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Ce tsunami antisystème que ne semblent pas voir les politiques français (et qui seront nos Trump et Sanders pour 2017 ?)
©Reuters

Système contre antisystème

Alors que les populations des démocraties occidentales sont en demande d'une nouvelle offre politique, plus adaptée au monde contemporain, les "etablishments" continuent à reproduire les discours traditionnels. Un phénomène qui n'a pas nécessairement vocation à perdurer à travers les générations et qui, s'il le faisait, pourrait s'avérer dangereux.

Christophe Bouillaud

Christophe Bouillaud

Christophe Bouillaud est professeur de sciences politiques à l’Institut d’études politiques de Grenoble depuis 1999. Il est spécialiste à la fois de la vie politique italienne, et de la vie politique européenne, en particulier sous l’angle des partis.

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Yves Roucaute

Yves Roucaute

Yves Roucaute est philosophe, épistémologue et logicien. Professeur des universités, agrégé de philosophie et de sciences politiques, docteur d’État en science politique, docteur en philosophie (épistémologie), conférencier pour de grands groupes sur les nouvelles technologies et les relations internationales, il a été conseiller dans 4 cabinets ministériels, Président du conseil scientifique l’Institut National des Hautes Etudes et de Sécurité, Directeur national de France Télévision et journaliste. 

Il combat pour les droits de l’Homme. Emprisonné à Cuba pour son soutien aux opposants, engagé auprès du Commandant Massoud, seul intellectuel au monde invité avec Alain Madelin à Kaboul par l’Alliance du Nord pour fêter la victoire contre les Talibans, condamné par le Vietnam pour sa défense des bonzes.

Auteur de nombreux ouvrages dont « Le Bel Avenir de l’Humanité » (Calmann-Lévy),  « Éloge du monde de vie à la française » (Contemporary Bookstore), « La Puissance de la Liberté« (PUF),  « La Puissance d’Humanité » (de Guilbert), « La République contre la démocratie » (Plon), les Démagogues (Plon).

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Atlantico : Les premiers résultats des primaires américaines et les derniers scrutins européens, notamment en France, laissent apparaître une forte volonté de transformation du paysage politique. En contradiction avec ce phénomène, les candidats ou les partis jugés comme étant "les plus raisonnables", comme Hillary Clinton aux Etats Unis, semblent de plus en plus incapables de proposer une offre politique en adéquation avec un monde en pleine transformation, entre mondialisation, flux migratoires, crise économique, et inégalités. Comment comprendre ce décalage ?

Christophe Bouillaud : La plupart des partis politiques qui ont dominé la vie des démocraties occidentales jusqu’aux années 2010 sont issus de mobilisations politiques du XIXème siècle ou du premier tiers XXème siècle. Ils ont de fait réussi à réaliser le gros de leur projet politique fondamental à partir des années 1950-1960 et à l’inscrire dans le droit et les politiques publiques, et ils gèrent depuis leurs acquis, tout en l’approfondissant. Par exemple, tous les partis sont peu ou prou pour le libre-échange international, et contre la vision impériale, voire autarcique, de l’économie, qui avait prévalu dans les années 1930. Ces partis sont donc à l’origine de ce qu’on peut nommer le statu quo contemporain. Or force est de constater que ce statu quo satisfait de moins de moins de monde dans la population des pays anciennement développés. Il n’y a qu'à entendre les propos de Donald Trump sur la nécessité de rapatrier aux Etats-Unis les jobs partis en Asie sur les trente dernières années pour comprendre son succès. Il fait rêver ses électeurs à l’Amérique des années 1950 qui était la première puissance industrielle de la planète et où l’ouvrier américain appartenait à la classe moyenne. Il remet donc en cause le statu quo que les partis, républicains comme démocrates, ont construit depuis les années 1940 avec le retour au libre-échange, puis son approfondissement constant au fil des décennies, dont tout dernièrement le Traité de libre-échange Trans-Pacifique.  Par ailleurs, tous les experts raisonnables, économistes en particulier, qui conseillent les candidats centristes et qui écrivent indirectement leur programme sont absolument incapables de se rendre compte que, même si les transformations économiques libérales peuvent avoir des effets favorables pour certains habitants des pays développés, elles ont des effets complètement délétères pour d’autres, qui forment sans doute aujourd’hui la majorité des habitants des pays développés. Ce n’est pas complètement un hasard si le FN a failli l’emporter dans le Nord-Pas de Calais-Picardie, une vieille région de la première industrialisation en crise depuis un demi-siècle au moins. Les candidats centristes proposent donc plus de la même chose : plus de libre-échange par exemple, plus de flexibilité du marché du travail, plus d’immigration économique choisie, plus d’innovations technologiques, etc., et, bien sûr, cela coince de plus en plus du côté des perdants.

Yves Roucaute : Vous l’avez dit, ce monde est en plein bouleversement. Hélas, le courage n’est pas toujours au rendez-vous. Les systèmes politiques en sont largement responsables, selon leur ouverture ou leur fermeture. Il y a des systèmes fermés qui conduisent à reproduire les élites politiques, à les protéger, à écarter la possibilité de voir surgir de nouveaux visages pour affronter les difficultés. C’est le cas du système français. De tels systèmes engagent une crise de représentation car il n’y a pas de crédibilité, de croyance dans le personnel politique, sans reconnaissance de soi à travers les représentants et sans perspective. 

Il y a, à l’inverse, des systèmes traditionnellement ouverts, comme l’était système politique des Etats-Unis où cette demande de prise en compote des problèmes et de renouvellement du personnel était traditionnelle. Mais curieusement aux Etats-Unis on a vu, pour la première fois,  un système semi-ouvert, car le parti  démocrate a fermé les jeux, en quelque sorte « à la française », à la différence du parti républicain.

Parlons donc d’abord des Etats-Unis, cela devrait éclairer ce propos.

Du côté démocrate, le système a été fermé au point d’opposer seulement deux candidats dont l’un, plus ou moins social démocrate, est marginal. Une offre faible. Pour le moment, cette clôture, semble payer. Il y a une avance assez confortable d’Hillary Clinton d’après l’ensemble des sondages. Elle représente le point de vue de l’establishment, de New York, New York Times inclus, mais aussi des gens les plus âgés, les plus fortunés, les plus conservateurs, les habitants des grandes villes. Elle est aussi la candidate des syndicats du vieux monde industriel et du politiquement correct. Il est intéressant de constater qu’elle fait ses meilleurs scores, même dans le New Hampshire, chez les plus de 64 ans, alors qu’elle est largement battue chez les moins de 27 ans où Sanders a obtenu 87% des voix. Mais, les plus pauvres votent moins que les classes moyennes et les classes supérieures.Et les plus âgés votent plus que les jeunes.

Aussi l’establishment démocrate s’assure de la présence de sa candidate. D’ailleurs on constate que les sondages, sur les élections à venir, donnent une très confortable avance pour Hillary Clinton, en particulier pour les prochaines primaires démocrates, en Caroline du sud, et dans la plupart des Etats lors du grand rendez-vous du « super Tuesday », le 1er mars. On verra dans les prochains débats, le prochain ayant lieu le 11 février,puis le suivant, le 9 mars, si Bernie Sanders sera capable de pousser ses pions afin, sinon de rééditer les résultats du New Hampshire, au moins de remonter son écart. Mais je ne le crois pas. Il prospère sur son offre anti-establishment et dans une démagogie vaguement sociale-libérale qui a ses limites dans l’électorat démocrate lui-même. Et il ne paraît guère crédible au-delà du vote protestataire qu’il incarne. D'une certaine façon, il permet au parti de scotcher une partie du mécontentement de la jeunesse face à la politique de Barack Obama, pour l’endiguer et le diriger vers le parti démocrate lorsqu’il s’agira d’affronter le candidat républicain.

La candidature Sanders est donc utile à cet égard. Car, il y a, il est vrai, une aspiration américaine à un nouveau personnel politique. Et le parti leur propose une Hillary Clinton qui peut difficilement incarner le renouveau. C’est la raison pour laquelle Bernie Sanders réussit, malgré tout, à obtenir quelques victoires. Mais c’est moins dangereux pour Hillary Clinton que s’il y avait un véritable troisième candidat.

L’establishment démocrate a bien joué pour fermer l’offre. Il lui reste à prier pour que, du côté républicain, le candidat qui va sortir ne puisse pas porter cette envie de changement. Puis, la question, si Hilary Clinton gagne, est de savoir ce qu’elle fera de cette victoire. Or, il est impossible de croire qu’elle pourra poursuivre le chemin de Barack Obama, d’ailleurs jugé plutôt négativement par la population dans nombre de sondages. Entre un sénat républicain et un groupe démocrate divisé, les Etats-Unis sont en passe de connaître une grave crise de gouvernance et une navigation internationale difficile face à la Chine et à la Russie.

En revanche, du côté républicain, ce souffle nouveau passe. L’establishment républicain n’a pas fermé l’offre, ce qui ne veut pas dire qu’il ne préfère pas voir Jeb Bush l’emporter. Mais les jeux étant ouverts, on peut voir la demande de renouvellement s’exprimer et Jeb Bush est, semble-t-il, écarté. A cet égard, Ted Cruz, qui a 45 ans, Marco Rubio, 44 ans, représentent une génération nouvelle. Même John Kasich, gouverneur de l’Ohio, plus âgé, à 63 ans, ne manque pas de renouveler les propositions du parti. Et bien entendu, le surgissement d’un Donald Trumpsymbolise cela.

Il faut d’ailleurs toute la morgue d’une certaine gauche pour traiter par le mépris cet homme qui a réussi à bâtir un empire par sa propre énergie. Sans doute faut-il voir dans la détestation de ce candidat républicain un symptôme social. Trump est en effet issu de Queens, un quartier mal famé de New York. Il y a cinquante ans, ses grands parents étaient des immigrés et il n’a jamais participé pas aux mondanités dont raffolent les Clinton.

En tout état de cause, en économie, dans la lutte contre la bureaucratie de Washington et contre le terrorisme, il est largement en tête des républicains, et seul son « caractère », à la différence de son programme, ne plaît pas. Une offre nouvelle donc, qui pourrait séduire la population, si l’on en juge les sondages où Hillary Clinton est souvent battue par Rubio, à égalité avec Cruz et talonnée par Trump. Et, au moins, les électeurs connaissent l’offre, quand bien même ils ne l’apprécient pas.

Dans les grandes démocraties européennes lorsque les jeux ne sont pas fermés, on voit un appel similaire au renouvellement des élites politiques qui sont appelés à répondre aux nouvelles demandes. Ainsi dans la plupart des pays européens, en Italie, en Espagne, en Grèce, même au Royaume-Uni où Cameron, 49 ans, n’est devenu le chef des conservateurs qu’en 2005, et Premier ministre, en 2010, plus jeune premier ministre depuis 1812, le personnel politique a été changé et l’offre a évolué.

Rien de tel en France. Le système politique a fermé les jeux. Ce qui fait qu’on a du mal à voir arriver de nouvelles personnalités. Pourtant la demande de renouvellement est là ainsi que l’exigence de répondre aux défis présents. Lorsque l’on analyse les sondages, les Français n’ont pas vraiment envie de voir revenir les aciens dirigeants. Cela ne veut pas dire qu’ils aient raison d’ailleurs, mais le fait est là : il n’y a pas de renouvellement depuis des années, or ils le souhaitent. Et c’est pourquoi Manuel Valls a obtenu, un temps, de bons sondages, avant d’être brûlé par François Hollande, à la façon dont Michel Rocard naguère, a été brûlé par François Mitterrand. Cela explique les bons résultats dans les enquêtes d’Emmanuel Macron,qui fait figure de renouveau mais auquel François Hollande devrait couper les ailes en déclarant sa candidature officielle. Cela explique aussi sans doute le surgissement de personnalités comme Nicolas Hulot ou Bruno Le Maire.  Mais c’est difficile pour eux car le verrouillage est grand. De même es Nathalie Kosciusko-Morizet, Hervé Mariton, Frédéric Lefebvre, pour s’en tenir à quelques figures de droite, paraissent condamnés par le système lui-même à ne pouvoir jouer que les seconds rôles, sans même que soit examiné la justesse, ou non, de leur positionnement.

C’est d’ailleurs un facteur d’explication du succès du F.N. face à des partis qui jouent la carte de la fonctionnarisation de leur personnel. Difficile de ringardiser Marine Le Pen dans ces conditions, et, encore moins, Marion Maréchal-Le Pen. Il faudrait au moins que les candidats qui sont là depuis plus de vingt ans, parfois près de cinquante ans, développent d’abord un programme qui tienne compte des bouleversements nécessaires pour affronter chômage, faible croissance, faiblesse numérique, menaces terroristes, organisations du crime, bureaucratie, école désuète. Mais aussi qu’ils se mettent en quête d’une espèce de ticket avec un futur Premier ministre plus conforme avec la représentation nécessaire du renouveau demandé.

Pour la plupart, les pays occidentaux sont confrontés à un choc de vieillissement de leur population. Face à un socle électoral vieillissant, les partis politiques n'ont-ils pas tout simplement intérêt à proposer une offre politique permettant de séduire une population en manque de repère dans un monde en phase de transformation rapide, c'est à dire une offre politique correspondant au "monde d'avant" ?

Christophe Bouillaud : Bien sûr, ce n’est pas un scoop. Une des particularités des électorats des pays anciennement développés de l’Occident est la surreprésentation dans l’électorat effectif – celui qui va voter – des électeurs les plus âgés. Il y a même des spécialistes d’économie politique qui ont montré à quel point cela pouvait influer sur les choix de politiques publiques en matière de retraite ou de santé, qui se trouvent de fait sous l’influence de ces électeurs âgés. Il semble aussi que les solutions les plus conservatrices et les plus rassurantes tendent à plaire cet électorat âgé. Le poids électoral de ces derniers tient au fait qu’ils ont été socialisés à voter régulièrement, et qu’ils sont aussi ceux qui dépendent le plus des revenus de transferts, pour leur retraite, pour leurs soins de santé et de manière croissante, pour leur dépendance. Une partie d’entre eux sont aussi des épargnants inquiets. Ils ont souvent aussi des convictions politiques plus ancrées qui leur font voter imperturbablement pour les partis politiques en place qu’ils connaissent bien. Ils sont aussi plus dépendants pour leur information des vieux médias de masse, comme la télévision. Mais, au-delà de cet aspect des intérêts et caractéristiques générationnels, il faut souligner que les politiciens centristes eux-mêmes, soit manquent d’imagination et proposent imperturbablement les mêmes recettes au fil des décennies, soit sont effrayés par les évolutions que leur décrivent les spécialistes. Prenez l’exemple de l’explosion du nombre de malades d’Alzheimer aux âges élevés de la vie. Quelles solutions envisageables dans un monde qui n’est évidemment pas prêt à abréger la vie de ces personnes ? Il vaut mieux faire semblant que tout va continuer comme avant, qu’on va s’occuper humainement de ces millions de malades sans espoir de guérison,  que le grand âge invalidant n’est pas en réalité une catastrophe du point de vue de la dynamique sociétale. C’est la même chose pour l’idée selon laquelle la croissance forte des années 1960 va revenir et qu’elle va résoudre le problème du chômage, dans un monde où, par ailleurs, les problèmes écologiques sont de plus en plus évidents.

Yves Roucaute : Le vieillissement est une donnée dans la plupart des pays européens, en effet. Cela explique d’ailleurs, en partie, l’erreur d’Angela Merkel qui crut régler le problème de la démographie allemande en acceptant l’entrée d’un million de migrants. Et, en politique, je vous l’accorde, il vaut mieux coller à son électorat, et donc aussi à son électorat âgé. Mais est-ce que ce souci de flatter cet électorat peut être une ligne politique ? Il peut certes produire des propositions légitimes dans un programme général sur des questions comme la santé, l’accompagnement des personnes âgées le handicap, l’adaptation des transports, l’urbanisme. Mais, quand bien même cet électorat serait important,imaginer ce qu’il voudrait en défendant des positions archaïques, cela ne constitue pas une stratégie. Et cela n’assure pas de la victoire électorale.

Par exemple, à l’intérieur du parti démocrate, Hillary Clinton est la candidate préférée des plus de 65 ans, tandis que Sanders est celui des moins de 29 ans. C’est un point très fort pour elle et cela lui permettra sans doute de l’emporter.Mais son soutien au vieux monde industriel, son absence de propositions révolutionnaires pour engager l’Amérique vers la révolution numérique, l’absence de lucidité quant à la nouvelle place des Etats-Unis dans un monde hétérogène où elle ne peut plus jouer seule, tout cela pour ne pas affronter de vieilles idées, engagent mal l’avenir de sa gouvernance, si elle venait à être élue. Et son politiquement correct pose d’ailleurs des limites à cette démagogie. Elle a quelques difficultés à réussir à toujours flatter les plus âgés, souvent plus attachés aux valeurs traditionnelles, en particulier chrétiennes et dont il reste à prouver qu’elles seraient insensibles à une offre de politique stricte en matière d’orthodoxie budgétaire et à des politiques publiques courageuses socialement et économiquement.

A l’inverse, cette démagogie envers les thèmes plus anciens est paradoxalement plus nuancée chez les républicains. Et ce n’est pas forcément négatif.

S’ils développent des thèmes qui sont ceux de la tradition américaine, y compris religieuse, ce qui leur apporte aussi des voix dans les petites villes, ils paraissent plus ouverts sur les questions qui tracassent les citoyens américains. Il est vrai qu’ils ont l’avantage de n’avoir pas à défendre un bilan. Ils n’occultent aucun sujet, surtout quand cela permet de montrer la différence avec le parti démocrate. Immigration, sécurité, taxes, impôts, déficit, école, bureaucratie de Washington, critique du politiquement correct, défense de la famille, libertés, santé, intervention militaire, facture numérique, internet III, école, place de la Chine, Israël, Iran… tout y passe, souvent contre la pensée conservatrice issue de la révolution industrielle dans un débat houleux mais ouvert.

Hillary Clinton n’est donc pas assurée de l’emporter. Cela reste possible, bien évidemment. Mais la jeunesse, la nouvelle économie et les angoisses bien réelles des plus âgés, ainsi que l’attachement de cette population envers les valeurs morales traditionnelles, pourraient faire gagner le candidat républicain, quel qu’il soit.

Pour aller vite, en France, l'offre politique tente évidemment de toucher les personnes âgées. Et c’est normal. Mais il ne faut pas croire que les personnes âgées veuillent nécessairement une offre âgée. Entre retraites, pensions, logement, handicap, santé, chômage de leurs enfants et petits enfants, détresse autour d’eux, ils différencient souvent mes politiques responsables de celles qui ne le sont pas. Leur refus de François Hollande est plus un effet de la lucidité qui accompagne le nombre des années que d’une volonté conservatrice qui refuserait les réformes. Et leur méfiance envers les extrémismes aux mirages desquels la jeunesse se laisse souvent prendre, est plutôt la marque de la recherche d’une volonté politique apte à accomplir les transformations raisonnables nécessaires.

A cet égard, les offres des extrémismes, Front de gauche en tête, celles du protectionnisme, de l'étatisme, de l'isolationnisme, de la sortie de l'euro, sont clairement les vieilles politiques rafistolées de nos grands pères. En se méfiant, les plus anciens démontrent qu’ils ne sont pas si vieux qu’on le croit. Et certainement, moins réactionnaires que les fameux progressistes, quand bien même ils sont jeunes,  qui pensent au travers des idéologies du XIXème siècle.

En quoi une telle approche apparaît totalement contre-productive, aussi bien en termes de radicalisation de l'opposition, qu'en l'absence de perspectives réelles de maintien au pouvoir sur le moyen long-terme? Les hommes et les femmes qui incarnent aujourd’hui "le système" peuvent-ils réellement incarner une offre alternative ?

Christophe Bouillaud : Pour l’instant, tous les gouvernants qui gagnent les élections dans les pays occidentaux et qui y occupent le pouvoir exécutif s’inscrivent encore dans la continuité des politiques publiques menées auparavant. Il n’est que de voir à quel point B. Obama, qui se présentait comme un nouveau départ pour l’Amérique, n’a incarné aucune profonde rupture avec les années Bush. Il y a eu certes des inflexions, mais guère plus. Les hommes et les femmes des partis centristes peuvent donc faire semblant d’incarner une offre alternative, et la majorité de l’électorat est encore prête à acheter cette  belle promesse de changement, soit par illusion, soit par cynisme. Une bonne part des électeurs de ces partis croit en effet sincèrement que cela va changer, et une bonne part sait bien que, malgré les rodomontades sur le "changement c’est maintenant" ou "ensemble, tout est possible", rien ne changera vraiment, et c’est pour cela qu’ils votent pour ces partis de la garantie du statu quo.

Cette situation est cependant instable, parce qu’une force d’opposition finit tôt ou tard par focaliser sur elle les espoirs d’une vraie modification du statu quo. Cependant, pour l’instant, contrairement à l’ex-Europe de l’est, aucune force de cette nature n’est arrivée seule au pouvoir, mais elles influencent déjà fortement les politiques publiques dans les pays occidentaux. Le cas le plus emblématique à mon sens est celui du Danemark : en raison de la présence du DFP dans les coalitions conservatrices des quinze dernières années (mais pas au gouvernement cependant), ce pays s’éloigne à grande vitesse du consensus pro-réfugiés tel qu’il avait été bâti après la Seconde guerre mondiale et inscrit dans le droit international public.

Plus généralement, même s’ils ont résisté avec vaillance à un déclin qui leur est prédit régulièrement depuis les années 1960, les partis historiques des pays occidentaux sont vraiment désormais en déclin électoral, comme l’a bien montré mon collègue Pierre Martin dans un article paru dans la revue Commentaire. Ils finiront donc inévitablement par être bousculés par des partis émergents, en particulier à droite par les partis "nativistes" anti-immigration, mais aussi, à gauche, par les partis qui veulent dépasser les limites de la gauche socialiste et communiste des années 1920-2000 et des écologistes des années 1970-2000, à la manière de Podemos en Espagne.

Yves Roucaute : Je vais peut-être apparaître un peu cynique, mais il ne faut pas accorder à la politique un pouvoir qu'elle n'a pas, ou plus. Cette fameuse offre d’une « alternative » à la politique actuelle a ses limites. Si l’on s’imagine que tout est possible, à la façon dont Barack Obama a vendu sa campagne électorale, on se moque du monde. Laissons la démagogie.La politique n'a plus la puissance qu'elle avait il y a un demi-siècle et s’il y a une autre politique possible, elle devra tenir compte de certains invariants structurels et de certains rapports de force domestiques et internationaux. Beaucoup est possible, mais pas tout.

Nous sommes passés par trois phases : la première correspond à l'étatisme. L'idée était que l’Etat  et sa souveraineté étaient au centre de la politique et que les politiques publiques, redistribution comprise, étaient la clef d’une bonne gouvernance et du progrès. Avec cette illusion, parfois, que l’Etat pouvait tout, ou presque.

La deuxième phase correspond à la mondialisation, à l'avènement du numérique et à la chute du mur de Berlin. Ces trois événements concomitants ont révélé la porosité des Etats et la puissance des forces transnationales, des flux financiers aux réseaux sociaux, des multinationales   aux réseaux du crime, au point que, dans certains esprits, l’Etat ne servait plus à grand chose, sinon à rien. Jusqu'à inventer la fin de l’Etat.

La crise financière et les nouveaux risques et les nouvelles menaces, apportés au cœur des cités par leurs vulnérabilités, ont secoué cette logique et remis les pendules à l'heure. Cette troisième phase rappelle que si l'Etat n’est pas un acteur unique, il reste un acteur essentiel et nécessaire. Et que la politique ne peut pas tout faire, cependant, elle a encore une utilité et joue, au moins,  un rôle d’aiguillon, sinon de protecteur dans ses fonctions régaliennes et envers les plus démunis.

il s’agit donc d’incarner la meilleure politique possible, pour reprendre Aristote. Or, le problème, dans un système politique fermé, est que les débats nécessaires pour faire éclore le meilleur possible sont limités, et que la concurrence indispensable pour faire surgir le personnel politique compétent est quasi inexistante.

Il ne s’agit d’ailleurs pas ici de critiquer des personnes, car beaucoup sont estimables, mais bien un système de médiocrité généralisée. La question de l'offre politique, aujourd'hui, c'est d'offrir des moyens concrets pour une action efficace. Or les conditions de cette offre ne sont pas réunies en France. L’un des effets de ce système, c’est le retard pris par la France dans son développement, quand on le compare aux pays qui ont choisi un système ouvert de recrutement et de renouvellement de l’offre politique. Je ne crois pas que l’on pourra faire l’économie d’une mise à plat de ce système si l’on veut le retour d’une France puissante.

Comment évaluer le risque, ou la chance, que peut représenter ce frottement, entre l'accélération de la transformation des sociétés, et son vieillissement, dans un système démocratique ?

Christophe Bouillaud : Le risque en fait est croissant, parce que la plupart des électeurs âgés sont largement incapables de comprendre les nouvelles situations, car ils croient juger d’expérience. Par exemple, des retraités croient savoir ce qu’est le travail ou ce qu’est une entreprise pour y avoir effectivement travaillé quarante ans durant, alors qu’ils ont quitté cet univers du travail depuis 10 ou 15 ans et que bien des choses ont changé depuis. Ils vont sans doute constituer encore pour un moment le socle électoral des partis centristes, mais il arrivera un moment où il y aura vraiment trop de perdants pour que ces partis survivent comme forces majoritaires. Il faut dire aussi que les prochains retraités seront bien moins lotis que les précédents, comme en témoigne en France l’abaissement du montant des retraites des nouveaux retraités par rapport à ceux déjà en retraite depuis quelques années. Le désir de changement risque du coup d’être encore plus répandu dans la population. Tout dépendra ensuite des partis qui seront capables de représenter ce changement. Pour l’instant, on dirait bien que ce sont les partis les plus à droite qui ont le vent en poupe, mais il ne faut pas oublier que ces mêmes partis sont complètement aveugles au nouveau rapport homme/nature qui se profile avec toutes les conséquences du réchauffement climatique en particulier.  Le gagnant de ces luttes futures n’est pas encore désigné, mais il ne sera sans doute pas le représentant d’un vieux parti des années 1840-1950.

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