Avis aux marques qui se prennent pour des acteurs politiques : une campagne de pub cible aux Etats-Unis les groupes qui ont beaucoup (trop ?) cédé au chantage idéologique des mouvements woke<!-- --> | Atlantico.fr
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Un homme passe devant un magasin Nike à Pékin le 5 avril 2021.
Un homme passe devant un magasin Nike à Pékin le 5 avril 2021.
©NICOLAS ASFOURI / AFP

Néo-progressisme

Faudra-t-il aller jusqu’à une guerre des boycotts dans laquelle chaque « camp » en viendrait à compter ses forces avant que chacun revienne à son vrai rôle ?

Etienne Lamotte

Etienne Lamotte

Etienne Lamotte est Planneur Stratégique chez Social and Stories, agence de communication spécialisée en idées conversationnelles du Groupe Figaro.

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Nacima Ourahmoune

Nacima Ourahmoune

Nacima Ourahmoune est professeure associée en Marketing à KEDGE Business School. Nacima est docteur ESSEC / IAE Aix-en-Provence. Auparavant Nacima Ourahmoune avait été diplômée d’un Master 2 en recherche en marketing (Paris 1 Sorbonne), un MBA en luxury branding, du diplôme Grande Ecole d’HEC Paris et est diplomée Sciences Pô Aix. Nacima Ourahmoune a plus de 10 ans d’expérience comme consultante en stratégie et en marketing. Nacima Ourahmoune enseigne principalement le Marketing du Luxe. Elle a fondé et coordonne le parcours Luxury and Brands au sein du programme Grande Ecole a KEDGE BS.

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Pourquoi les marques se positionnent-elles sur des questions politiques et polémiques ?

Etienne Lamotte : On peut décomposer le problème en deux, moi qui ai une lecture très sociologique des évènements. Emmanuel Todd parlait de ce phénomène mondial, on a des élites mondialisées qui représentent à peu près 20% de la population française avec comme signes distinctifs ; diplômée bac+5, et métiers du numérique. Ce sont les heureux de la mondialisation, cette masse d’élites elle est devenue tellement importante qu'elle est capable de produire sa propre production médiatique et la consommer, elle recrée un nouveau système de valeurs très à gauche, partagé entre castes technophiles, pro libéraux, et métissées. Ce sont eux que les marques visent avant tout ; car ils disposent aussi d’un certain pouvoir d’achat.

Nacima Ourahmoune : Les marques sont sommées de se positionner avant que le buzz négatif n’intervienne et donc de s’approprier un territoire qui constitue un levier de stratégie de marque ou un des invariants important de la marque. Les marques sont des plateformes idéologiques et culturelles qui assurent leurs iconicités. Le volet culturel peut se voir dans par exemple l’importance que revêt traditionnellement l’indépendance des femmes ou une idée du féminisme chez Coco Chanel qui a guidé le discours et la conception de produits visant a libérer le mouvement des femmes et à s’approprier des éléments revisités du vestiaire masculin (absence de corset, veste, matière comme le tweed). Ces éléments continuent d’informer une des dimensions centrales de différenciation et d’iconicité de la marque. Ce phénomène n’est donc pas nouveau, il est même selon un ouvrage de Douglas Holt (universitaire et consultant - How brands become icons) une des conditions nécessaires au statut d’icône sur le marché américain. La marque en s’appropriant une des dimensions d’un discours macrosocial et donc politique va pouvoir déployer un axe différenciant lui permettant de se construire une aura dans la durée. Un des exemples anciens et actifs est celui de Ben&Jerry's qui est une des marques de glaces iconiques américaines qui n’a eu de cesse de déployer un discours progressiste tout au long de son histoire avec une contre-culture mise en avant (Hippies) et des techniques de guérilla marketing qui ont constitué sa légende, une section entière de son site est dédiée au politique alors que son cœur de métier ne le réclamait pas. Bien sûr ce positionnement génère des clivages mais aussi des fidélités, un engagement sur les réseaux de la part de ses fans qui est recherché par les marques. C’est un cas explicite sur plusieurs décennies de références au politique mais derrière des marques aussi iconiques que Body Shop, Ben & Jerry’s, Marlboro, Method, Whole Foods, Dove, Red Bull, Harley-Davidson… on trouve des positionnements idéologiques, que l’on apparente à une innovation culturelle. Pendant longtemps le marketing était vu sous l’angle économique, puis psychologique et d’ingénierie avant de se tourner vers les dimensions sociologiques et culturelles. Un des leviers culturels qui motivent les consommateurs et entre en résonnance avec leurs valeurs est le levier politique. Le danger pour les marques vient d’un déficit de compétences politiques chez les stratèges de marques à un moment où ils sentent que l’activisme est une clé d’engagement et de fidélité, une clé de disruption intéressante mais complexe.

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Quel coût pour les marques ciblées par des partis politiques ?

Etienne Lamotte : Le rôle d'un Etat c'est de pouvoir permettre une vie en communauté. Souvent, la capacité de communication c’est synthétiser et créer un message audible, mais qui efface pour toutes les nuances. Il y a deux risques pour les marques, le principal étant de ne plus être audible auprès de leur audience, sans réussir pour autant à séduire ces 20% de consommateurs éduqués et progressistes. Dans ce cas-là, elles perdent sur les deux tableaux.

Et le deuxième, c'est qu'il y a un vrai sentiment de défiance, on invisibilise 80% de la population. On peut prendre l’exemple des Gilets jaunes, le fait d'avoir un gilet réfléchissant, ce n'est pas seulement pour les politiques, mais aussi parce que les marques oublient de les regarder, de leur parler, parce que la production médiatique ne leur est pas destinée. Ils prennent un symbole qui échappe aux marques.

Pensez-vous que cela pourrait créer un problème de confiance envers les marques ?

Etienne Lamotte : Je pense que le secteur de la communication est en train de se précariser très largement, la puissance des GAFA qui monopolisent et gardent une grande partie des revenus liés à la communication, et donc les médias. Et ça oblige tout le monde à faire une course vers l’avant, on arrive sur un système assez essoufflé qui crée des inégalités. Quand on ne peut plus parler du vivre ensemble et de catégories sociales on parle donc de l'individualité.

Et c'est ce qu'il s'est passé aux Etats-Unis, et d'ailleurs on voit que l’on arrive au bout d'un système. On a ce risque de pureté idéologique, où finalement on ne s'intéresse qu’aux choses qui ne vont pas sans regarder les choses qui fonctionnent, et finalement on en arrive à des aberrations… Des aberrations qui ne peuvent être que violentes et destructives pour les individus et le vivre ensemble.

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Pensez-vous que les marques cèdent à des chantages idéologiques de certains groupes très actifs ?

Etienne Lamotte : Oui, je pense que l'on est de toute façon au règne du réseau social, et que des conversations que l'on pouvait entendre au café il y a une quinzaine d'années prennent un poids bien différent aujourd’hui. Je prends exemple du cas Evian, avec ce fameux tweet qui a été posté le jour du Ramadan, quand je vois l'importance que ça implique, et surtout qu’à mon sens, ça n'avait rien de désobligeant pour qui que ce soit. Le fait de s'excuser a fait perdre à la marque la légitimité des gens qui ne se sont pas sentis agressés, tout en perdant aussi sur des publics un peu plus conservateurs qui ne voient pas pourquoi on devrait prendre en compte des phénomènes en rapport avec la religion musulmane.

NacimaOurahmoune : Les marques voient dans les sujets soulevés des risques de buzz négatif pour leurs marques et des valeurs qui montent dans la société qui sont donc instituantes et instituées pour lesquelles ils doivent commencer à opérer des changements pour donner gage de bonne volonté. Sans céder à des groupes et avant d’être attaqués, on voit bien en France dans le secteur de la beauté et du luxe un usage ces derniers mois très important de mannequins ethniquement divers en masse pour répondre au mouvement BLM (Black Lives Matter). Pour les marques, c’est une prise de conscience et un moyen de montrer qu’elles écoutent la diversité et d'avoir un axe réellement central et donc un changement de regard de leur top management jusqu’à la conception de produits… or ce sont les groupes les plus radicaux et investis qui vont pointer la dissonance entre l’image et la cohérence de la politique d’entreprise, effectivement produisant une accélération de la nécessité de changer des marques. En cela on peut parler d’un chantage ou d’une pression des activistes qui est le prolongement de la montée de la montée du pouvoir des consommateurs face aux marques depuis deux décennies. Enfin, les consommateurs sont nés dans des sociétés d’hyperconsommation, ils ont acquis des compétences marketing et les mouvements sociaux font un usage récurrent du marketing et de la communication pour rendre leurs mouvements visibles et impactant comme dans une logique de stratégie de marques. 

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Si les groupes conservateurs se mettaient à cibler les marques, pourrait-on avoir une escalade progressive de boycotts sur les réseaux sociaux ? On se rappelle le cas des Ouïghours en Chine.

Etienne Lamotte : Dans le cas des Ouïghours, le gouvernement chinois exerce une pression, et puisque la Chine est devenue un marché producteur et consommateur, on a des marques de grande consommation comme Nike qui ne savent pas à quel point repousser l'effort sacrificiel, dont le seul but actuellement est leur croissance. Il y a des luttes de pouvoir qui se sont complexifiées avec la mondialisation.

En revanche, je vais être radical, c'est 20% de personnes qui créent la production médiatique et qui sont progressistes. On pourra avoir des mouvements plus Républicains dans le cas des Etats-Unis, qui vont passer à l'offensive, mais dans la configuration actuelle, ils n'auront jamais la cote et seront très difficilement audibles. Le paysage médiatique aujourd'hui est très clairement progressiste.

NacimaOurahmoune : La cancel culture et le woke marketing font rage, plus que jamais activisme politique et répercussion ou call out, dénonciation de marques sont d’actualité. Les marques sont devenues des référents identitaires pour les consommateurs qui selon les études montrent une fidélité à la marque conditionnée à la capacité de celles-ci de refléter les causes des consommateurs. On trouve des études quanti ou les répondants indiquent qu’à 86% ils sont prêts à donner le bénéfice à une marque concurrente si celle-ci est en cohérence avec leurs valeurs notamment politiques y compris si à l’origine ils préféraient le produit de l’autre marque. Les marques comprennent que les consommateurs exigent une implication sociétale qui devient de plus en plus politique par-delà leur fonction utilitaire, économique ou hédonique qui continuent d’avoir une place centrale. Pour se distinguer et dans un champ concurrentiel tendu avec une digitalisation qui met à nu les marques, les activistes ont compris l’importance de leur pouvoir pour inciter au changement sociétal. Ce faisant, les sujets sont complexes et clivants générant des risques d’image importants pour les marques. 

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Ces campagnes conservatrices de boycott, ne peuvent-elles pas finalement faire bénéficier certains hommes politiques comme Trump, pour essayer de récupérer ces 80% d'oubliés ?

Etienne Lamotte : J'en suis convaincu, reprenons l'exemple de l'élection de Donald Trump, les 20% les plus favorisés ne l'ont jamais vu venir. Je vais reprendre Emmanuel Todd, qui disait qu'il y avait plus de proximité culturelle entre un Parisien du 11e arrondissement et un new-yorkais, qu'entre un parisien et un campagnard de la diagonale du vide.

Ça c'est évident pour nous, les diplômés, nous sommes des personnes heureuses de la mondialisation, qui ont un grand pouvoir de mobilité et de choix. Et c'est nous qui produisons le contenu médiatique et qui le recevons aussi. Les 80% de la population vont détester les élites mondialisées moralisatrices, qui cherchent à leur dire quoi faire, en revanche, ils ne vont pas conspuer les 1% des plus riches. C'est le statu quo. La question aujourd’hui, sera de savoir comment les marques se positionnent dans un monde en déclin.

Quels effets ces conflits pourraient-ils produire au niveau politique ? Va-t-on voir des acteurs politiques prendre parti contre des entreprises ? 

NacimaOurahmoune : De même que les multinationales ou GAFA sont décriées pour leur non-paiement de taxes par certains politiques et consommateurs sans affecter leur succès global, il y aura pour les politiques (qui sont des marques humaines) velléité de s’attaquer a des marques qui incarnent des idéologies décriées par les citoyens dont ils essaient de gagner l’assentiment. Néanmoins, selon les positions idéologiques les tenants de la cancel culture restent minoritaires sur bien des sujets pour le moment et donc les marques cherchent à intégrer des dimensions leur faisant écho sans révolutionner pour autant leur fond de marque.

Pourrions-nous assister à des logiques de guerre civile à la suite de ce chantage d'idées minoritaires ? 

NacimaOurahmoune : Le risque de guerre civile est plutôt dans la logique d’affrontement systémique si elle se consolide sur les questions raciales aux Etats-Unis. Les marques sont les reflets d’idéologies sociales qu’elles véhiculent au travers de discours visuels et verbaux pour installer un lien durable avec le consommateur et s’insérer dans leur set de références. Les marques pourraient être un levier, un moyen, mais pas le sujet de la guerre civile. 

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