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Amin Maalouf : "L'humanité ne possède plus les qualités nécessaires d'altruisme pour se sauver"
©FRANCOIS GUILLOT / AFP

Droit dans le mur

L'académicien Amin Maalouf, auteur notamment de "Les Identités meurtrières" et "Le Dérèglement du monde", s'inquiète de la propension des humains à rejeter sur leurs adversaires la responsabilité des malheurs qui surviennent, plutôt que de se serrer les coudes pour les résoudre. Un discours particulièrement d'actualité en cette année de pandémie.

Amin Maalouf

Amin Maalouf

Amin Maalouf est un écrivain franco-libanais (il est né à Beyrouth).

Prix Goncourt en 1993 pour Le Rocher de Tanios (Grasset, 1993), il a écrit de nombreux autres livres, parmi lesquels Les croisades vues par les Arabes (JC Lattès, 1983) ou plus récemment Le Dérèglement du monde : Quand nos civilisations s’épuisent (Grasset, 2009).

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Ulysse Manhes

Ulysse Manhes

Ulysse Manhes est journaliste.

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Ulysse Manhes : Nos sociétés contemporaines, complexes et mondialisées, sont-elles à ce point dépendantes les unes des autres, à la différence des civilisations antérieures, qu’elles pourraient être solidaires dans la chute ?

Amin Maalouf : Si toutes les sociétés humaines sont aujourd’hui affectées par ce qui arrive à chacune d’elles, elles ne le sont pas forcément de la même manière, ni avec la même intensité. Il est donc parfaitement envisageable de voir l’une d’elles décliner et tomber, tandis que d’autres continuent à progresser et finissent par prévaloir.

Il est certain, en tout cas, que nous ne réagissons pas toujours en nous serrant spontanément les coudes face aux dangers communs qui nous guettent. Pour beaucoup d’entre nous, le premier réflexe est de rejeter sur nos adversaires la responsabilité des malheurs qui surviennent. On a pu s’en rendre compte, une fois encore, durant la pandémie de 2020.

De ce fait, même si l’on peut souhaiter que les multiples crises planétaires, — économiques, environnementales, sanitaires ou autres — conduisent nos contemporains à une plus grande solidarité, il est tout à fait plausible, hélas, que l’on assiste plutôt à une exacerbation des tensions, et même à des conflits dévastateurs.

Les civilisations sont-elles frappées d’obsolescence programmée ?

Je ne crois pas à une quelconque fatalité de l’obsolescence. Mais il est vrai que l’observation de l’Histoire humaine nous donne à penser qu’il existe, pour les civilisations, un « cycle de vie » qui s’apparente, dans ses grandes lignes, à celui d’un être humain : enfance, adolescence, âge adulte, vieillesse, mort. Pour mieux saisir cette comparaison, il faut songer au destin des dynasties. Au commencement, il y a les fondateurs. Puis viennent les consolidateurs, qui portent l’entreprise à son apogée. Ensuite arrivent ceux qui jouissent des acquis sans éprouver le besoin de se démener. Ce qui conduit au déclin. La chose est vraie en politique comme dans les affaires.

Sans pousser la métaphore trop loin, il est clair que ceux qui vivent depuis des décennies au sein d’une civilisation apaisée ne sont pas toujours dans un état d’esprit leur permettant de se battre avec ardeur. Ils sont fatigués, vieillis, blasés, désabusés. Et même s’ils refusent d’admettre que leur univers culturel, qui a atteint un si haut degré de civilisation, puisse être jugé « obsolescent », ils ne trouvent plus en eux-mêmes l’énergie nécessaire pour enrayer le déclin.

Les travaux de l’historien américain Joseph Tainter sur la collapsologie, la durabilité des mondes (nations, civilisations, écosystèmes…) et la chute programmée rencontrent un grand succès d’estime. Comment expliquez-vous cet intérêt accru pour ces problématiques et que vous inspire-t-il ?

Il est compréhensible que nos contemporains s’interrogent sur un effondrement possible de notre civilisation. Nous sommes de plus en plus nombreux sur terre, nos besoins et nos exigences ne cessent d’augmenter, et les avancées scientifiques et technologiques se poursuivent à un rythme effréné. De plus, nous ne savons pas vraiment où nous allons, nous ne pouvons plus nous fier à aucune boussole morale. Le monde qui nous entoure est géré de manière chaotique, et les relations entre les différentes composantes de l’humanité sont de plus en plus haineuses et conflictuelles. N’est-il pas légitime de s’inquiéter quand on voit avec quelle nonchalance on fait face au réchauffement climatique, par exemple, ou au risque très réel d’une nouvelle course aux armements, potentiellement dévastatrice ? N’est-il pas légitime de se demander si, en cas de crise majeure, nos gouvernants sauront nous éviter le pire ? La peur de l’effondrement s’explique avant tout par l’angoissante crise de confiance qui caractérise notre époque, et qui affecte toutes les sociétés humaines.

Dans son essai Le fanatisme de l’Apocalypse, Pascal Bruckner remarque à juste titre que la lutte écologique a étrangement adopté une langue eschatologique, apocalyptique et presque jouissive – le fléau est programmé. Il compare d’ailleurs certains prêcheurs de la catastrophe au Professeur Philippulus (le prédicateur de la fin du monde dans Tintin, l’étoile mystérieuse). Mais qu’en est-il quand la langue qui annonce la fin du monde n’est plus mystique mais scientifique ?

Le dérèglement climatique est une réalité, et le risque d’une catastrophe majeure est aujourd’hui indéniable. Cette constatation, qui s’appuie sur d’innombrables travaux scientifiques, aurait dû susciter sur toute l’étendue de la planète un gigantesque sursaut. Mais celui-ci ne s’est pas produit — ce que nos enfants et nos petits-enfants nous reprocheront un jour. Pourquoi une telle apathie, notamment de la part des dirigeants ? Je me pose souvent cette question, et il me semble que les réponses sont multiples. Sans doute le discours des sceptiques contribue-t-il à brouiller les perspectives et à semer la confusion. Et sans doute la politisation de ce débat conduit-elle à décourager certains. Mais il y a d’autres explications aussi. L’une d’elles, c’est qu’il s’agit d’un domaine où les effets positifs des mesures que l’on prend ne seront perceptibles qu’à très long terme, et qu’elles profiteront de la même manière à ceux qui fournissent les plus grands efforts et à ceux qui n’en fournissent aucun. Pour vouloir agir dans de telles conditions, cela suppose un degré d’altruisme et de solidarité que l’humanité d’aujourd’hui ne possède pas.

Pour des raisons liées notamment à sa structure bureaucratique, la Chine a raté la révolution industrielle. Elle rattrape aujourd’hui son retard à marche forcée et ses entreprises technologiques - baptisées BATX (Baidu, Alibaba, Tencent et Xiaomi), sans compter les plateformes WeChat et TikTok - viennent rivaliser avec les GAFAM américains. Cette course poursuite sent évidemment l’apocalypse, sauf que la Chine vit dans une philosophie qui, au contraire de l’Occident, ne sacralise pas l’individu. Pensez-vous que la Chine pourrait constituer une alternative au pire qui s’annonce, bien que son softpower (son pouvoir de séduction) n’ait jamais réussi à s’imposer ?

Tout porte à croire que les années et les décennies à venir seront caractérisée par une compétition acharnée entre les Etats-Unis et la Chine. Washington demeure la première puissance globale, militairement, politiquement et économiquement ; la qualité exceptionnelle de ses chercheurs, sa capacité d’innovation technologique et le dynamisme de ses grandes entreprises, notamment celles du GAFAM, lui valent une indéniable suprématie. Mais elle a aussi ses fragilités et ses incohérences, que le monde entier a pu constater tout au long du mandat du président Donald Trump, et notamment au cours de l’année 2020, marquée par une gestion chaotique de la pandémie, et une montée des tensions raciales et ethniques. Ce n’est pas suffisant pour prédire la fin de la prééminence stratégique américaine. La Chine est encore loin derrière, et elle a ses propres fragilités ; mais elle avance vite, et ses dirigeants ont l’avantage de pouvoir planifier à très long terme. Le duel entre les deux « grands » de notre époque sera long et âpre, et je ne me hasarderai pas à en prédire l’issue.

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