches surtout si des hélicoptères très adaptés à ces missions sont engagés. Les Américains auraient développé deux plateformes aériennes (l'une près de Rmeilan dans la province d’Hassaké, l’autre au sud-ouest de Kobané) dans les zones contrôlées par les Kurdes de Syrie.

Mais il n’est pas sûr que la Turquie va apprécier et donner l’autorisation d’utiliser la base d’Incirlik pour aller appuyer les Forces démocratiques syriennes (FDS) qui mène l’opération "Colère de l’Euphrate" (la reprise de Raqqa). En effet, la principale composante de cette coalition apparue en 2015 est formée des unités de protections du peuple (YPG), des forces kurdes qu’Ankara considère comme "terroristes" en raison de leur proximité avec les séparatistes kurdo-turcs du PKK. Cela dit, d’autres bases au Proche-Orient peuvent être utilisées. En résumé, l’appui aérien peut être assuré de manière satisfaisante. Pour compléter le tableau, des membres de forces spéciales américaines accompagnent les FDS au sol. Certains ont été observés mettant en œuvre des drones de reconnaissance.

Le vrai problème réside donc dans les forces qui combattent à terre. En Irak, c’est assez compliqué avec l’armée régulière, la police, les milices chiites, les peshmergas et les Turcs, tout cela saupoudré de conseillers occidentaux, iraniens, libanais, etc. Pour mémoire, il n’y a pas en Irak de commandement réellement unifié même si ce sont les Américains qui tiennent la barre sauf pour les milices chiites qui dépendent plus ou moins directement de Téhéran. Tout se passe bien tant que l’ennemi a la bonne idée de ne pas opposer une défense trop ferme et surtout, quand il ne se livre pas à des contre-attaques virulentes. A ce moment là, on ressent des instants de panique qui rappellent les déroutes de 2014-2015. Bagdad ne communique pas sur ses pertes et pourtant elles seraient sévères si l’on croit les communiqués de Daech (qui pour sa part les surévalue certainement). Des deux côtés, il faut préserver le moral des combattants et des populations qui, soit-dit en passant, ne sont pas toutes hostiles à la cause salafistes-djihadiste ! Ne pas oublier que la majorité des activistes de Daech présents à Mossoul sont originaires de cette région qu'ils n'ont pas l'intention d'abandonner.

En Syrie, c’est encore plus compliqué. Déjà sur le plan politique, la Syrie a un pouvoir central toujours représenté à l’ONU donc légal au regard des lois internationales. Toute intervention militaire étrangère doit donc être faite à la demande de ce gouvernement, ce qui a été le cas pour la Russie et pour l’Iran. La coalition internationale emmenée par les États-Unis est dans l’illégalité car elle n’a pas non plus obtenu un vote nécessaire du Conseil de Sécurité de l’ONU. Il est donc hors de question que les forces légalistes syriennes interviennent aux côtés de la coalition, cette dernière refusant d’ailleurs de coopérer d’une manière ou d’une autre avec le "boucher" Bachar el-Assad.

Pour reprendre Raqqa, il ne reste donc au sol que les FDS. Les effectifs annoncés de 30 000 hommes pouvant participer à la bataille sont surévalués. Au total, les FDS comptent bien 40 000 hommes et femmes (dont 35 000 Kurdes), mais ils sont répartis sur les cantons de Qamishli, Kobané et Efrin sans compter les forces qui combattent à Alep aux côtés des unités gouvernementales syriennes et leurs alliés pasdarans et du Hezbollah libanais ! Globalement, les FDS ne sont pas hostiles au régime légal... 

Au regard de la nature de l'offensive et de la composition annoncée des forces sur le terrain (30 000 combattants arabo-kurdes, dont deux-tiers de Kurdes), quelle pourrait être la réaction de certaines parties au conflit, et notamment de la Turquie, de la Syrie et de la Russie ?

A l’heure où est écrit cet article, aucune réaction officielle n’est venue d’Ankara, de Damas ou de Moscou. Cela ne devrait pas tarder. Il faut dire que le 6 novembre, le général Joseph Dunford, le chef d’état-major américain, a effectué une visite surprise auprès de son homologue turc, le général Hulusi Akar, pour verrouiller le dispositif. Il n’est pas exclu de penser que les rebelles alliés d'Ankara qui ont participé à partir d’août 2016 à l’opération "Bouclier de l’Euphrate", qui a permis de libérer 1 350 km2 de zone frontalière avec la Turquie, ne soient à un moment ou à un autre engagés dans "Colère de l’Euphrate". Bien sûr, si cela a lieu, ces rebelles seront surtout encadrés par l’armée turque qui, seule, peut fournir le "lourd" (chars, artillerie, blindés chenillés, etc.). Mais la double question se pose : les Kurdes membres des FDS et Damas vont-ils accepter une intervention turque ? Ce sont les Américains et les Russes qui possèdent les atouts nécessaires - mais peut-être pas suffisants - pour influer sur les décisions de leurs poulains. Mais alors, quid des concessions faites aux Russes dont l’armada navale vient d’entrer dans les eaux syriennes ? Il y a peut être des accords secrets désignant des zones de chasse respectives : Alep aux Russes, Raqqa aux Américains. A chacun de s’organiser dans son coin… Les Russes ont prévenu qu'à partir du 10 novembre, ils allaient commencer des manoeuvres navales au large des côtes syriennes. Attendons pour voir s'ils déclencnent un feu roulant de missiles mer-sol.

Il est malheureusement possible que l’opération "Colère de l’Euphrate" ne soit qu’un dernier subterfuge lancé par Barack Obama à deux jours de l’élection présidentielle pour redorer le blason du Parti démocrate et donner le dernier coup de pouce nécessaire au succès d’Hillary Clinton. S’il est bien sûr vital de vaincre Daech, la méthode tactique employée me semble très hasardeuse et risquée. Déjà que la bataille de Mossoul est beaucoup moins bien engagée que la propagande officielle ne le laisse entendre, l’aventure syrienne risque de déraper. Dès le premier jour, les Kurdes, qui ont conquis une dizaine de villages au nord de Raqqa , auraient eu 49 tués dont 14 causés par un véhicule suicide lancé par Daech. Le président Obama restera en poste jusqu’au 20 janvier 2017, date de l’investiture de son successeur. Il devra donc gérer les premières suites de cette politique aventureuse. Et dire qu’il a démarré son premier mandat avec l’attribution d’un prix Nobel de la paix !

Pour terminer sur une note plus optimiste. Tout le monde a un ennemi commun : Daech. Peut-être cela va-il permettre de recréer des relations constructives entre Occidentaux, la Russie, l’Iran, l’Irak et Damas (1) … J’ai le droit de rêver. Au moins, cela oblige l'ensemble des capitales à discuter (même avec Damas).

1. La bataille de Raqqa peut permettre de desserrer le siège qui pèse sur Deir ez-Zor où les forces syriennes résistent depuis 2014.

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