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Après le Brexit et la Grèce, le festival "d’amabilités" anti-Italiens est-il le symptôme d’un inévitable divorce européen ?
©PHILIPPE HUGUEN / AFP

Amour vache

Au cours de cette semaine marquée par les différents rebondissements de la formation du nouveau gouvernement à Rome, plusieurs responsables européens ont été très virulents, voire menaçants, envers l'Italie.

Christophe Bouillaud

Christophe Bouillaud

Christophe Bouillaud est professeur de sciences politiques à l’Institut d’études politiques de Grenoble depuis 1999. Il est spécialiste à la fois de la vie politique italienne, et de la vie politique européenne, en particulier sous l’angle des partis.

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Atlantico : Au cours de cette semaine européenne qui a été dominée par les différents rebondissements de la formation du nouveau gouvernement à Rome, plusieurs déclarations, de Günther Oettinger (« les marchés vont apprendre les italiens à voter ») à Jean Claude Juncker (« les Italiens doivent travailler plus et être moins corrompus ») en passant par Markus Ferber, député de la CSU (qui proposait à la Troïka de marcher sur Rome), ont mis le feu aux poudres en Italie. De la même façon, l'Italie, après la Grèce, ont répondu à ces attaques par des propos parfois aussi virulents.  Dans quelle mesure cette crise peut-elle révéler la défaillance, ou la disparition d'un affectio societatis européen, qui était pourtant présent ?

Christophe Bouillaud : Il ne faut pas confondre trois niveaux distincts : les sentiments et les opinions des Européens sur l’Europe et sur les pays voisins ; les relations réelles et directes entre Européens ; et enfin les discussions politiques entre forces politiques au sens large : partis politiques, médias, intellectuels connus, etc.

Sur le premier plan, celui qui est mesuré par les sondages, les choses sont moins négatives qu’on ne le croit. Les européens sont plutôt attachés à l’Europe, et ils auraient même tendance à demander plus de politiques publiques réussies au niveau européen. Certes, lorsqu’on utilise une focale plus rapprochée, des entretiens qualitatifs avec des citoyens européens, on trouve surtout de l’ignorance et de l’indifférence.

Sur le second plan, même si en fait peu d’européens habitent dans un autre pays européen que celui dont ils ont la nationalité, en général, cela se passe plutôt bien. Dans le même temps où Juncker dit des énormités sur les Italiens, son petit pays le plus riche de l’Union par son PIB/habitant, le Luxembourg, fonctionne entre autre grâce à beaucoup d’immigrés italiens, ou de français d’origine italienne venus de la Lorraine voisine. Il faut croire que les Italiens ou leurs descendants savent travailler… De même, le tourisme interne à l’Europe est en plein essor. Les phénomènes d’hostilité entre européens ordinaires dont on parle dans les médias sont liés à de vieux conflits historiques, antécédents à l’intégration européenne, ou bien à la manie de quelques supporters de foot de vouloir en découdre. Finalement, les seuls épisodes d’intolérance, vraiment attribuables à l’intégration européenne des dernières années, sont ceux que connaît le Royaume-Uni dans le cadre du Brexit – mais cela est limité à ce qui se passe au Royaume-Uni, car, inversement, je ne crois pas par exemple avoir entendu parler de Britanniques qui auraient été maltraités en France parce que Britanniques en représailles au Brexit.

Sur le troisième plan, au contraire, les tensions augmentent, et tout particulièrement quand il s’agit d’argent ou de se partager les aspects désagréables de la coopération européenne. Pour revenir au cas italien que vous évoquiez, les Allemands apprécieront en général des tas de choses de l’Italie – la cuisine ou les vins par exemple -, par contre, ils refuseront absolument de payer pour les Italiens. On peut faire la même remarque sur la répartition des migrants sur le territoire européen. Personne ne les veut, et tout le monde voudrait que le voisin s’en occupe.  La progression électorale des partis qui refusent toute solidarité entre européens est nette, le poids des thématiques qu’ils promeuvent devient dominant dans l’espace public, et elles sont reprises aussi bien à droite qu’à gauche.

 C’est cet aspect-là qui est relativement nouveau. Depuis le début des années 1990, on ne cesse en effet de voir progresser ce type de discours dans l’opinion publique. Les anciens critiques de l’intégration européenne, comme les partis communistes par exemple, la refusaient surtout au nom de considérations géopolitiques – Moscou plutôt que Washington. Aujourd’hui, c’est surtout le refus de payer ou de subir pour le voisin européen qui est central – même si les considérations de haute politique peuvent rester comme paravent de ces multiples égoïsmes.

Quelles sont les causes de cet affaiblissement ? L'Europe actuelle repose-telle plus sur la préservation des intérêts que sur un véritable souhait d'avancer ensemble ?

La cause principale réside sans doute sur le ralentissement de la croissance économique depuis la fin des années 1960. Comme il n’y a plus beaucoup de croissance, il faut donc se poser la question de qui va payer. Ce n’est pas un hasard si l’euroscepticisme contemporain commence probablement avec le célèbre « I want my money back » de M. Thatcher. Si le Royaume-Uni n’avait pas été dans une crise économique et sociale si grave à cette époque, elle n’aurait pas ressenti le besoin d’obtenir le fameux « chèque britannique », et les autres pays, dont déjà l’Allemagne, n’auraient pas fait autant grise mine face à cette demande. Les blocages financiers entre pays européens sont depuis devenus l’ordinaire des discussions au sein de l’Union européenne.

En fait, probablement, ce n’est pas tant le souhait d’avancer ensemble qui a diminué, mais le fait qu’au fil des décennies, la croissance s’affaiblit, et que, du coup, l’Europe ressemble de plus en plus à une copropriété aux ressources limitées où on s’engueule de plus en plus pour savoir qui doit payer pour refaire le toit ou l’ascenseur, qui tout de même en aurait bien besoin.

A cet affaiblissement de la croissance depuis les années 1970, s’ajoutent les effets délétères  des politiques européennes qui, depuis 2008, n’ont pas résolu grand-chose aux yeux de beaucoup d’acteurs. Il n’y aurait jamais eu de gouvernement M5S/Ligue en Italie en 2018 s’il n’y avait pas eu les choix désastreux du gouvernement Monti en 2011-2012 « au nom de l’Europe ». Quand les membres du conseil syndical choisissent le mauvais couvreur pour refaire le toit, et qu’il continue à pleuvoir dans les appartements des derniers étages, il est assez logique que les choses s’enveniment, et que certains copropriétaires veulent tout changer, et d’abord de syndic.

Enfin, il faut mesurer l’ampleur des difficultés qui se profilent : crise migratoire, changement climatique, vieillissement accéléré de l’est et du sud du continent, etc. Or celles-ci impactent très différemment les différentes parties du continent. Cela obligerait pour que tout aille bien à  encore plus d’empathie pour comprendre ce qui se passe à l’autre bout de ce dernier. Normalement, cela passe par l’existence de partis européens à l’échelle continentale, qui agrègent les différentes sensibilités liées à la géographie et à l’histoire. Or ceux-ci (socialistes, démocrates-chrétiens, libéraux) s’affaiblissent depuis des décennies. Or il n’y a pas de réseaux européens de remplacement – hormis ceux qu’essayent de tisser entre eux les partis d’extrême-droite. Les nouveaux partis européens, favorables à l’intégration européenne, comme le Parti vert européen  créée dans les années 1990, ou le parti de Yannis Varoufakis, Diem25, sont de leur côté trop faibles et bien loin de couvrir tous les pays de l’Union européenne.

Cet affaiblissement, au regard des différents intérêts, des divergences, et des rapports de force, est-il réversible ? Selon quelles conditions ?

Oui, malgré tout, l’Europe est constituée de sous-régions aux liens inscrits dans l’histoire et la géographie. Ce n’est pas parce qu’on se traite de tous les noms qu’on efface l’histoire et les proximités bien réelles. Nous ne sommes pas dans un « choc de civilisation », mais dans des engueulades au sein d’une même civilisation. Quoi de plus ressemblant en fait qu’un nationaliste catalan et qu’un nationaliste espagnol ? Ou qu’un nationaliste russe et un nationaliste ukrainien ? Ou même qu’un contribuable allemand et qu’un contribuable italien ? Même idée nationale, même idée du drapeau, même idée de la destinée supérieure promise à sa nation, même volonté de ne pas être dominé par autrui ou de pas payer pour autrui. Tout cela est un jeu de miroirs.

L’Europe s’est remise de la  Guerre de Trente ans, des guerres révolutionnaires et napoléoniennes, de deux Guerres mondiales. La situation actuelle n’est pas vraiment grave au regard de ce passé.

Ensuite, la première clé possible à un apaisement entre pays européens est de trouver une politique économique et sociale dans la zone Euro qui convienne vraiment à tout le monde. En disant cela, j’ai bien conscience de paraître complètement utopique, mais après tout, est-il par exemple complétement impensable de différentier, en suivant des objectifs de bien commun, les taux d’intérêts sur les emprunts selon les pays et les emprunteurs ? En tout cas, si l’intégration européenne ne parait rien apporter de concret pour lutter contre l’affaiblissement de la croissance ou sa réorientation vers plus de durabilité, il ne faudra pas s’étonner de la fin programmée du processus d’intégration.

Puis, il faut admettre que les Européens se concurrencent surtout  entre eux. Or cette concurrence irrite les populations perdantes de cette dernière. Il suffit de regarder les cartes des votes eurosceptiques, y compris dans des pays qui vont plutôt bien, comme la République tchèque ou l’Autriche. Il faudrait à l’encontre de ce qui a été fait depuis des décennies, à savoir donner la priorité au bien-être de ces populations se sentant perdantes, et qui, en plus, veulent travailler chez elles.

Enfin, il faut qu’enfin les dirigeants européens représentent mieux leurs peuples respectifs. De ce point de vue, ce qui vient de se passer en Italie est plutôt positif. Que les différentes démocraties nationales soient plus aptes à transmettre les volontés populaires majoritaires des citoyens améliorera plutôt les choses à moyen terme. Il n’est pour s’en convaincre d’observer la trajectoire danoise. C’est dans ce pays qu’a été inventé l’euroscepticisme partisan dans les années 1970 Or, aujourd’hui, c’est à en croire les sondages disponibles un des pays à la population la plus satisfaite de l’Europe. La solution à ce mystère, c’est que les dirigeants danois, sous la pression de leur base électorale, ont toujours respecté les intérêts primordiaux des Danois en négociant avec les autres dirigeants européens dans les instances européennes. Ce petit pays s’est en quelque sorte fait respecter à force de défendre pied à pied ce que voulait la majorité de son peuple. Il est vrai que le Danemark possède un des régimes les plus démocratiques de la planète…

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