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Après le Libra, le projet d'un euro digital pourrait devenir une réalité. Comment expliquer cet engouement. La pandémie de Covid-19 a-t-elle accéléré le lancement du projet ?

Rémi Bourgeot

Rémi Bourgeot

Rémi Bourgeot est économiste et chercheur associé à l’IRIS. Il se consacre aux défis du développement technologique, de la stratégie commerciale et de l’équilibre monétaire de l’Europe en particulier.

Il a poursuivi une carrière d’économiste de marché dans le secteur financier et d’expert économique sur l’Europe et les marchés émergents pour divers think tanks. Il a travaillé sur un éventail de secteurs industriels, notamment l’électronique, l’énergie, l’aérospatiale et la santé ainsi que sur la stratégie technologique des grandes puissances dans ces domaines.

Il est ingénieur de l’Institut supérieur de l’aéronautique et de l’espace (ISAE-Supaéro), diplômé d’un master de l’Ecole d’économie de Toulouse, et docteur de l’Ecole des Hautes études en sciences sociales (EHESS).

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Atlantico.fr : Après le Libra, on parle de plus en plus d’un euro digital. Qu’est-ce que cette nouvelle monnaie exactement ? D’où vient cet engouement ? L’épidémie a-t-elle accéléré le lancement du projet ?  

Rémi Bourgeot : Le projet de monnaie digitale de Facebook a effectivement engendré un sursaut de nombreux Etats dans le monde, aux niveaux de développement et aux cultures monétaires très divers. Puis la pandémie a largement accéléré les projets des banques centrales en la matière. L’idée d’un complément « sanitaire » à l’argent liquide sous une forme digitale joue évidemment un rôle mais ça n’est qu’un aspect de ce qui pourrait, à terme et à certaines conditions, constituer une révolution monétaire et bancaire.

En premier lieu, à la fin de l’année passée, Facebook a voulu investir le thème des « stablecoins », c’est-à-dire des monnaies digitales au cours stable par rapport à certaines devises de référence. Les crypto-monnaies de type bitcoin reposant sur la blockchain souffrent de variations incontrôlables (et en fait inhérentes à leur conception). Derrière l’engouement mondial, leur utilisation concrète est généralement restée l’apanage de milieux souterrains. Avec l’annonce du libra, prétendant à une utilisation à l’échelle planétaire, de nombreux Etats ont pris conscience de la nécessité de proposer leur propre solution sous la forme de monnaies digitales de banque centrale, dont l’euro digital. Ces monnaies digitales officielles ne prendront pas leur devise respective comme simple référence de valeur. Elles doivent constituer en tant que telles de la monnaie de banque centrale, au même titre que l’argent liquide. 

Aujourd’hui le seul moyen pour les individus et entreprises non-financières de détenir de la monnaie de banque centrale repose sur l’argent liquide. Les monnaies digitales de banque centrale font apparaître la faiblesse de la construction monétaire qui repose sur la monnaie émise par les banques commerciales par le biais des mécanismes de crédit en vigueur. Quand une banque vous prête de l’argent, elle crée cette somme ex-nihilo par un jeu d’écriture. Cet argent qu’elle vous prête constitue une créance de votre part sur cette banque, et simultanément vous vous trouvez endetté auprès de celle-ci du même montant, avec évidemment un intérêt supplémentaire à payer. Contrairement à la croyance générale, les banques ne prêtent pas en tant que tels les dépôts des uns pour financer les projets des autres.

Le lien actuellement très indirect entre la banque centrale et les acteurs économiques limite considérablement l’efficacité de la politique monétaire. La politique de quantitative easing qui déverse des montants considérables sur les marchés permet certes d’écraser l’ensemble des taux d’intérêt, en particulier sur les emprunts des Etats par effet direct, mais ne relance que très mollement l’économie réelle. Et surtout elle crée d’invraisemblables bulles sur les marchés financiers et immobiliers, dévastant l’équilibre productif et social des pays en question. La théorie selon laquelle le quantitative easing offrirait un outil quasi-scientifique de ciblage de l’inflation et de la croissance (ou de la combinaison des deux) a connu un étrange engouement, souvent intéressé, avant d’apparaître dans toute son absurdité ces dernières années. Face au cataclysme en cours, un recours ambitieux aux monnaies digitales de banque centrale pourrait donner naissance à des outils de relance plus directs, plus efficaces, et moins nocifs.

Cela va-t-il changer la situation du système bancaire ? Joue-t-il sa survie ? 

Les banques centrales n’ont de cesse d’envoyer des signaux rassurants au secteur bancaire. La BCE, dans son premier rapport complet sur le sujet publié vendredi dernier, confirme l’idée de limiter les dépôts en euro digital en mettant en place un taux d’intérêt relativement dissuasif (comprendre négatif) au-delà d’un certain seuil, qui devrait s’élever à quelques milliers d’euros a priori. C’est-à-dire que l’euro digital sera probablement conçu avant tout comme un moyen de paiement digital. Dans le même temps, tout en laissant la porte ouverte à des options variées en termes d’architecture, notamment sur l’éventualité de l’anonymat, les auteurs de ce rapport mettent les points sur les i en affirmant que l’euro digital doit indéniablement pouvoir être considéré comme de la monnaie de banque centrale au même titre que le liquide, et non pas comme une construction labyrinthique mettant en doute sa nature.

Il faut naturellement mesurer la menace existentielle que les monnaies digitales de banque centrale représenteraient pour le secteur bancaire sous sa forme actuel sans l’introduction de ces seuils. Il s’agit à la fois du risque de migration des dépôts bancaires vers les dépôts en monnaie digitale publique et de l’apparition d’acteurs de la « fintech » plus efficaces. Les dépôts des agents économiques (individus et entreprises non-financières) auprès des banques commerciales sont de simples créances sur ces dernières, sans aucun lien direct avec la banque centrale. Ces dépôts sont évidemment réglementés et souvent assortis de garanties des Etats dans certaines limites, mais il s’agit en réalité de monnaie digitale privée, pourvue d’un lien d’équivalence (limité dans son exécution possible) avec la monnaie publique. La vulnérabilité des dépôts à la situation financière des établissements bancaires constitue un facteur de fond derrière le soutien désormais systématique que leur apportent les Etats. La monnaie digitale publique remet sur le devant de la scène un débat essentiel sur le problème de la création monétaire par les banques, qui a en réalité survécu de façon parfois quasiment souterraine depuis la crise de 1929 en défiant les clivages partisans.

Bien sûr, la BCE n’envisage pas de gérer l’ensemble des transactions en euro digital ni de collectiviser l’activité d’allocation de crédit. Divers systèmes de délégation sont envisagés qui donneraient un rôle plus ou moins important au secteur financier. Dans tous les cas, le rôle des banques sur les segments d’utilisation des monnaies digitales publiques tranchera avec le poids qu’elles ont actuellement sur l’ensemble des circuits de paiement et de financement. Envisagées de façon ambitieuse, les monnaies digitales de banque centrale donneraient de nouveaux leviers d’action aux autorités monétaires tout en consacrant le recentrage du secteur bancaire sur des entreprises de « fintech » plus efficaces, plus souples et moins « systémiques ».

Comment les pays européens vont pouvoir s’entendre sur la création d’un euro virtuel alors qu’ils ont du mal à s’entendre sur l’euro ?

L’intérêt pour le principe de monnaies digitales de banque centrale ne suit pas vraiment les lignes de fracture qu’on observe par exemple sur la relance monétaire au sein de la zone euro, entre le nord et le sud. Notons toutefois que l’euro digital est resté à peu près étranger au débat politique européen. En ce qui concerne l’intérêt commun des pays membres, ces monnaies digitales publiques pourraient constituer un facteur profond de stabilité financière et changer le secteur bancaire si leur usage n’est pas excessivement circonscrit. Le principal point de désaccord résidera dans les moyens de relance qui vont s’ouvrir aux banques centrales. On pense à des mécanismes de crédit ciblés vers certains secteurs économiques par exemple, mais aussi bien sûr au fameux argent « hélicoptère ». Ce dernier aspect, rendu très aisé par la monnaie digitale, sera évidemment considéré comme inacceptable par les ordolibéraux qui brandiront à l’envi le spectre de la République de Weimar. Dans tous les cas, l’euro digital ne pourra pas résoudre toutes les failles de la construction de l’euro héritées des années 1990. Les monnaies digitales de banque centrale constituent néanmoins une évolution logique fondamentale pour l’ensemble des constructions monétaires nationales ou internationales, et l’Europe y prendra part d’une façon ou d’une autre.

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