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Après le duo Reagan Thatcher et son néolibéralisme qui a révolutionné le monde, que nous réserve le couple Trump-Theresa May ?
©SAUL LOEB / AFP

Nouvelle ère

Alors que l'élection de Margaret Thatcher au Royaume-Uni et de Ronald Reagan aux Etats-Unis avaient marqué le début d'une ère néolibérale, le Brexit et l'arrivée de Donald Trump à la présidence américaine signent le retour du protectionnisme et des intérêts nationaux.

Mathieu Plane

Mathieu Plane

Directeur adjoint du Département analyse et prévision à l'OFCE

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Christophe Bouillaud

Christophe Bouillaud

Christophe Bouillaud est professeur de sciences politiques à l’Institut d’études politiques de Grenoble depuis 1999. Il est spécialiste à la fois de la vie politique italienne, et de la vie politique européenne, en particulier sous l’angle des partis.

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Mathieu  Mucherie

Mathieu Mucherie

Mathieu Mucherie est économiste de marché à Paris, et s'exprime ici à titre personnel.

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Atlantico : Sous l'impulsion du Royaume-Uni avec l'élection de Margaret Thatcher, et des Etats-Unis avec l'arrivée de Ronald Reagan à la présidence, le début des années 1980 a marqué l'entrée dans une ère économique néolibérale. Le Brexit et la victoire de Donald Trump à l'élection présidentielle américaine pourraient-ils signifier que l'année 2016 ouvre la fin du néolibéralisme ?

Mathieu Plane :La fin du néolibéralisme, je ne sais pas. En tout cas, les élections aux Etats-Unis et au Royaume-Uni montrent une rupture dans la société et un vote protestataire marqué par un repli national et protectionniste qui dénonce le libre échange et la mondialisation. Car la mondialisation, telle qu'elle a pu se développer ces trente dernières années, a certes occasionné des gains de croissance, mais elle a aussi été génératrice d'inégalités, de frustration et de déclassement pour un certain nombre de populations. Ainsi, le retour du protectionnisme, aussi bien sur les biens que sur les personnes, sont de plus en plus présents dans les discours politiques, et, dans le cas du Royaume-Uni et des Etats-Unis, figurent dans les programmes politiques.

Il convient désormais de se demander s'il peut y avoir un effet en cascade, des réactions en chaîne avec un retour au protectionnisme dans toutes les zones mondiales.

Christophe Bouillaud : Il me semble que cela signe surtout la fin du néolibéralisme qui cherche la légitimité populaire uniquement sous ses propres couleurs au profit d’un néolibéralisme qui s’articule avec le nationalisme, la défense des valeurs traditionnelles, l’autoritarisme et la xénophobie. Le politiste écossais Mark Blyth propose d’appeler cela l’ère du "néo-nationalisme". Aussi bien Donald Trump et les Républicains américains que Theresa May et les Conservateurs britanniques n’ont pas arrêté du jour au lendemain d’être des chauds partisans du capitalisme et des libertés économiques, et ils n’ont pas perdu en conséquence le soutien majoritaire des plus riches de leurs concitoyens, comme le montrent bien les sondages sortie des urnes aux Etats-Unis, mais ils affichent comme leur produit d’appel sur le marché politique l’intérêt national et la défense des classes populaires et moyennes contre les effets délétères pour ces dernières de la mondialisation. A dire vrai, ce mélange de libéralisme économique et de nationalisme se trouvait déjà dans le "thatchérisme" et le "reaganisme". La différence tient surtout à la différence d’époque : ces nouveaux leaders sont en quelque sorte condamnés à respecter leurs promesses protectionnistes et xénophobes, car c’est seulement à ce prix qu’ils contiendront l’exaspération d’une bonne part de leurs propres soutiens, tout en restant fidèle par ailleurs à leurs mandants les plus aisés.

Mathieu Mucherie : On veut nous faire croire que le Brexit puis Trump marquent la fin de l’ordre libéral transatlantique thatchéro-réganien. Rien à voir. Il existe une lecture libérale du Brexit, esquissée par exemple par votre serviteur dans ces colonnes : refus de vivre avec l’épée de Damoclès de l’euro au dessus de la tête (comme c’est le cas depuis Maastricht, dont les britanniques étaient signataires), refus de dépendre de quelques excités wallons à chaque négociation commerciale, refus du bureaucratisme bruxellois et du duopole (de plus en plus un monopole…) franco-allemand, etc. IL N’EXISTE AUCUNE LECTURE LIBERALE POSSIBLE DE TRUMP. C’est un chien fou et un protectionniste, pas un lecteur de Bastiat comme Ronald Reagan.

Je sais bien que, depuis mercredi, Trump est soudain devenu un leader très fréquentable, sur les marchés et chez les commentateurs politiques (qui ont passé le plus clair des 12 derniers mois à se planter dans les grandes largeurs sur ses chances de victoire comme sur la probabilité de le voir très prochainement s’assagir et se recentrer) :

- a/ « Après tout, il ne fera rien, il ne voudra pas vraiment appliquer son programme » :

Bah tiens. Il faut vraiment être idiot pour se fier au ton conciliant d’un soir de victoire. Le petit mot gentil pour Clinton concernait une momie politique fraichement embaumée, l’attitude modeste face à Obama relevait pratiquement de la même logique. Passons aux choses sérieuses : de combien peut-on dévier aux USA vis-à-vis des promesses électorales ?? Le « read my lips: no more taxes » de Bush père a tué cette longue carrière politique, car on n’est pas en France ; le mensonge éhonté est davantage sanctionné chez les protestants. Trump sait qu’il devra appliquer une partie de son programme s’il ne veut pas finir comme un météore, et comme il ne pourra pas reconduire 10 000 mexicains à la frontière tous les jours pendant 4 ans (parce que c’est logistiquement impossible) : préparez vous à une application substantielle de ses promesses dans les domaines (nombreux en 2017) où il aura des marges de manœuvre. J’ai surtout peur pour le commerce international, où il pourra en plus trianguler ses mesures protectionnistes avec l’électorat de Bernie Sanders et avec un des Congrès parmi les moins libre-échangistes depuis des lustres.

Objectif Trump : créer 25 millions d’emplois en dix ans. Passons sur la période optimiste. Cela fait tout de même un rythme de créations nettes de 200K/mois, c'est-à-dire le rythme peu raisonnable qui a prévalu sur 2014-2015 (au prix de gains de productivité nuls, d’une compression des profits, d’une hausse un peu suspecte des salaires réels… et sans que le vivier d’emplois ne soit à terme assez large pour un tel rythme).

Objectif Trump : 250 puis 500 puis 1000 milliards de dollars pour les infrastructures. Ce pays manquait d’aéroports et de margoulins du BTP, c’est évident. Et quant au syndrome « not in my backyard » (NYMBY), qui bloque concrètement tous les projets dans des dédales juridiques interminables, j’imagine qu’il va disparaitre comme par magie (alors que le Président, qui peut tout militairement, et beaucoup monétairement comme nous le verrons, ne peut rien contre un juge local ou une association de riverains).  

NB : limiter le détricotage de l’Obamacare, comme il l’a dit hier au Wall Street Journal, n’a rien d’une bonne nouvelle ; ce détricotage était pratiquement le seul point positif de la plate-forme républicaine (et, heureusement, à ce jour, ce filou de Trump ne semble avoir renoncé que sur deux catégories statistiquement mineures : les moins de 26 ans qui vivent chez leurs parents et les malades quasi-incurables). 

- b/ « Ou alors, il sera bloqué » (par qui, au fait ?)

L’idée est qu’il ne pourra pas appliquer son programme en raison de contrepouvoirs, réels ou imaginaires. Mais les Tocqueville du café du commerce et les Montesquieu du bar PMU se bercent d’illusions, le seul fait que Trump ait gagné montre que les barrières ne sont plus en très bon état. La Constitution n’est pas centrée sur la limitation des pouvoirs du Président, et ce dernier n’est pas sensé être un populiste, ce n’est jamais arrivé. A noter que la plupart des gens sous-estiment la portée des executive orders (ordonnances présidentielles, presque no limit), qui ont pourtant débouché sur des choses importantes dans de nombreux domaines (l’abolition de l’esclavage par le républicain Lincoln face aux démocrates esclavagistes, par exemple) : un Président déterminé peut beaucoup, surtout les 18 premiers mois quand il dispose du Congrès (souvenez-vous de FDR). On dit certes que les Républicains lui mettront des bâtons dans les roues dès qu’ils le pourront, bon courage tout de même pour les premiers qui tenteront l’aventure… ; et c’est d’ailleurs aussi pour cela que Trump, qui a un peu gagné en jouant l’opinion contre le Parti, doit rester assez populaire dans ses bases, ce qui passe par… une application au moins partielle du programme, CQFD. 

Le blocage par la Cour Suprême ? elle est empêtrée, un membre crucial va être désigné par… Trump, et elle n’intervient le plus souvent qu’ex post, et elle peut être contournée (ou désignée à la vindicte populaire, un bon bouc émissaire pour 2020).

Les médias, le 5e pouvoir ? ils militaient à 85% pour Clinton, c’est peu dire qu’ils ne suffiront pas à bloquer Trump (un homme de médias, il ne sait rien faire d’autre que gérer son image) ; et cela même après de longs mois d’introspections et de contritions.

La FED ? Yellen doit dégager début 2018, et Fischer quelques mois plus tard, et au total ce sont 4 membres du board que Trump va pouvoir nommer. Vue l’influence de Ron Paul et de quelques autres dégénérés dans les débats monétaires chez les républicains, il faut craindre le pire, pour la FED… pas pour Trump. De toute façon, une guerre d’attrition entre la Maison blanche et la banque centrale est la dernière chose dont nous avons besoin, il faut relire Nordhaus 1994 (la première phrase de son article est déjà superbe : « No one would dream of designing the human anatomy by disconnecting the controls of the left and right sides of the body. Yet, for the most important economic controls in a modern economy, monetary and fiscal policies, economists today generally endorse the separation of powers as a way of optimizing noninflationary growth”).

NB : la réaction des marchés depuis mercredi n’est pas un vote de confiance vis-à-vis Trump : c’est un ouf (!) après des mois d’incertitude (et la crainte de semaines entières de recomptage des votes en Floride), et un espoir (?) qu’avec la FED ce ne sera pas trop conflictuel. Paradoxe : mieux aurait valu une chute de 8% des actions, pour conjurer la hausse de taux en décembre prochain !

Autre opposition ? Il reste bien entendu l’hypothèse du tireur isolé, non je n’ai rien dit...

- et c/ « tout cela n’a pas une grande importance au final, et patati et patata, et puis il aime les enfants et les animaux ».

Erreur fatale. Nous vivons un épisode inédit, une période révolutionnaire. L'élection la plus folle depuis la grande affaire de 1896, on est en plein dans le magicien d'Oz (bien avant sa récupération/altération par Disney corp.). Sauf qu'au moins, à l'époque, Bryan avait fini par perdre contre McKinley, et que l'année suivante des découvertes d'or dans l'Alaska conduisaient à une détente monétaire quasi-équivalente au programme populiste des bi-métallistes du Sud profond. Je dirais donc pour poursuivre dans ce "filon" que sans QE4 ou équivalent pour détendre l'atmosphère il est à craindre que ce soit le plus fort choc réel depuis le 2e choc pétrolier en 1980 (et pas pour les seuls mexicains !), et whatever  la réaction du marché à court terme.

Qu'est-ce que le néolibéralisme et quels dysfonctionnements ont pu être observés ?

Mathieu Plane :Tout d'abord, précisons que les pays n'ont pas tous les mêmes modèles. Votre première question portait sur deux pays anglo-saxons, qui ont été très marqués par le néolibéralisme : la place de l'Etat providence n'est pas la même en France, aux Etats-Unis, et au Royaume-Uni.

Selon moi, le néolibéralisme rassemble plusieurs phénomènes : un retrait progressif de l'Etat-providence –  avec un Etat qui est de plus en plus sur les questions régaliennes et de moins en moins protecteur socialement ; une économie reposant sur le marché et le "laisser faire" qui serait la plus efficace car elle permettrait d'avoir une allocation parfaite des ressources, capital et travail ; la dérégulation des marchés de biens et services, mais aussi du marché du travail, à travers d'une libéralisation poussée de l'économie dans tous les secteurs, y compris sur les questions financières. 

Le néolibéralisme a connu son apothéose dans les années 2000. Les économies industrialisées des pays les plus riches ont profité de la mondialisation, d'une part grâce aux pays émergents qui produisaient à bas coûts, ce qui a permis des gains  importants pour les économies et d'autre part, grâce à une finance qui était très débridée. Mais cela a créé des déséquilibres majeurs et des inégalités très fortes et les limites de ce système ont fini par éclater au travers d'une crise financière de très grande ampleur avec la prise de conscience que la mondialisation et la désindustrialisation avaient fait énormément de perdants. Or, dans de nombreux pays développés, la réponse à la crise a été plus de libéralisme avec la mise en place des politiques d'austérité et les réformes structurelles visant à flexibiliser toujours plus les marchés du travail ou réduire la protection sociale, sans vraiment réussir à réguler la finance.

Christophe Bouillaud : Historiquement, le néolibéralisme constitue un très vaste projet pensé et mis en œuvre par des libéraux comme Hayek au sortir des deux guerres mondiales et de la faillite du premier triomphe du libéralisme économique (1860-1914). Il s’agit de revenir à l’état des choses prévalant avant 1914, voire avant 1880, quand les masses n’avaient rien à dire sur la politique économique des pays développés. Il faut pour eux revenir à une liberté complète de tous les marchés, nationaux et internationaux, tout en s’assurant toutefois que l’Etat fasse bien en sorte que le libre jeu du marché n’aboutisse pas à une concentration excessive du capital dans les mains de quelques-uns. C’est là la théorie qui explique l’usage du terme de "néo" : l’Etat n’est plus un simple "veilleur de nuit" comme dans le premier libéralisme, mais il est désormais là pour assurer de manière active la libre concurrence sur tous les marchés. Selon les théoriciens du néolibéralisme, comme un Tirole actuellement qui en propose une forme plus évoluée techniquement, il n’en résultera au total que de bonnes choses pour les consommateurs, les épargnants, les producteurs, les citoyens. Cette doctrine, déjà bien en cours dès les années 1970, a triomphé à partir de 1989 quand le "socialisme réel" a été considéré comme un échec définitif. Les dysfonctionnements sont actuellement de fait très nombreux : le moins visible et le plus contre-intuitif par rapport aux intentions de départ est sans doute le fait que l’ensemble de la vie économique des pays occidentaux et même de la planète entière a fini par être dominé par un nombre limité de firmes géantes, fonctionnant comme des monopoles de fait (par ex. Google) ou des oligopoles (comme dans la pharmacie ou les télécoms). Quand le patron d’une PME se plaint de normes techniques imposées par l’UE, il sait sans doute que ces mêmes normes ont été négociées par les plus grandes firmes mondiales pour leur plus grand profit avec les bureaucrates européens. Paradoxalement, bien des économistes ou sociologues se rendent désormais compte que les marchés du néo-libéralisme sont bien moins libres qu’ils ne le prétendent. Par ailleurs, le défaut le plus évident de l’ère néo-libérale – qui est désormais officialisé par l’OCDE et le FMI - est que le jeu de ces libres marchés ont provoqué l’explosion des inégalités dans les pays développées et qu’ils y ont même entraîné la stagnation ou la chute des revenus de très nombreuses populations. Aux Etats-Unis, c’est même caricatural : le niveau de vie du bas de la hiérarchie des revenus n’a pas évolué depuis le début des années 1970. Hayek lui-même dit très bien qu’il n’y a pas de raison économique qu’un national britannique mettons gagne plus qu’un national indien s’ils ont la même productivité. Le transfert d’activités industrielles dans les anciens pays en voie de développement a constitué, quoi que certains économistes en disent, un choc pour le monde ouvrier des anciens pays industrialisés. Enfin, quoique cela ne soit pas un aspect central du programme néo-libéral au départ, la libéralisation du marché international des capitaux, qui était censé permettre une meilleure allocation du capital à l’échelle mondiale, a abouti à la création d’un immense casino financier, qui n’apporte de fait pas grand-chose sinon rien à la croissance mondiale. Par une sorte d’ironie de l’histoire, les néo-libéraux inspirés pourtant par un Hayek qui ne croyait pas à la capacité de l’homme à construire rationnellement son avenir ont fini par construire eux-mêmes systématiquement un monde de plus en plus dysfonctionnel pour le plus grand nombre.

Que peut-on attendre de ce tandem Donald Trump-Theresa May ? A quoi pourrait ressembler cette nouvelle ère, largement inspirée par les défaillances de la précédente ?

Mathieu Plane :Donald Trump et Theresa May sont en rupture avec la vision économique traditionnelle : on trouve dans leurs discours et leurs programmes des marqueurs très volontaristes, accompagnés d'un retour aux questions nationales et identitaires. 

Alors que le point haut de la mondialisation est certainement derrière nous, il est évident que le modèle selon lequel la technologie est maîtrisée dans les pays du nord et les pays du sud et émergents seraient l'usine du monde ne fonctionne pas. 

Les pays occidentaux ont sous-estimé le fait qu'ils seraient progressivement concurrencés sur des secteurs à plus forte valeur ajoutée : certains émergents, notamment la Chine, ont des politiques très interventionnistes, et subventionnent un certain nombre de secteurs, font fluctuer leur monnaie etc. tandis que les Européens et les Américains, bien que dans une moindre mesure, ont laissé faire le marché. En conséquence, la réaction aujourd'hui, à travers le Brexit ou l'élection présidentielle américaine, consiste, de façon très dure, à reprendre les choses en main parce que la mondialisation ne fonctionne pas, à jouer sur le protectionnisme avec les barrières douanières, à baisser l'impôt sur les sociétés pour être plus attractif, à jouer sur les taux de change. Nous ne sommes plus du tout dans une règle de libre-échange partagé et de mondialisation heureuse.

Tout cela pose le risque d'escalade : en 1929, en période de crise, la première réaction des Etats-Unis a été de voter la loi Hawley-Smoot , mise en place pour augmenter les barrières douanières. Ce qui est inquiétant, ce n'est pas que l'on aille vers une démondialisation qui pourrait créer moins de déséquilibres, mais que l'on aille vers une démondialisation en rupture qui pourrait conduire à une escalade du protectionnisme et d'un repli identitaire dans tous les pays.

Christophe Bouillaud : Le programme économique de D. Trump ressemble beaucoup à celui d’un Reagan, l’aspect militariste en moins : beaucoup de dépenses d’infrastructure d’un côté et beaucoup moins d’impôts de l’autre. Et, bien sûr, de l’énergie fossile pas chère pour faire avancer le tout. Cependant, je crois qu’il reste très difficile de savoir quelle politique économique précisément Trump pourra mettre en œuvre : les Républicains sont aussi par ailleurs devenus des obsédés de la dette publique. Par ailleurs, aussi bien les Etats-Unis que le Royaume-Uni sont des pays fortement insérés dans les flux financiers et commerciaux internationaux. De fait, le reste du monde leur prête de l’argent, et ils ont bien perdu tous deux de leur lustre industriel d’antan. Ils vont sans doute chercher à se dégager de cette financiarisation excessive de leurs économies, et ils vont essayer de ramener des activités industrielles sur leur sol, que ce soit par le protectionnisme ou par la chute de leur monnaie. Cependant, comme tous les pays essayent d’effectuer cette manœuvre, la question reste ouverte : qui va être l’acheteur en dernier ressort des produits sur cette planète où tous les pays veulent être exportateurs nets ? Comment cette guerre commerciale généralisée qui s’annonce peut-elle ne pas mal finir ? Et comment la nature, la planète, peut-elle encaisser encore une telle erreur de rechercher la croissance industrielle à tout prix ?

Par contre, je parierai que sur le plan intérieur les deux dirigeants auront à cœur de frapper dur sur l’immigration – ou, au minimum, de donner l’impression qu’ils frappent dur sur l’immigration. Ils ne vont pas non plus se précipiter pour faire de la lutte contre le changement climatique leur grande affaire – bien au contraire. Je soupçonne aussi que les voix critiques dans les médias anglo-saxons auront du mal à se faire entendre si les choses tournent vraiment trop mal.

Mathieu Mucherie : Au moins, avec les populistes, en général, les dettes sont annulées ou le dollar baisse ou les taux baissent : là, c’est la double peine, populisme + durcissement monétaire.  N'oubliez pas que le choc Roosevelt de 1933 avait été en partie limité par une dévaluation du dollar de 65%. La position relativiste de nos élites est tantôt révélatrice d’un manque complet de conscience historique, tantôt incompréhensible (ces gens jouent contre leurs intérêts), tantôt méprisable (les rats quittent le navire ?).

Les banquiers nous expliquaient l’extrême nocivité de Trump pendant des mois, aujourd’hui ils nous expliquent le contraire. Un analyste (qui de tout temps a hurlé en faveur de restrictions budgétaires, il roule pour les allemands) affirme depuis quelques heures (via une tricherie grossière sur un modèle emprunté à la FED, bref) que le programme dépensier de Trump va DOUBLER la croissance US pendant plusieurs années. Plus c’est gros…

L’économiste parisien le plus connu recommande un durcissement budgétaire maximal et immédiat pour la France, pays en crise, et dans le même temps il n’est pas trop hostile aux méga-plans budgétaires américains… comprenne qui pourra.

Dans un autre genre (mais tout aussi tartuffe), on a un gérant français bien connu, qui se ballade entre Londres et Hong-Kong depuis 30 ans, et qui est censé être un libéral engagé : eh bien, depuis aujourd'hui, il peste contre les élites trop... mondialisées, et trop arrogantes. Cet auteur de nombreux livres, qui passe son temps à citer Friedman, Toffler, Schumpeter (tout sauf des idiots du village, et tout sauf des gens modestes), valorise désormais l’inculture et la simplicité pastorale en détournant vers lui une formule de Montaigne (“j’aime les gens de mon village, ils n’ont pas étudié assez pour faire des erreurs”). L’air du temps est au paternalisme et aux retournements de vestes Barbour. Je ne sais pas si Trump va “assècher le marigot”, mais bon courage car j’ai déjà envie de vomir.

Les économistes (rare sujet de consensus chez eux !!) sont CONTRE un policy-mix du genre "budget laxiste + resserrement monétaire" vers lequel nous nous dirigeons, ils préfèrent le policy-mix des années Greenspan-Clinton. Les marchés font ce qu'ils ont à faire à court terme (un lâche soulagement après des mois d'incertitude), mais ensuite ils aiment le bon policy-mix,... et sanctionneront le mauvais, comme toujours.

Je pars donc du principe que, sauf événement externe très positif, nous allons, sur les marchés, nous faire tabasser comme des enfants martyrs : sur les actions, sur les taux, et peut-être aussi via une « guerre des changes » (car si ce concept m’apparaissait un peu idiot jusqu’ici il faudra bien que les Chinois réagissent en cas d'executive orders qui affecteraient le commerce extérieur). Ces coûts, multipliez-les encore si les largesses budgétaires américaines se font plus via les dépenses d’infrastructures que via les baisses d’impôt. Et a fortiori en cas de guerre avec la FED. Et sachant que le pire ne se situe peut-être pas sur les marchés, mais plutôt dans le domaine géopolitique, surtout pour nous européens qui risquons d’être les cocus d’une réconciliation russo-américaine, après avoir été les cocus du Brexit (la Banque d’Angleterre a adoucit sa politique, pas la BCE).

Conseillé par des gens qui pensent que les pyramides d’Egypte ne sont pas des tombes mais des silos construits par Joseph et ses frères, aidé par ses trois enfants qui ont vraiment un air intelligent, Donald Trump va nous étonner, ça c’est sûr. A titre personnel, je n’aime pas être surpris par des frappadingues à ce niveau de la décision pendant 4 ou 8 ans, surtout après 8 années de Bush et 8 années d’Obama. Comme l’empire romain jadis, l’empire américain peut se permettre quelques mauvais empereurs sans pour autant s’effondrer, mais là c’est vraiment de la gourmandise.

L'Union européenne, au sein de laquelle les thèses néolibérales font consensus, se retrouverait-elle isolée ? Comment pourrait-elle réagir sur le long terme ?

Christophe Bouillaud : La vraie différence de l’UE par rapport à la vision probable des deux pays anglo-saxons est d’avoir refusé absolument toute relance budgétaire de son économie prise dans son ensemble, et de tenir à la libre circulation des travailleurs en son sein. Il est bien possible qu’en faisant bien comprendre aux Européens qu’ils sont désormais seuls pour se défendre D. Trump provoque une relance par les dépenses militaires de ce côté de l’Atlantique. Viendra peut-être le moment où l’armée grecque sera vue, même par les pingres Bavarois, comme la première ligne de défense de la "Forteresse Europe" contre les maux du Moyen-Orient… Et puis je parierai que les Européens finiront par s’entendre sur une version très limitée de la libre circulation des travailleurs au sein de l’UE elle-même. Certaines décisions de la CJCE contre le "tourisme social" vont déjà dans ce sens. Il est fort à parier que l’ère qui s’ouvre va surtout être celle des droits différenciés des personnes en fonction de leur nation d’appartenance.

Mathieu Plane :L'Europe n'a-t-elle pas sous-estimée la question de l'impact de la mondialisation pour certaines catégories de populations ? N'a-t-elle pas sous-estimées les inégalités ? N'a-t-elle pas sous-estimée la peur du déclassement ? L'Europe, telle qu'elle fonctionne aujourd'hui, ne tient pas assez compte de toutes ces problématiques. Le modèle de construction européenne est en grande partie fondé sur des thèses néolibérales (réformes structurelles, compétitivité, flexibilité du marché du travail, orthodoxie budgétaire, dérégulation, problèmes des aides d'Etat et de la distorsion de concurrence). Comment l'Europe pourrait-elle se réformer en sortant de ces thèses néolibérales sans renverser la table et arriver jusqu'à des propositions à la Trump ou voir d'autres pays sortir de l'Union européenne, voir même de l'Euro ? 

Le risque est que la transition ne se fasse pas en douceur mais que la rupture avec ce qui a été construit dans le passé soit violente.

La réaction doit être politique et commune. Or aujourd'hui, l'Europe est fondée sur des règles technocratiques, et l'Europe politique n'existe pas, et c'est bien ça le problème : nous n'avons pas d'Europe politique à la hauteur des enjeux. 

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