Anywhere vs somewhere : le nouveau clivage entre les gagnants et les perdants de la mondialisation au cœur du malaise démocratique<!-- --> | Atlantico.fr
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Emmanuel Macron lors de son interview sur TF1 en décembre 2021.
Emmanuel Macron lors de son interview sur TF1 en décembre 2021.
©LUDOVIC MARIN / AFP

Bonnes feuilles

« Le dictionnaire du progressisme » est publié aux éditions du Cerf sous la direction de Christophe Boutin, Olivier Dard et Frédéric Rouvillois. Après les dictionnaires des conservatismes et des populismes, la même équipe rassemblant 130 chercheurs internationaux décrypte le progressisme. Une somme politique foisonnante pour comprendre notre époque. Extrait 2/2.

Christophe Boutin

Christophe Boutin est un politologue français et professeur de droit public à l’université de Caen-Normandie, il a notamment publié Les grand discours du XXe siècle (Flammarion 2009) et co-dirigé Le dictionnaire du conservatisme (Cerf 2017), le Le dictionnaire des populismes (Cerf 2019) et Le dictionnaire du progressisme (Seuil 2022). Christophe Boutin est membre de la Fondation du Pont-Neuf. 

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Olivier Dard

Olivier Dard

Olivier Dard est professeur d’histoire contemporaine à l’université Paris-Sorbonne (Paris-IV), membre de l’UMR Sorbonne-Identités, relations internationales et civilisations de l’Europe (CNRS UMR 8138) et coresponsable de l’axe 2 (épistémologie du politique) du LABEX « Écrire une histoire nouvelle de l’Europe » (EHNE). Spécialiste d’histoire politique, il a notamment publié La Synarchie. Le mythe du complot permanent, Perrin, 1998 ; Le Rendez-vous manqué des relèves des années 30, PUF, 2002 ; Voyage au cœur de l’OAS, Perrin, 2005 ; Bertrand de Jouvenel, Perrin, 2008 ; Charles Maurras. Le maître et l’action, Armand Colin, 2013. Il a dirigé et codirigé une trentaine d’ouvrages collectifs consacrés principalement aux droites radicales en Europe et aux Amériques.

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Frédéric Rouvillois

Frédéric Rouvillois

Frédéric Rouvillois est Professeur de droit public à l’université de Paris. Il est à l'origine de la Fondation du Pont-Neuf. Dernier livre paru : Liquidation, Emmanuel Macron et le Saint-Simonisme, Cerf, sept. 2020.

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L'analyse des divisions politico-sociales dans le monde occidental, avec la remise en cause de la division droite/ gauche, a pris un tour nouveau depuis quelques années avec des ouvrages qui lui substituent volontiers un clivage entre « gagnants » et « perdants » de la mondialisation. On peut évoquer en ce sens les essais de Christopher Lasch (La révolte des élites, 1995), de Christophe Guilluy (La France périphérique, 2015), mais l'analyse la plus parlante en termes de progressisme est peut-être celle que développe David Goodhart en opposant Anywhere et Somewhere dans un ouvrage au titre lumineux, Les deux clans. La nouvelle fracture mondiale (The road to somewhere, 2017), traduit en français en 2019. Écrit entre 2016 et 2017, à la lumière du vote sur le Brexit (2016), l'essai renvoie aussi à l'élection de Donald Trump (2016) et fait référence, dans son introduction française plus tardive, à la révolte des Gilets jaunes en France (2018), autant d'évènements relevant pour Goodhart de la même logique.

La mentalité des Anywhere — ceux qui sont n'importe où, les Partout dans la traduction française, mais on conservera ici le terme anglais — lui semble révélatrice d'un « individualisme progressiste ». «Elle accorde beaucoup de valeur à l'autonomie, à la mobilité et à l'innovation, et nettement moins à l'identité de groupe, à la tradition et aux pactes nationaux (Église, patrie, famille). La plupart des Anywhere voient d'un bon oeil l'immigration, l'intégration européenne et la diffusion des droits humains, autant d'éléments qui ont tendance à diluer les revendications nationales » (p. 19). Tony Blair au Royaume-Uni, Emmanuel Macron en France, participent selon lui de cette nouvelle classe de technocrates «qui dominent l'Organisation mondiale du commerce, l'Union européenne, les tribunaux internationaux des droits de l'homme et ainsi de suite » (p. 28). Un groupe social représentant 20 à 25 % de la population de nos démocraties, qui «  prédomine parmi les décideurs et les faiseurs d'opinion » (p. 48), et comporte un sous-groupe plus radical de 5 % qu'il appelle les « villageois planétaires » et qui, lui, se recrute principalement « dans l'enseignement supérieur et dans les milieux de la création» (p. 61).

II ne s'agit pas pour autant d'opposer des winners de start-ups aux « déplorables » dénoncés par Hillary Clinton dans les électeurs de Trump. Si, pour Goodhart, les Somewhere, ceux qui sont quelque part, les Quelque part dans la traduction française, « ont des instincts plus conservateurs et communautaristes [...] ce sont aussi, dans l'ensemble, des individus modernes... » (p. 20) dont la mentalité relèverait du «sens commun », du « bon sens », de ces préjugés dont, après Burke, Barrès rappelait qu'ils «nous tiennent chaud ». Pour expliquer le glissement de l'un à l'autre, l'auteur évoque plutôt la manière dont le capitalisme a pu conduire à déraciner les individus, les détachant de la religion ou de l'autorité, pour les amener à ne considérer comme priorité que le développement économique, et conduisant une partie des modernes à placer « la liberté au-dessus de la sécurité, l'autonomie au-dessus de l'autorité, la diversité au-dessus de l'uniformité et la créativité au-dessus de la discipline» (p. 53).

Dans cet affrontement entre deux mentalités, Goodhart pense avec d'autres que « les progressistes tendent à être culturellement tolérants mais politiquement intolérants » (p. 65), ce qui n'est pas sans conséquences sur la manière de résoudre les conflits : « Poussés dans leurs retranchements, les populistes plaçaient la démocratie au-dessus du libéralisme, les libéraux plaçaient les droits et la raison au-dessus de la démocratie » (p. 94), mais le conflit entre le progressisme élitaire des Anywhere et le conservatisme démocratique des Somewhere se durcit dès lors que «  l'indépendance des banques centrales, l'influence grandissante des cours de justice internationales et l'emprise croissante des lois de l'UE ont soustrait tant de décisions aux processus démocratiques nationaux» (p. 94). Pour l'auteur anglais, dans l'opposition entre les « deux clans », « la question de la culture (au sens des valeurs et de l'identité) a pris autant d'importance que la traditionnelle question économique » (p. 13), et l'immigration de masse que connaissent les sociétés occidentales lui semble un point focal. « Une société n'est pas un simple agrégat d'individus vivant à proximité les uns des autres, et dans lequel on peut facilement transplanter des millions de personnes venues d'ailleurs — écrit-il. Les sociétés qui réussissent sont des entités solides, construites sur les habitudes de coopération, de compréhension mutuelle et de confiance, et liées par une langue, une histoire, une culture » (p. 44). Or, selon lui, « dans le débat sur l'immigration et la mondialisation, les Anywhere s'appuient sur deux postulats. Le premier est que l'humanité avance un rythme sans précédent, et le second, que la souveraineté nationale doit forcément céder du terrain aux institutions et marchés mondiaux» (p. 135), deux éléments qui démontreraient une incompréhension du fait national. « Une identité nationale forte et assumée — écrit-il — ne résout pas les problèmes socio-économiques d'un pays, mais elle fournit un cadre, un idiome dans lequel la discussion peut avoir lieu et qui suppose un certain nombre de valeurs et intérêts communs. Un récit national solide aide aussi à intégrer les nouveaux venus, en traçant un chemin symbolique vers l'appartenance, qu'ils perçoivent souvent favorablement» (p. 182). Au contraire, « en s'efforçant de réduire la distinction entre citoyens nationaux et étrangers, par exemple en faisant pression pour que les tribunaux européens se voient octroyer davantage de pouvoir, le lobby des droits humains sape sans le vouloir la solidarité nationale sur laquelle s'appuie encore la plupart des droits » (p. 186).

En sus de la disparition de cette appartenance nationale qui pourrait réconcilier les «deux clans », Goodhart est aussi inquiet du sentiment de déclassement qui frappe les Somewhere, résultant en même temps de la disparition des emplois intermédiaires et de l'affirmation de la méritocratie. «Prise trop au sérieux — écrit-il —, la méritocratie est humiliante et insultante pour la majorité» (p. 290). Selon lui, le système du « tout universitaire » et la disparition de l'enseignement technique conduit ceux qui échouent au sentiment d'une perte de statut social en même temps qu'à la réalité d'une perte économique : c'est toute une partie de la population qui a ainsi l'impression de n'être bonne à rien qu'à assurer des bullshits jobs ou au chômage, une thèse qu'il reprendra dans son ouvrage de 2020, La tête, la main et le coeur: la lutte pour la dignité et le statut social au XXIe siècle.

Car cette prétendue méritocratie est, comme le reste, biaisée. Entre financiarisation et robotisation, un marché du travail devenu «en sablier» et non plus «en pyramide» interdit une véritable progression sociale par ce goulot d'étranglement qui préserve des catégories CSP+. Hypocrisie ultime, ces oligarchies endogames conservent entre elles des valeurs culturelles dont leurs politiques privent le reste de la société, renforçant la division sociale. « Les Anywhere à hauts revenus — écrit ainsi Goodhart —, tout en prêchant l'égalité de statut pour toutes les formes de parentalité, ont généralement conservé pour eux-mêmes des pratiques familiales relativement orthodoxes. Inversement, les Somewhere à faibles revenus parlaient de l'importance centrale de la famille conventionnelle, mais s'en éloignaient dans leur expérience personnelle » (p. 316). Là encore, comme pour l'enseignement, il y aurait inadaptation parce que « la politique familiale, que le gouvernement soit travailliste ou conservateur, semble toujours être dominée par les idées des 15 à 20 % de femmes diplômées du clan Anywhere qui placent la carrière au-dessus de tout» (p. 331). À charge ensuite pour l'État de compenser son absence de politique familiale par une politique sociale.

Peut-on trouver un accord entre ces deux mondes? Goodhart considère comme indispensable un compromis entre le progressisme et ce qu'il appelle le « populisme décent », qui suppose donc de nouvelles politiques éducatives ou familiales et le retour de l'idée nationale. Il prend aussi l'exemple de ce « localisme » que la crise sanitaire de 2020 semble remettre à la mode. « Si le local est très important pour les Somewhere, il le redevient aussi pour une partie des Anywhere, du fait de leur intérêt post-matérialiste pour l'environnement. L'enracinement des uns et la sensibilité verte des autres forment un pont important au-dessus du fossé », écrit-il (p. 362). C'est peut-être dans cette vision irénique de la réconciliation entre Maurice Barrès et Nicolas Hulot, Henri Vincenot et Greta Thunberg, que le bât blesse. Par définition il semble difficile d'être à la fois Anywhere et Somewhere, les limites du « en même temps » se constatant au moment où des choix doivent être faits, et sur ce plan justement de l'écologie, les récents textes français en sont une preuve.

CHRISTOPHE BOUTIN

A lire aussi : Idéologie politique du chef de l’Etat : le Macronisme est-il le progressisme qu’il dit être ?

Extrait de l'ouvrage collectif « Le dictionnaire du progressisme », publié aux éditions du Cerf sous la direction de Christophe Boutin, Olivier Dard et Frédéric Rouvillois

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