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Annette Wieviorka : « Que nous reprocheront nos enfants sur l’atmosphère de révolution culturelle qui plane aujourd’hui ? »
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Demain

Dans un ouvrage publié aux éditions Stock, l'historienne revient sur ses années maoïstes et la désillusion qui a suivi.

Annette Wieviorka

Annette Wieviorka

Directrice de recherche émérite au CNRS, Annette Wieviorka est internationalement connue pour ses travaux sur la mémoire de la Shoah et aussi sur le communisme. Elle a publié chez Perrin, avec Michel Laffitte, "A l’intérieur du camp de Drancy". Son nouvel ouvrage, "Maurice et Jeannette", retrace le parcours du couple Thorez.

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Atlantico : Dans votre livre, « Mes années chinoises » aux éditions Stock, vous parlez d’une transition dictatoriale en Chine après la dictature de Deng Xiaoping. Pourrait-il y avoir une transition encore plus forte après la gestion de la crise du Covid-19 par Xi Jinping et de son succès ?

Annette Wieviorka : Je voudrais préciser que je ne suis pas sinologue, que je ne suis pas journaliste spécialisée dans les affaires chinoises. Ce que je dis, je le dis avec énormément de prudence. En lisant notamment le dernier livre dirigé par Anne Cheng, on voit des signes qui rappellent un peu la Révolution culturelle avec un très grand culte de la personnalité de Xi Jinping, la mainmise sur Hong Kong avec la modification de la loi électorale qui est contraire à tous les accords et de nouveau une persécution des intellectuels tout à fait accrue. Tout cela constitue des signes qui ne sont pas forcément plaisants.

Sur le plan des différences, il y a un niveau économique qui n’a rien à voir avec celui des années que je décris dans mon livre, celles de la Révolution culturelle. Il y a une énorme diaspora chinoise que l’on voit en France par exemple avec des intellectuels qui étaient des jeunes gens au moment de Tian'anmen et qui sont restés dans divers pays (en France, aux Etats-Unis…). Malgré le contrôle extrêmement fort des Chinois notamment sur Internet que j’ai pu constater lors de mon dernier séjour de février 2019, malgré tout, il y a une circulation de l’information qui fait que la chape et la terreur qui régnaient dans les années de la Révolution culturelle ne sont plus exactement les mêmes.

A contrario de 1968, il y a peu d’intellectuels qui semblent soutenir le modèle idéologique chinois actuel. Pourquoi il n’y a plus de fascination aussi forte qu’en 1968 ?

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C’est une vraie question. Quand on regarde un peu l’histoire des fascinations pour des régimes perçus comme des utopies, il y a d’abord l’Union Soviétique. Cela a été vraiment la grande lueur à L’Est et un très grand nombre d’intellectuels qui ont été fascinés par ce qu’il se passait pendant la révolution bolchévique et pendant les années qui ont suivi. On remarque que les intellectuels sont déçus. Il y a tout un genre littéraire qui est le retour d’URSS dont le modèle reste bien évidemment André Gide. Ensuite, il y a une rechute qui est liée à la guerre et à Stalingrad. En fait, les intellectuels à la génération qui m’a précédée, disons par exemple François Furet, Annick Kriegel  et beaucoup d’autres. Tous les historiens qui ont été étudiants dans les années qui ont suivi la guerre, tous ou presque ont été communistes. C’est le 20ème Congrès, avec le dévoilement des crimes de Staline, qui fait que pour eux c’est fini pour le modèle même si par la suite le Parti Communiste français a subsisté. J’ai consacré une biographie (« Maurice et Jeannette. Biographie du couple Thorez », publié chez Fayard) au couple qui a été à la tête du Parti Communiste jusqu’à la mort de Thorez en 1964, ce sont des questions que je connais un peu. Et puis après c’est terminé. Il y aura des relais qui sont pris par Cuba, qui sont pris par la Chine. Mais pour que le modèle puisse fonctionner, il faut qu’on le fantasme comme en quelque sorte « parfait ». Avec la mort de Mao Tsé-toung, avec la chute de la bande des quatre, c’est fini. Et même chose avec ce qu’il se passe aujourd’hui en Chine. Avec un pays qui est tout à la fois une dictature d’un Parti communiste avec une économie qui ressemble beaucoup à une économie capitaliste, on ne peut pas rêver avec ça.

Dans votre dernier voyage, vous êtes allée en Chine. Quel a été votre sentiment sur le régime et son influence envers les Chinois ?

J’ai passé huit jours en Chine à Canton. J’ai vu des gens dans ce voyage où je suis retournée là où j’avais enseigné. Première particularité de ces lieux, c’est que l’on est à Canton et que l’on prend conscience que l’on a une sorte de conurbation qui va jusqu’à Hong Kong. C’est probablement l’une des parties les plus dynamiques de l’économie chinoise et très probablement plus indépendante d’esprit que Pékin. Par exemple, je n’ai pas vu de portrait de Mao, ni une floraison de portraits de Xi Jinping alors que deux années auparavant j’avais fait un voyage touristique en Chine du Nord et là surtout à Pékin, le culte de Xi Jinping était très voyant. On n’a pas vu ça à Canton.

Mon contact personnel il a été avec mes anciens collègues, ceux qui étaient encore en vie et mes anciens étudiants, lesquels sont maintenant retraités. Le sentiment que j’ai eu c’est que pour ces générations qui ont grandi, pour mes collègues, avec des mouvements révolutionnaires perpétuels, ils appréciaient leur prospérité économique, leur possibilité de voyager à l’étranger. Un de nos collègues passait deux mois par an à voyager avec sa femme exactement comme un retraité occidental. Ce sont des gens qui ont terminé leur vie professionnelle. Le fait d’avoir appris une langue étrangère a assuré à beaucoup d’entre eux des possibilités professionnelles qui ont fait qu’ils se retrouvent avec des bonnes situations.

Ce qui m’a beaucoup interpellée, c’est de penser que nos étudiants, ouvriers, paysans, soldats biberonnés à la pensée de Mao Tsé-toung, aux slogans, à servir le peuple avaient en fait pu prospérer. Quel est le poids de cette éducation avec un système de valeur qui n’est pas celui qu’on leur a inculqué, et c’est un faible mot, qu’on leur a martelé ?

Quand on revient sur le voyage de Gide lorsqu’il se rend compte de ses erreurs sur le régime de l’URSS, par quel biais intellectuel vous êtes-vous rendue compte de l’erreur d’avis sur le régime chinois ?

Je ne pense pas que le biais intellectuel ait été déterminant. Je pense que ce qui a été déterminant a été la confrontation de l’utopie avec le réel. Nous étions dans des conditions extrêmement particulières, seuls Français dans cet institut, avec une vie en interface avec celle des étudiants, des enseignants et avec des yeux qui permettaient de voir.

Ce qui m’a aidée, car on a besoin d’être aidé par d’autres, je pense que cela a été beaucoup « Ombres chinoises » de Simon Leys. Pas « Les Habits neufs du président Mao » que je n’avais pas lu et que j’ai lu et relu au moment où je peaufinais ce livre et qui reste un livre de sinologue. « Ombres chinoises » est un formidable pamphlet. Simon Leys nous a tendu un miroir. Il y a un humour très décapant.

Je garde un grand intérêt pour la Chine. J’ai lu énormément les romanciers, notamment Yu Hua et son merveilleux « Brothers » qui est vraiment le roman de la Chine de la Révolution culturelle jusqu’au début de notre siècle. Et puis également un journaliste, écrivain, Yang Jisheng qui a écrit un premier volume qui s’appelle « Stèles. La Grande Famine en Chine, 1958-1961 » sur le mouvement anti droitier, le Grand Bond en avant et donc la Grande Famine de 58-61 qui a fait des coupes dans la population chinoise analogues à celles de la Première Guerre mondiale dans la population européenne. Il y a aussi son second livre qui est paru il n’y a pas longtemps, « Renverser ciel et terre: La tragédie de la Révolution culturelle. Chine, 1966-1976 ». Et puis le cinéma bien évidemment, en particulier Wang Bing et puis tous les grands réalisateurs qui ont tourné sur la Chine d’aujourd’hui.

Vous racontez également avoir été heureuse sous le joug intellectuel de quelqu’un.

Je pense que c’est quelque chose qui est un peu extrême dans la Révolution culturelle mais qui est une tentation que chacun d’entre nous a, qui est la tentation de couler sa pensée dans la pensée d’un autre. C’est quelque chose que l’on voit très bien dans la servitude volontaire de l’adhésion à ces totalitarismes. C’est très difficile de gagner une vraie liberté intérieure.

C’est une tentation dangereuse. Je ne voudrais pas qu’on pense que cette tentation soit seulement liée au communisme, c’est une tentation qui a existé aussi avec les régimes fascistes, nazis. C’est une tentation qui existe.

Vous avez expliqué que même le journal Le Monde a pu être dithyrambique à l’égard du régime maoïste. Est-ce la preuve que notre vision de ce que l’on pense avec le bien-être est en constante évolution ?

Bien sûr qu’elle est en constante évolution. Il y a deux ou trois ans, Le Monde a fait une série d’été qui était, pour utiliser un mot du régime chinois, une sorte d’auto-critique. Par exemple, Ariane Chemin revenait sur la fameuse tribune de Faurisson de décembre 1978. Le Monde c’était vraiment le journal de référence, il était perçu comme ça. Il revenait aussi sur cette période où le correspondant était en fait, ce qu’explique très bien Simon Leys, le relais de la propagande chinoise. Je n’ai pas envie de dénoncer mais il faut aussi relire les articles du Monde au moment de l’entrée des Khmers rouges à Phnom Penh. Vous aviez deux correspondants du Monde très différents.

Le correspondant du Monde des années de la Révolution culturelle n’était pas un journaliste professionnel. Ce n’était pas quelqu’un qui était journaliste avant et qui l’est resté après.

Il y a quand même un air du temps. Cet air du temps, il était dans la fascination, qui était parfois aussi une fascination esthétique. Le Petit livre rouge par exemple. Vous avez « La Chinoise » de Godard et cette fascination esthétique, on la voit encore aujourd’hui. On m’a offert un magnifique livre « Drapeau (Flag) » dont la couverture est Mao Tsé-toung d’un artiste contemporain, Jean-Pierre Raynaud. C’est uniquement le traitement artistique de cette Révolution culturelle.

Il y avait un air du temps. Il y a toujours un air du temps.

Avec le recul, vous parlez aussi d’un aveuglement.

Bien évidemment qu’il y a un aveuglement. Il y a toujours des gens qui ne succombent pas à l’air du temps, notamment ceux qui sont à l’époque à Hong Kong, qui ne sera rendue à la Chine qu’en 1997. Les observateurs, les sinologues qui analysaient la presse savaient bien. Mais ils étaient inaudibles. Simon Leys, personne ne veut l’entendre ou presque personne. Il y a toujours des gens qui entendent.

Je n’étais pas une intellectuelle, j’étais jeune certifiée d’Histoire. C’étaient les lendemains de Mai 1968 et c’était l’air du temps. Tous ces mouvements gauchistes ont été alimentés par la lutte contre l’intervention américaine au Vietnam et on voit très bien la complexité des choses. Nous avions raison d’être indignés par les bombardements au napalm perpétrés par les Etats-Unis mais les mouvements de lutte de libération nationale ne sont pas indemnes non plus. Les choses sont complexes.

Avec le recul, est-ce qu’il serait possible que dans 50 ans que nous nous rendions compte que la presse a mis en avant des idéologies néfastes ?

C’est une évidence. Ce rôle de la presse est une évidence. On va voir ce que donnent tous les mouvements actuels. Mais pour moi, c’est une évidence. Qu’est-ce que vos enfants vous reprocheront ?

Michelle Perrot nous l’adorons. Pionnière dans l’histoire des femmes et qui ne critique jamais aucune féministe. Je la regarde à la télévision dans une émission et à la fin, où l’on a toutes les féministes les plus extrêmes actuellement, elle dit : « on verra dans dix ans ce que vos filles vous reprocheront »…  

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