Attentat de Nice : une cocotte minute nommée France ? Terrorisme, risques de représailles incontrôlées et escalade généralisée de la violence, le sondage qui fait peur <!-- --> | Atlantico.fr
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La police française sécurise la zone, le 15 juillet, après l'attentat qui a frappé Nice.
La police française sécurise la zone, le 15 juillet, après l'attentat qui a frappé Nice.
©REUTERS/Eric Gaillard

Horreur et conséquences

A Nice, un homme au volant d'un camion a commis un carnage jeudi soir, faisant au moins 84 morts. Selon notre dernier sondage Atlantico-Ifop, 73% des Français pensent qu’il y aurait des actes de représailles contre la communauté musulmane en cas de nouvel attentat islamiste. Eléments d'analyse.

Philippe Bilger

Philippe Bilger

Philippe Bilger est président de l'Institut de la parole. Il a exercé pendant plus de vingt ans la fonction d'avocat général à la Cour d'assises de Paris, et est aujourd'hui magistrat honoraire. Il a été amené à requérir dans des grandes affaires qui ont défrayé la chronique judiciaire et politique (Le Pen, Duverger-Pétain, René Bousquet, Bob Denard, le gang des Barbares, Hélène Castel, etc.), mais aussi dans les grands scandales financiers des années 1990 (affaire Carrefour du développement, Pasqua). Il est l'auteur de La France en miettes (éditions Fayard), Ordre et Désordre (éditions Le Passeur, 2015). En 2017, il a publié La parole, rien qu'elle et Moi, Emmanuel Macron, je me dis que..., tous les deux aux Editions Le Cerf.

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Yves Roucaute

Yves Roucaute

Yves Roucaute est philosophe, épistémologue et logicien. Professeur des universités, agrégé de philosophie et de sciences politiques, docteur d’État en science politique, docteur en philosophie (épistémologie), conférencier pour de grands groupes sur les nouvelles technologies et les relations internationales, il a été conseiller dans 4 cabinets ministériels, Président du conseil scientifique l’Institut National des Hautes Etudes et de Sécurité, Directeur national de France Télévision et journaliste. 

Il combat pour les droits de l’Homme. Emprisonné à Cuba pour son soutien aux opposants, engagé auprès du Commandant Massoud, seul intellectuel au monde invité avec Alain Madelin à Kaboul par l’Alliance du Nord pour fêter la victoire contre les Talibans, condamné par le Vietnam pour sa défense des bonzes.

Auteur de nombreux ouvrages dont « Le Bel Avenir de l’Humanité » (Calmann-Lévy),  « Éloge du monde de vie à la française » (Contemporary Bookstore), « La Puissance de la Liberté« (PUF),  « La Puissance d’Humanité » (de Guilbert), « La République contre la démocratie » (Plon), les Démagogues (Plon).

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Atlantico : Quel est selon vous le principal enseignement de ce sondage ?

Jérôme Fourquet : Le premier enseignement, c'est que le spectre des affrontements communautaires est aujourd'hui bien présent dans les têtes. Quasiment trois quarts des Francais jugent probable ou certain ce scénario en cas de survenue d'une troisième série d'attentats. Ces chiffres viennent corroborer un ressenti manifestement très largement partagé. J'en veux pour preuve les déclarations récentes de Patrick Calvar (directeur de la DGSI) qui, devant des députés, a indiqué qu'il craignait autant que la radicalisation les actes de représailles de l'ultra-droite en cas de troisième série d'attentats. Il est allé plus loin dans une deuxième audition où il a évoqué le risque d'une guerre civile. Cette hantise plane aujourd'hui dans la société. C'est la toile de fond du roman Soumission de Michel Houellebecq. On retrouve cette hantise d'un enchaînement de violence souhaité par les djihadistes qui fomentent des attentats pour diviser la société française. Cette inquiétude est palpable chez de nombreux élus et acteurs de terrain.

Le sondage avait pour but de mesurer l'état des lieux. Ce pronostic vis-à-vis de ce sombre diagnostic est largement partagé par les Français : 73% estiment que c'est probable ou certain, et 1 sur 5 pensent même que c'est certain. Pour aller dans le sens de ce diagnostic, autant il n'y avait pas eu d'actes de ce type après les attentats de janvier ou novembre 2015, autant on se souvient qu'à Bruxelles, la manifestation de recueillement a été perturbée par plusieurs centaines de hooligans et militants d'extrême-droite.

La situation de tension est donc assez présente, même si dans notre pays nous n'avons pas eu à déplorer pour l'instant des événements de ce type de manière totalement organisée. Nous avons certes à chaque fois, plus après janvier que novembre, un pic dans les actes anti-musulmans (agressions, tags, dégradations, incendies, etc.). On voit aujourd'hui que la France est très fortement sous tension.

Le deuxième enseignement concerne l'attitude des Français dans un tel scénario. Le souhaite-t-on ou le redoute-t-on ? Sur ce point, la société française donne un visage relativement sombre. Une petite majorité de Français a condamné ces actes (actes qui ne se sont certes pas encore produits, la réaction serait peut-être différente le cas échéant). Il est important de préciser que nous avons mentionné explicitement dans les questions les formes que ces actes de représailles pourraient prendre.

Certes, ces évènements ne se sont pas passés de manière massive en France, nous sommes donc sur une analyse légèrement à froid. Néanmoins, on reste dans un climat tendu et anxiogène où manifestement tout le monde a ça en tête. On peut rappeler ici les évènements d'Ajaccio en décembre dernier où, suite à une attaque de pompiers, des actions de représailles très violentes s'étaient déroulées dans le quartier des jardins de l'Empereur.

Nous voyons donc avec ces résultats que "seulement" 1 Français sur 2 condamnerait de tels actes. Une très forte minorité (39%) comprendrait sans approuver. Une plus faible minorité (10%) approuverait. 10%, même si approuver ne signifie pas participer, cela donne une idée du potentiel de radicalisation réactive face à des attentats. Ce vivier des 10% peut fournir très facilement un nombre conséquent d'individus prêts à se joindre à ce type d'actions. Au regard de ces chiffres, les propos du patron de la DGSI prennent une autre résonnance.

A lire également sur notre site : Nicolas Dupont-Aignan :” La faiblesse de l'Etat, la lâcheté du gouvernement, son incapacité à prendre à bras le corps cette guerre, peuvent nourrir demain des réactions très vives de la part de la population.”

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Les résultats du sondage montrent que 51% seulement des Français disent condamner directement des éventuels actes de représailles en cas de nouvel acte de terrorisme islamiste. Qu'est-ce que cela nous dit de la société française ? La capacité de résilience des Français est-elle en train de s'affaiblir, alors qu'un sondage récemment publié sur Atlantico indiquait que 40% d'entre eux souhaitait l'arrivée d'un pouvoir autoritaire ?

Jérôme Fourquet : Je ne lierais pas forcément les deux sondages, mais le travail mené avec Alain Mergier dans le cadre de notre ouvrage 2015, année terroriste part de ces questions et vise à réaliser un diagnostic théorique sur ce qu'il pourrait se passer en cas de troisième attentat. Patrick Calvar disait "encore un ou deux attentats, et la réaction nous l'aurons".

Cela montre que jusqu'à présent, la société française est restée relativement soudée, et à défaut de l'être totalement, la tentation de représailles aveugles ne s'est pas exprimée massivement dans le pays, qui est resté debout et en ordre. Or, c'était l'une des principales inquiétudes du gouvernement après le 13 novembre. Une partie de la population est chauffée à blanc et dans un état de tension extrême. C'est ce que recherchent les terroristes, qui ne sont pour l'instant pas parvenus à leurs fins puisque le point de rupture n'a pas été atteint.

C'est en diagnostiquant cet état de stress et de colère de la population française que François Hollande a pris ses décisions et a fait des annonces importantes au lendemain du 13 novembre (état d'urgence et déchéance de nationalité). Questionné quelques mois plus tard sur France 2, il a expliqué qu'en son for intérieur il n'était pas forcément convaincu du bien-fondé de cette mesure, mais qu'il avait pris acte de l'état du corps social français. Il s'est dit qu'il fallait apporter une réponse politique à la hauteur de cette demande sociale de riposte.

Nous déroulions notre raisonnement et notre analyse en partant de ce point-là. En ayant à l'esprit qu'il était allé au maximum des possibilités offertes par le cadre républicain, que se passerait-il si, hélas, une troisième série d'attentats meurtriers venait ensanglanter notre pays ? On a vu à la suite du double meurtre de Magnanville que manifestement, hormis quelques mesures techniques accordées aux policiers (garder leur arme après le service, par exemple), le gouvernement ne souhaitait pas aller plus loin. Manuel Valls a dit qu'il n'y aurait ni peine de mort, ni vente d'arme, ni Guantanamo en France. Il en est donc "réduit" à indiquer aux Français que la situation est extrêmement grave, que d'autres attentats surviendront, que d'autres victimes innocentes tomberont, mais que l'État mettra tout en œuvre pour contrer cette menace. Mais du coup, l'état de tension, de colère et d'inquiétude de toute une partie de la population ne peut qu'être entretenu par ce type de déclarations. On nous dit qu'il faut prendre notre mal en patience, être résilient et se préparer à de nouvelles attaques et de nouvelles victimes.

Pour une partie de la population, cette posture est insupportable et il faudra faire quelque chose en cas de troisième attentat.

Pour ce qui est du souhait de gouvernement autoritaire, on a vu lors de récents sondages qu'une majorité de Français étaient pour la prolongation de l'état d'urgence et l'internement des fichés S. Cela signifie en substance que face à cette situation anxiogène qui crée de la tension dans le pays, soit le gouvernement prend le taureau par les cornes et se met en état de nuire à ces personnes potentiellement dangereuses, quitte à s'abstraire de certaines règles, soit d'aucuns se feront justice eux-mêmes. On est typiquement sur la problématique de Max Weber et du monopole de la violence légitime pour l'État, qui l'exerce au nom de la société. Là, manifestement, une partie de la société estime que l'État ne le protège pas suffisamment face à cette menace insidieuse.

Yves Roucaute : Je ne pense pas que la capacité de résilience des Français ait sensiblement baissé. Elle reste forte. À la lecture des résultats de ce sondage, on s'aperçoit d’ailleurs que lorsque l'on demande aux Français quelle serait leur réaction si des gens s'adonnaient à des représailles contre des musulmans, il n'y a que 10% d'entre eux qui les approuveraient. Ce n'est pas négligeable, mais ce n'est pas énorme. A l'inverse, 51% des gens les condamneraient fermement, pratiquement l'ensemble des gens qui votent à gauche et Les Républicains.

Sur les 39% qui comprendraient mais n’approuveraient pas, il faut se garder d’interpréter de façon intempestive le résultat et avec des a priori idéologiques. Il faut bien lire à l'endroit ce sondage. Ces 39% n’approuvent pas. Cela est clair. Cela fait donc 90% qui n’approuvent pas.

Il y a d’ailleurs un aspect intéressant. Les femmes sont plus sensibles que les hommes au danger que représenterait demain la possibilité d'affrontements, mais encore moins enclines que les hommes à soutenir ce type d'actions. C'est normal : elles sont en première ligne des violences qui pourraient avoir lieu. Leur opinion sur ce sujet est très rassurante.

Et ce n’est pas parce que les gens comprendraient ces violences qu’ils les légitimeraient d’une quelconque façon. Ce n’est pas parce que l’on peut comprendre qu’un gamin qui a été violenté par des adultes durant son enfance puisse devenir violent, violeur ou pédophile, que l’on peut approuver ou même trouver des circonstances atténuantes à ses actes odieux s’il devient lui-même violent, violeur ou pédophile quand il devient adulte. De même, je peux comprendre pourquoi quelqu’un devient islamiste, comme hier on pouvait comprendre pourquoi un Allemand devenait national-socialiste, il n’en demeure pas moins que leurs actes barbares peuvent être condamnés avec fermeté, et, le cas échéant, eux-mêmes éliminés sans état d’âme. Clairement, on peut condamner en étant intelligent. Je suis d’ailleurs persuadé que parmi les 51% qui ont répondu qu’ils condamnaient, beaucoup ont dû hésiter.

Pour terminer sur ce point, pour ma part, j’appelle d’ailleurs à la compréhension du phénomène islamiste, que je n’approuve pas, tout simplement parce que je pense que la seule solution pour annihiler l’islamiste djihadiste est de comprendre les mécanismes psychiques qui conduisent à cette abjection, et cela afin de les empêcher. De même, si un tel phénomène de violence devait se produire, j’appellerais à une réflexion pour savoir comment de tels actes odieux ont pu se produire, comme j’appelle depuis maintenant plusieurs années, sans être écouté, à une réflexion et à des actions pour qu’ils ne se produisent pas. On préfère écouter des intellectuels de salon qui ânonnent leur francité au lieu de ces chercheurs qui proposent des solutions pour maintenir le lien social de notre fantastique nation civique.

En revanche, le résultat à votre première question du sondage démontre que nous sommes actuellement dans une situation de délitement. Les gens pensent que la société française n'est pas assez cohérente pour empêcher des exactions. Cela renvoie à la perception que les Français ont, via les médias ou leur entourage, de l’état d’esprit français, de l’éthique française. Les Français ont le sentiment que si eux ne commettraient pas de violences, le voisin pourrait être excité et vouloir agir avec violence contre des musulmans. Cette perception du voisin, du prochain, de l'autre, illustre le fait que les Français ont le sentiment que la cohésion nationale n'est pas très forte.

Ceci est révélateur d'une grande crise éthique française, et non pas une crise d'identité : on pense que les autres sont capables de faire des exactions, alors qu'à l'évidence, comme le montrent les réponses à la deuxième question, ce n'est pas le cas. Car même les sympathisants du Front national, qui semblent être plus sensibles à cette haine que les autres, ne sont que 27% à approuver ce genre d'exactions. Autrement dit, relisons à l’endroit : 73% y sont totalement opposés.

Le hiatus entre la perception qu'on a des autres et ce qu'on dit de soi-même est très intéressant. Et très inquiétant. C'est un vrai symptôme de crise au sein de la société française. La communauté est plus soudée que les Français ne le croient, mais le fait que les Français croient qu'elle ne l’est pas ouvre une béance qui peut déclencher à un moment donné une dynamique de violence.

Car dans cette béance, chacun pensant que les autres Français sont prêts à commettre de tels actes, on a les germes d’une possible neutralité face à de tels actes, voire d’un soutien. Les Français pourraient en effet, ne pas vouloir condamner cette violence antimusulmane parce qu’une telle condamnation leur paraîtrait celle de la masse des Français, donc de la France elle-même.

C’est pourquoi il faut insister, ce que je fais, sur la lecture à l’endroit du sondage : non, les Français ne sont pas d’accord avec des violences antimusulmanes. Oui, ils les condamneraient, à 90%, la majorité ne cherchant pas même à savoir pourquoi ils ont eu lieu tant de tels actes leur paraissent contraires à la nation française.

Et c’est aussi pourquoi je maintiens que nous devons veiller à ne pas laisser planer le moindre doute au niveau de l’Etat sur le fait que la répression contre de tels actes antimusulmans sera punie avec férocité, et je tiens à ce terme de férocité, car elle n’est pas seulement un crime contre des individus qui ont le droit naturel de croire à partir du moment où leur croyance ne viole pas la dignité et ne contrevient pas aux lois de la Cité, mais elle est aussi un crime contre l’éthique qui fait la force de notre République. Et la République n’a de comptes à rendre qu’aux lois universelles et à elle-même.

Pour le dire autrement : en tant que chrétien, je combats froidement mais fermement la haine, quelle que soit la façon dont ce mal s’habille, et, en tant que républicain, j’exige que la force reste à la Cité et que la République abatte calmement mais sans laxisme son glaive sur les fauteurs de trouble. Et qu’elle éduque ceux qui n’ont pas compris qu’en agissant autrement, elle détruirait le socle éthique et civique sur lequel elle est construite.

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Sur les 73% de Français qui pensent que des actes de représailles incontrôlés se produiront en cas de nouvel attentat à justification islamiste, 81% pensent que ces actes dégénèreraient ensuite en violents affrontements communautaires. Peut-on en déduire que les Français ne font plus confiance aux pouvoirs publics pour établir l'ordre sur le territoire national ?

Jérôme Fourquet : Je ne sais pas s'ils font confiance ou non, mais le sondage se fait néanmoins dans un contexte particulier de très fortes tensions sociales (actions de casseurs, policiers blessés, etc.). Effectivement, certains peuvent s'interroger sur la capacité de l'État à maintenir l'ordre. Ce climat-là pèse. Ce qui pèse encore plus, c'est la capacité de faire face à la menace terroriste. Sur ce point, nous sommes en partie mis en échec, même s'il faut rendre hommage au travail des forces de sécurité qui ne chôment pas et ont déjoué plusieurs projets d'attaques depuis des mois.

Que ce soit pour les mouvements sociaux, le terrorisme ou les flux migratoires, la thématique centrale est celle de la perte de contrôle de la puissance publique. Si jamais nous avons une troisième série d'attentats, une grande majorité de Français pensent que le feu va s'allumer dans la plaine, que des gens vont riposter en prenant des cibles indistinctes et que face à ça, un cycle de représailles s'enclenchera et il sera alors très compliqué pour les pouvoirs publics d'endiguer tout cela.

On regardera aussi attentivement ce qu'il va se passer autour de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes. Le gouvernement a fait des annonces assez viriles en affirmant que maintenant que le peuple avait parlé, la loi parlerait également. Nous verrons ce qu'il en sera. Les Français ont encore en tête Notre-Dame-des-Landes, Sivens et ces images de guérillas champêtres. Nous avons aussi eu la voiture de police incendiée pendant les manifestations, la permanence de la CFDT incendiée à Bordeaux, son siège vandalisé à Paris… On constate bien qu'une violence diffuse s'exprime dans le pays. Les règlements de compte continuent à bon rythme dans des villes comme Marseille ou Grenoble, sans que l'État ne soit en capacité de mettre un terme à ces vendettas. C'est tout ça que les Français ont en tête. Regardez ce qu'il se passe à Calais, dans l'Est parisien... Force ne reste pas à la loi.

Pour ce qui est du scénario redouté de Français qui iraient se faire justice eux-mêmes en allant épancher leur haine, leur douleur et leur colère sur des commerces ou lieux de culte musulmans, beaucoup ne sont pas certains que l'État soit en capacité d'y mettre un terme, vu les difficultés qu'il a déjà pour juguler des troubles plus "classiques" et moins dangereux.

Yves Roucaute : A nouveau, il faut lire à l’endroit et bien percevoir le sens profond de ces réponses.

D’abord, les gens pensent que s'il y avait de tels actes de "représailles incontrôlées", cela pourrait dégénérer en affrontements un peu partout en France. Or, c’est une preuve de leur bon sens. Les guerres civiles apprennent cela... Si certains s'en prennent à des musulmans ou à une autre communauté, religieuse ou non, et si l’Etat ne parvient pas à l’empêcher ou à punir, il est évident que la communauté attaquée va réagir. Quand la Terreur a attaqué la Vendée, pourquoi les Vendéens n’auraient-ils pas réagi ? Il arrive parfois que la communauté attaquée ne puisse pas réagir, regardez le génocide arménien, mais quand elle le peut, elle le fait. Evidemment. Et je dirai même que c’est son droit de nature.

Mais, en raison de cette distorsion entre le fait que les Français refusent la violence et pensent que néanmoins on risque d’entrer dans un engrenage fatal, je lis une grande lucidité et le symptôme d'une crise grave, celle de l'État.

Le sens caché, c’est que les gens ne pensent pas que l'État soit assez fort pour empêcher que la situation ne dégénère. Il y a un manque de confiance dans l'État. Cette réponse est le symptôme d'une crise d'autorité tellement forte que les gens ne croient plus que l'État soit en position d'arrêter le cas échéant les processus de haine et de guerre civile.

Du coup, ces mêmes gens montrent que cette crise d'autorité pourrait dégénérer en crise de légalité. Au fond, les Français ont en quelque sorte déjà acté cette crise de légalité en pensant que l'État ne peut plus faire respecter la loi et protéger les différents groupes sociaux, culturels ou religieux.

Quand on demande aux gens "Vous-même, trouveriez-vous cela normal ?", ils répondent non, à part une poignée, car ils n'ont pas le sentiment premier que l'appartenance à la France est une appartenance religieuse. Ils ne l’espèrent donc pas.

A l'inverse, comme ils voient dans le laxisme de l’Etat, son impuissance jusque dans le contrôle de la rue ou des quartiers, quand ils lisent ou entendent un certain nombre de propos, gestes, regards, comportements, ils doutent des capacités de l’Etat de maintenir l’ordre social. Ils craignent que cette crise morale qui est là ne dégénère en crise de légalité.

Les Français semblent ne pas vouloir participer à titre personnel ni soutenir la guerre civile, mais ils pensent qu'elle pourrait venir. La question est de savoir si nous allons passer à un moment donné de la crise de légalité larvée à la crise de légitimité. C'est possible, auquel cas nous aurions un affrontement de type guerre civile en France. Pour l’instant, et leur refus d’entrer dans la violence le montre, si les Français ne croient plus en l’autorité, ils croient encore en la légitimité de leur système, en la République.

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Un autre sondage publié sur Atlantico récemment indiquait que 63% des Français étaient favorables à une limitation des libertés individuelles pour lutter contre le terrorisme. L'état de tension dans lequel se trouve la société française de nos jours peut-il contribuer à dénaturer ce que nous sommes ? L'héritage français peut-il être fragilisé par le terrorisme et ses conséquences ?

Yves Roucaute : Encore le bon sens. Les gens ont le sentiment que l'État ne joue pas son rôle, et ils voudraient qu'il le joue. Les Français veulent que l’on gagne la guerre contre l’islamisme djihadiste, ils veulent la préservation de leur mode de vie généreux et non l’insécurité. S’ils ne veulent pas de cette guerre civile et s’ils n'approuvent pas que l'on attaque les mosquées ou le voisin musulman, en même temps ils ont peur et exigent que soit préservée la première des libertés, celle de la propriété de son corps animé et de sa vie, et cela pour tous les citoyens, musulmans, hindouistes, bouddhistes compris.

Il faut donc lire ce sondage à l'endroit. Cela signifie que les Français veulent de l'État, mieux d’Etat, parce qu'ils se rendent compte qu'il y a une menace pour la liberté, qu'on est moins loin de la guerre civile qu'hier, qu'il y a un délitement de la société française. Ils hiérarchisent, car ils savent qu’il ne sert à rien d’avoir le droit de circuler si on est mort à la suite d’un attentat suicide. Tant pis pour ces ânes gauchistes qui ne comprennent rien à rien. C'est pour cela qu'ils veulent plus d'État et sont prêts en effet à accepter certaines limitations dans leurs libertés de déplacement, de parole. Ils veulent plus et mieux d'État. Un "Etat variable", flexible, comme j’ai tenté de le théoriser dans Le néoconservatisme est un humanisme et dans La Puissance d’Humanité (Contemporary Bookstore), c’est-à-dire un Etat qui se tient en retrait quand il le peut, et qui se réduit dès qu’il le peut, une fois sa tâche assumée.

L'État est là pour assurer les libertés. En période de guerre, il faut bien que l'État agisse pour protéger la sécurité des biens et des personnes, pour assurer la liberté et notre mode de vie. Ensuite, il se retirera quand la question sera réglée pour permettre encore plus de libertés dans le strict respect de la dignité, un respect qui pose des limites, des interdits. L'État républicain n'est pas l'ennemi de la liberté, il en est le garant.

Et l’héritage républicain, ce n’est pas celui de la République molle des socialistes actuels, bien que Manuel Valls, Jean-Yves Le Drian ou Emmanuel Macron paraissent avoir retrouvé le sens de l’Etat, mais celle de la République forte. Forte quand elle est en danger. Celle qui chantait la Marseillaise à Valmy ou qui prit des bateaux pour rejoindre Leclerc et de Gaulle. Celle qu’il nous faudrait revoir pour rassurer les Français.


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