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Avec plus de chômeurs que d’électeurs socialistes en France, la gauche est-elle en voie de marginalisation définitive ?
©Reuters

C'est la chute finale

Les résultats de ces deux dernières élections sont sans appel. Si l'on compare le score des partis de gauche des élections européennes de 2009 et de 2014, on constate une baisse de 11 points de leurs électorats (passé de 41% à 30%). Pour certains, cet effondrement serait la conséquence d’un gouvernement qui déçoit. Pour d’autres, l’origine serait idéologique.

Bertrand  Rothé

Bertrand Rothé

Bertrand Rothé est agrégé d’économie, il enseigne à l’université de Cergy-Pontoise et collabore régulièrement à Marianne. Il est déjà l’auteur de Lebrac, trois mois de prison (2009) et co-auteur de Il n’y a pas d’alternative. (Trente ans de propagande économique).

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Aurélien Bernier

Aurélien Bernier

Figure du mouvement altermondialiste et écologique, ancien membre du conseil d'administration d'ATTAC et du Mouvement politique d'éducation populaire (MPEP), Aurélien Bernier collabore au Monde Diplomatique. Auteur de sept livres, dont Le climat, otage de la finance (Mille et une nuits, 2008), Comment la mondialisation a tué l'écologie (Mille et une nuits, 2012), et La gauche radicale et ses tabous (Seuil, 2014)

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Atlantico : Au vu des résultats des élections municipales et européennes, faut-il en conclure que la gauche est entrée dans un long mais certain processus d'érosion ? Est-elle condamnée à la marginalisation ?

Bertrand Rothé : Je vais vous répondre avec une pointe d’humour et beaucoup de provocation :j’ai l’intuition que votre analyse est fausse car le FN est en train de devenir un parti de gauche. La route sera longue, mais Marine Le Pen a pris un bon virage.

Passées les réactions à chaud des uns et des autres, je pense que l’on va s’apercevoir que cette élection est d’abord la preuve que le FN chasse avec succès sur des terres de gauche, que le FN depuis quelques années s’adresse avec de plus en plus de succès à un électorat de gauche : elle séduit des populations abandonnées par la conversion définitive du PS au libéralisme. La conversion du Nord Pas de Calais et de la Creuse au vote FN est l’exemple de cette évolution. Une preuve supplémentaire, je note avec le Monde que dans nos banlieues une partie des vieux immigrés vote FN. 

La raison va reprendre ses droits et on va s’apercevoir que le génie de Marine Le Pen est d’avoir su capter cette population abandonnée. Sous son impulsion et celle de quelques intellectuels qui travaillent avec elle, son parti s’est mis depuis quelques années à piller une grande partie des idées des alter mondialistes. On retrouve dans le programme du FN des thèses empruntées à Frédéric Lordon, à François Ruffin, à Emmanuel Todd, à Gaël Giraud, pas des sociaux libéraux, non tous des intellectuels de gauche, de la "gauche de gauche" pour reprendre la terminologie bourdieusienne. Faut-il rappeler que cette évolution est très importante ? C’est une rupture, aussi importante que celle de 1983, quand le PS s’est converti au marché. Jean-Marie Le Pen était un libéral dur. S’il était un peu cohérent, il soutiendrait la politique actuelle de Valls, demanderait encore plus de baisse d’impôts, une réduction plus drastique du salaire des fonctionnaires.

Je me demande comment est perçu le programme du FN pour ses nouveaux électeurs ? J’aimerais savoir pourquoi les électeurs du Nord de la France ont voté à plus de trente pour cent pour. Mais je suppose que c’est en grande partie par parce que le FN est le seul parti protectionniste en France. Il faut comprendre "protectionnisme" au sens qui protège les poules du renard, pour reprendre la métaphore libérale du renard libre dans le poulailler libre.  

Aurélien Bernier :Le problème est qu’il est difficile de cumuler les résultats des gauches, car il n’y a plus de logiciel de pensée commun. Jean-Luc Mélenchon a fait l’analyse selon laquelle le Parti socialiste aurait quitté la gauche, et se retrouverait aujourd’hui plutôt vers le centre-droit. Les politiques menées par le gouvernement ont eu des effets tellement déplorables que par effet de ricochet, le Parti socialiste a entraîné les partis d’extrême gauche dans ce déclin électoral. Je pense que c’est le renoncement du gouvernement à mener une politique de gauche qui en est le principal responsable.

Quant au Front de gauche, on voit qu’il se maintient sur le plan national. En revanche, je ne pense pas que la cause soit idéologique. Je crois plutôt que le problème est inhérent au programme européen de la gauche radicale. C’est ce que je dénonçais dans mon livre - La gauche radicale et ses tabous -, la gauche radicale a des ambitions politiques que je pense indispensable, comme la justice sociale et le partage des richesses, mais elle n’a pas de discours crédible sur la façon de rompre avec les politiques européennes. Les trotskystes ne veulent pas entendre parler de mesure nationale contre l’Union européenne, ce qui à mon sens les disqualifie complètement face à la montée de ceux qui souhaitent une reprise du pouvoir au niveau national. On voit que la position du Front de gauche est ambiguë, ils parlent de rompre avec l’Union européenne alors que dans le discours, aucune mesure concrète n’est mise en avant pour crédibiliser une alternative à la politique monétaire de la Banque centrale européenne. L’enseignement principal de ces élections européennes est que les électeurs ont considéré que le FN apporte plus de réponses que les partis d’extrême gauche, à cause d’un manque de clarification.

Selon les résultats d'un récent sondage (voir ici), les ouvriers et employés considèrent que le FN est plus efficace en termes de justice sociale que toute la gauche réunie. Comment la gauche a-t-elle perdu la bataille de la justice sociale dans l'opinion ?

Bertrand Rothé : Par cette question vous donnez en partie raison à ma première thèse. Le FN est entrain de devenir légitime sur des valeurs de gauche. J’ai l’intuition qu’il va devenir plus légitime que le PS sur des sujets tels que la protection sociale, le protectionnisme, la politique industrielle… Il aura alors contourné le PS par sa gauche. 

Aurélien Bernier :Elle provisoirement perdu cette bataille car la gauche a été aux affaires, elle a gouverné. Entre 1997 et 2002, le PS au pouvoir a donné des ministères aux communistes, et ces derniers n’ont pas réussi à transformer leurs idéaux en action politique. On a au contraire constaté à cette période un nombre important de privatisations, une baisse de la fiscalité sur les stock-options. Cette désillusion est perpétuée encore aujourd’hui par la politique libérale de François Hollande, et qui se répercute encore une fois sur les partis radicaux.

Votre sondage l’illustre bien, la gauche a trahie, elle n’est plus en mesure d’être crédible aux yeux de la classe ouvrière.

En 2009, les partis ouvriers totalisaient 12% des votes tandis qu'ils faisaient 9% pour les élections 2014. Quels choix ont-ils fini par couper la gauche de son électorat historique ?

Aurélien Bernier : Le changement décisif a été l’idée qu’on pourrait réformer l’Union européenne de l’intérieur. Le Parti communiste a pendant très longtemps été opposé à la construction européenne, à l’Europe de Maastricht, à la monnaie unique. Puis, mené par Robert Hue, il s’est laissé convaincre par le Parti socialiste qu’on pourrait réformer l’Europe de l’intérieur. Tout cela date de la gauche plurielle de 1997. Plus personne n’y croit aujourd’hui et encore moins les classes populaires. 

Libéro-sceptique si ce n'est anti-libérale sur le plan économique et libérale sur le plan sociétal, la ligne idéologique de la gauche est-elle encore lisible ? En quoi se montre-t-elle contradictoire ? 

Bertrand Rothé :Le Parti socialiste est libéral dans les mœurs et libéral économiquement. Le concept d’UMPS est une des plus belles inventions de Marine Le Pen. C’est son coup de maître. 

Un partie du Front de Gauche, et je pense plutôt aux jeunes de ce parti, serait plus proche de votre analyse, libéral dans les mœurs et économiquement libero-sceptique. Malheureusement ce discours ne porte pas chez les électeurs populaires de gauche qui souhaiteraient sûrement un peu plus de retenue sur le mariage pour tous et autres innovations sociétales et un engagement plus franc et massif contre la mondialisation dont Frédéric Lordon dans son style ramassé affirme que c’est "l’aboutissement du libéralisme" et contre l’Europe de Lisbonne qui inscrit dans le marbre de la loi la concurrence libre.

Aurélien Bernier : Il y a effectivement trop d’options libérales qui sont adoptées. Mais je pense que le libéralisme est la vraie cause qui inquiète les citoyens, et la gauche radicale ne propose pas une ligne qui serait suffisamment en rupture. Le Parti socialiste se fait donc une joie de porter le débat sur les questions sociétales afin de masquer le débat sur les questions économiques. Lorsque Lionel Jospin a lancé le Pacs, cela a permis d’attirer l’attention ailleurs que sur les mesures libérales. François Hollande a fait la même chose avec le mariage pour tous. Ce qui préoccupe vraiment les gens, c’est moins le mariage pour tous que la situation économique, il faut que la gauche en prenne conscience afin de se crédibiliser auprès des électeurs. 

Finalement quelle vision du monde la gauche française offre-t-elle aujourd'hui ?

Aurélien Bernier : Il y a deux visions différentes : d’une part le PS qui par sa position pro-européenne et son ancrage libéral montre que la mondialisation est une fatalité que l’on peut transformer en opportunité, à condition de l’accompagner, un peu à la manière des libéraux de droite. La gauche radicale, elle, défend une vision en rupture avec le libre-échange, mais sans cohérence politique pour l’appuyer. In fine, la vision qu’elle donne du monde est imprécise, pour ne pas dire floue.

Bertrand Rothé : Il n’y a jamais eu une gauche française, comme il n’y a jamais eu une droite. Pour la gauche, Jean Claude Michéa l’explique parfaitement. Depuis le début il y a eu un parti libéral, libéral dans les mœurs et économiquement. Le parti de la "bourgeoisie éclairée", et un autre beaucoup plus populaire, proche du monde ouvrier des artisans, un parti beaucoup plus réactif. Jusqu’à l’affaire Dreyfus, le premier s’appelait la gauche, le second le parti socialiste. Après l’OPA de Jaurès sur le parti socialiste et la révolution d’octobre, les noms ont changé de camps, mais le principe de base est resté le même… d’un côté la "bourgeoisie éclairée" de l’autre le peuple.

La gauche française telle que nous la connaissons pourrait-elle connaître une trajectoire similaire au parti libéral britannique qui finit par être remplacé par le parti travailliste après un long déclin, où au parti socialiste italien qui a finalement fusionné avec le parti centriste ?

Bertrand Rothé : Ce n’est qu’une question de semaines, de mois…

Aurélien Bernier : L’avenir nous le dira, il est vrai que notre Parti socialiste est dans une ligne sociale démocrate comme peut l’être les partis socialistes grec et espagnol.

Du côté de la gauche radicale, je pense que les mois qui viennent détermineront sont avenir. Soit elle continuera à ne pas se démarquer, à rester inoffensive sur le plan des idées, et alors elle perdra ses électeurs au profit du Front national, soit elle admettra qu’il faut sortir de l’ordre européen et de la monnaie unique. L’urgence serait de donner la parole aux militants, de convoquer des grandes assises sur les questions européennes pour lever ces tabous, et arrêter de concevoir des programmes rédigés par une poignée de dirigeants de partis. 

Quelle nouvelle vision politique pourrait venir combler le vide laissé par une disparition de la gauche française ? La transition est-elle déjà en cours ? 

Bertrand Rothé : Si la gauche de gauche ne défend pas le protectionnisme et la protection sociale, le FN pourrait devenir le dernier parti de gauche français. Mais la route sera longue, très longue et semée d’embûches. Pour cela il faudrait que Marine Le Pen arrive à faire oublier les propos outranciers de son père, ses discours racistes et elle devra aussi rompre avec un certain nombre de ses amis actuels. Pourra-t-elle y arriver ? C’est toute la question.

Aurélien Bernier : Je ne pense pas. Le Ps va rester ce qu’il est, avec un discours plus social que l’UDI et l’UMP. La gauche radicale ne peut pas disparaître, ce serait une vraie catastrophe, parce que cela voudrait dire qu’il n’y aurait plus d’opposition franche aux politiques libérales, qu’il n’y a plus d’alternative. Le score du front de gauche ne laisse pas penser qu’il va disparaître, et les résultats des autres pays européens montre que les partis d’extrême gauche se portent bien, notamment au Portugal et en Grèce, dans lesquels la rupture avec les PS est du aux politiques d’austérité assumées par les figures sociales démocrates.

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